Philippe ROY, TROUER LA MEMBRANE, Penser et vivre la politique par des gestes


L’Harmattan, Paris, 2012. Revue Chimères n°81, mars 2014

Le livre de Philippe Roy est lui-même exactement ce dont il traite : un geste, c'est-à-dire le mouvement qui se distingue de l’acte et lui donne son sens. Il indique une direction, et offre en ce sens une réponse à la question kantienne « Comment s’orienter dans la pensée ? ». Non pas, selon la formule de Lénine, « Que faire ? » ; mais bien plutôt comment donner sens à ce qu’on fait ou ne fait pas, et vers où orienter la possibilité d’agir. Une virtualité qui peut demeurer au stade du suspens.
Il s’ouvre sur un geste criminel : celui de Pierre Rivière, commis en 1835, tel que Foucault le présente en 1973, à partir du mémoire de Rivière Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, et des divers éléments d’analyse qui en sont donnés à son séminaire.
Ce qui intéresse ici Philippe Roy n’est pas l’acte meurtrier proprement dit, pas davantage que ses effets ou ses motivations psychologiques. Mais le geste qui en pose la virtualité, c'est-à-dire le sens de ce mouvement qui porte à tuer, et que nous pouvons nous approprier dans ce qu’il nous désigne. Et ce qu’il nous désigne, c’est son diagramme : ce que vise la ligne de son mouvement. C’est donc sur une géométrie du geste que se construit ce livre, sur la mathématique d’un mouvement. Une dynamique qui implique le suspens du temps :

A tel moment, en tel endroit, je vais exercer telle force, voir telle chose et amorcer tel mouvement. Cette topographie spatio-temporelle et intensive, je l’appelle un diagramme. C’est le diagramme du geste, car il est celui par lequel le geste s’exprime, se réalise. C’est ce diagramme que doit suivre l’effectuation du geste.
(.…) Le geste s’actualise par cet effet qu’est son acte. Il passe à l’acte.

Tendu sur la référence à l’œuvre de Gilles Châtelet davantage qu’à celle de Deleuze sur cette question, le texte ouvre à une pensée diagrammatique qui s’opère dans le mouvement même du déroulé du livre, et nous mène du geste inaugural (et fatal) de Pierre Rivière, à celui des ouvriers de Lip.
« Mon » Pierre Rivière, dit Philippe Roy, s’appropriant ainsi non pas le geste de Pierre Rivière, mais son sens, l’orientation qu’il désigne à notre interprétation. Un geste de souveraineté contre la loi, qui par là même fait loi. D’où la référence au séminaire de Derrida sur La Bête et le souverain :

Partageant ce commun être hors-la-loi, la bête, le criminel et le souverain se ressemblent de façon troublante.

Au cœur de cette analytique du geste, Philippe Roy va creuser l’opposition entre la position de Foucault et celle d’Agamben. Au concept monolithique du pouvoir qu’engage chez ce dernier la notion de souveraineté, telle qu’elle se présente dans Homo sacer, correspond un concept du geste comme « moyen sans fin », sans enjeu de pouvoir, tel qu’il le développe dans ses Notes sur le geste :

Le geste consiste à exhiber une médialité, à rendre visible un moyen comme tel.
Au contraire, le concept foucaldien de contre-conduite, tel qu’il se présente dans le cours au Collège de France Sécurité, territoire, population, ouvre à la virtualité imprédictible d’une multiplication des gestes, comme véritablement politiques, c'est-à-dire susceptibles d’un effet de pouvoir.
Ce qui va intéresser Philippe Roy dans ce multiple potentiel des gestes, c’est la manière dont ils peuvent mettre en œuvre des modalités de résistance à l’encontre du geste pastoral. Et là, l’analyse change de paradigme : elle passe du modèle mathématique du diagramme (qui signifiait sa dynamique) au modèle biologique de la membrane, qui enveloppe les limites de son potentiel, se référant pour cela au travail de Simondon :

Gilbert Simondon caractérise justement le vivant, dès son aspect élémentaire cellulaire, par la formation d’une membrane : C’est la membrane qui fait que le vivant est à chaque instant vivant. (…) La société n’existe pas hors de la membrane, et donc hors de cette forme d’homéostasie sociale.

Cette forme d’homéostasie sociale, c’est ce qui maintient une société en état d’équilibre intérieur, et lui permet de vivre comme milieu, selon un équivalent métaphorique du milieu intérieur qui signifie l’équilibre entre les composantes et les fonctions du corps, indispensable à la survie biologique. La membrane protège et contient, mais sous une modalité qui permet la mobilité intérieure, une forme de porosité à l’égard de l’extérieur, et la possibilité d’un mouvement de sa propre forme. Elle est donc elle-même dans la dynamique d’un mouvement, et donc dans la fonction diagrammatique d’un geste :

Il n’y a pas de position d’extériorité totale par rapport à la membrane, puisqu’elle n’existe que parce que nous en sommes. (…) Elle est le diagramme d’un même geste, ce dehors intérieur. (…) La membrane est un diagramme, elle exprime donc un geste.

C’est le geste assimilateur de la membrane sociale qui inclut l’opposant lui-même comme activateur politique. Le geste politique s’effectue donc nécessairement de l’intérieur de la membrane, dans un affrontement à son donné limitatif, comme geste qui pousse vers l’extérieur. L’auteur montre donc comment le statut a-politique par excellence n’est pas celui de l’ennemi intérieur, mais celui de l’inassimilable : celui qui est hors de la membrane, et ne peut donc rien y activer de son devenir. C’est en ce sens qu’il se réfère à l’analyse faite par Alain Brossat du film de Nicolas Klotz La Blessure, et plus particulièrement du moment de la fouille du migrant en zone d’attente à l’aéroport :

Les gants matérialisent une membrane protectrice et les sas des orifices sélectifs. L’inassimilable subit une violence qui n’est pas de l’ordre de la violence souveraine, il n’est pas un ennemi, ni un banni. L’ennemi, le banni, sont des activateurs du diagramme de souveraineté en tant qu’opposants, l’inassimilable n’est pas par lui-même activateur, il n’est pas un opposant puisqu’il veut au contraire être inclus, il n’est que viande humaine.

La communauté politique est la membrane que peut activer le geste de résistance, dans cette interaction des corps les uns sur les autres que décrit l’Éthique de Spinoza, et pour laquelle Philippe Roy s’inspire de l’analyse d’Alexandre Matheron Individu et communauté chez Spinoza. Et cette interaction des corps dans la communauté sociale, avec ses effets politiques en chaîne, produit moins un cycle que ce que Philippe Roy appelle une « boucle », car ce qui est important est qu’il y ait un bouclage. C’est la boucle insécable que constitue le cycle du désir et de la possession.
Mais devenir actif n’est pas s’impliquer dans ce bouclage du désir et de l’acte. C’est bien plutôt devenir cause adéquate d’un geste.
Et c’est bien au cœur de cette distinction entre acte et geste, qu’il va saisir « l’événement Lip », tel qu’il se déroule comme « geste politique inaugurateur », à Besançon en 1973. Lip est souvent cité comme modèle économique de ce qu’a pu être, à un moment donné, une tentative autogestionnaire. Philippe Roy montre que cette interprétation situe l’événement dans une perspective économique d’appropriation, certes réelle, mais très en-deçà de ce qui constitue Lip dans sa spécificité véritablement créatrice : comme un geste. Et c’est ce geste que son analyse vise à faire surgir, comme emblématique et parfaitement exemplaire de ce qui définit le projet de ce livre :

Le geste politique des Lip a créé une brèche dans la membrane sociale de normalisation, il l’a trouée, créant à la fois une ligne de fuite et un lieu hétérotopique. (…) On peut se demander si même le terme d’autogestion n’est pas un terme qui peut avoir des accents de recodage de ce qui a vraiment eu lieu pour les Lip et pour tous ceux qui les soutiennent, c’est-à-dire une remise en question du gouvernement des conduites par un autre mode de vie en communauté qui dépasse le seul cadre de la vie du travail.

C’est la manière dont Philippe Roy définit le moment Lip, qui donne son titre à son ouvrage Trouer la membrane. Et cette définition ne relève pas pour lui de l’appropriation économique autogestionnaire, qui recoderait le geste en acte, mais au contraire de ce déplacement qui agit sur la membrane sociale elle-même, non pour la détruire, mais pour la trouer, comme si les aiguilles des montres de Lip avaient, selon son expression, « troué le matelas social ». Une percée au sens stratégique du terme, qui fait pénétrer une bouffée d’air dans le confinement social :

Il faut que la membrane soit perforée, l’air devient irrespirable car nous manquons de trous.

C’est sur cet appel d’air du geste politique, que Philippe Roy ouvre son analyse. Et elle ne peut se faire qu’à l’encontre de l’action humanitaire, partition immunitaire recouverte par la membrane biopolitique. Il en trouve l’expression finale dans ce geste qu’a pu constituer la psychothérapie institutionnelle, comme trou dans la membrane de l’institution psychiatrique :

Qui aurait imaginé que c’est dans un petit trou de Lozère (Saint-Alban), en pleine seconde guerre mondiale, que la psychiatrie allait créer de nouveaux gestes ? Gestes émancipateurs non pas seulement pour les psychiatres ou les fous, mais pour tous ceux qui faisaient vivre ce trou et qui vivaient autour.

Mais il en donne aussi le modèle épistémologique dans l’analyse chez Marx de la Commune de Paris, dans Le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte : un appel d’air à travers la membrane parasite de l’Etat bureaucratique et militaire, sous lequel étouffe la société française issue des trahisons de la révolution.
A sa manière, le livre de Philippe Roy, invitant à Penser et vivre la politique par des gestes, ne se présente ni comme une analyse, ni comme un manifeste, mais bien plutôt comme une invitation nouvelle à trouer la membrane des confinements politiques contemporains, vers les formes actuelles de cet appel d’air.

© Christiane Vollaire