Mario PEDRETTI, La Figure du désobéissant en politique


Etude des pratiques de désobéissance civile en démocratie
ed. L’Harmattan, Paris, 2001 (336 pages)

Cet ouvrage de Mario Pedretti constitue une étonnante mise en abîme de la question de la norme. La désobéissance civile implique en effet un rapport à la norme redoutablement complexe, puisqu’elle ne transgresse la norme sociale qu’au nom même de ce qui fonde cette norme : c’est parce que le pouvoir démocratique réel est impuissant à incarner sa propre norme, que la désobéissance constitue non pas un écart, mais un rappel à la norme démocratique. La désobéissance est donc d’abord un acte de responsabilité politique.
Mais en même temps, elle est aussi vectrice d’une puissante dimension émotionnelle : transgression de la loi et rapport conflictuel à l’autorité portent nécessairement un poids affectif et passionnel. D’entrée de jeu, l’ouvrage revendique ce poids, et récuse ainsi toute disqualification de la désobéissance au nom de sa charge émotive : si l’attitude du désobéissant est bien chargée d’émotion, c’est précisément au service d’une rationalité en acte, et non à son encontre. Docteur en sciences politiques, Mario Pedretti va donc corréler dans cette recherche l’investigation sociologique et le questionnement psychologique, pour faire émerger cette figure du désobéissant.

Son étude n’a cependant rien d’une hagiographie : à aucun moment le sujet n’est héroïsé, il est tout au contraire montré dans les difficultés qu’il éprouve à assumer ses choix et à affronter la complexité de leurs enjeux. C’est pourquoi, si la désobéissance est bien une attitude singulière motivée dans l’intériorité de la conscience individuelle, elle ne peut pas pour autant être un combat solitaire. L’auteur montre comment elle a fondamentalement besoin de référent, besoin autrement dit d’une; forme de socialisation : il ne peut y avoir de désobéissance civile que portée par des mouvements désobéissants, la transgression de la norme sociale ne se confortant que dans une affiliation à la norme communautaire.
C’est le rôle des mouvements désobéissants, que de générer ce sentiment d’appartenance. Appartenance à la communauté, mais aussi appartenance à l’histoire de la désobéissance, inscrite dans une tradition finement explorée ici, qui trouve son origine paradoxale dans le conflit entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel chez Thomas d’Aquin au XIIIème, passe par le Discours sur la Servitude volontaire de la Boétie au XVIème, et croise les figures de Thoreau, Gandhi et Martin Luther King.

L’ouvrage tout entier est ainsi vrillé autour d’une dialectique centrale : celle de la relation privé/public. Engagement privé, mais qui ne trouve son poids que dans son affirmation publique. Refus politique, rationnellement réfléchi, mais dont la motivation est potentialisée par la charge émotionnelle intime que constituent la peur de l’absorbtion dans la masse, le rejet des puissances mortifères et le désir d’authenticité.
Que ce désir d’authenticité ne soit pas socialement acceptable, c’est ce que montre l’attitude des pouvoirs politiques comme “entrepreneurs de morale” : volonté de maîtrise de la désobéissance, oscillant entre la répression et l’intégration, et ne pouvant voir dans le désobéissant que la figure répulsive du délinquant, de l’anormal ou du subversif. Tout le texte tend à montrer, et l’actualité la plus immédiate avec lui, que c’est peut-être du côté de ces “entrepreneurs de morale”qu’il faudrait pointer la plus dangereuse subversion de l’esprit démocratique. C’est-à-dire, précisément, sa perversion.

© Christiane Vollaire