MODÈLES GUERRIERS DES PRATIQUES HOSPITALIÈRES
Sur l'ouvrage de Marie-Christine POUCHELLE, L'HÔPITAL OU LE THÉÂTRE DES OPÉRATIONS
Séli Arslan, 2008
Pratiques n°42, juillet 2008
Ce second titre des Essais d'anthropologie hospitalière de Marie-Christine Pouchelle (après l'Hôpital corps et âme, paru en 2003) confirme à la fois un champ d'exploration et un ton, inimitable. C'est d'abord du ton que je voudrais parler, le ton Pouchelle, ce mixte très subtil d'extériorité ironique et d'émotion impliquée. Ce ton qui est celui d'Alice au pays des merveilles : la petite fille dans l'univers des grands. Celle qui regarde avec des yeux écarquillés un monde qu'elle ne maîtrise pas, mais par lequel elle ne veut pas se laisser duper.
Tout au long de l'ouvrage, Marie-Christine Pouchelle ne cesse pas aussi de se regarder travailler, de se regarder penser, et de poser sur sa propre position le même regard inquiet et ironique qu'elle attache à l'univers hospitalier. Cette attitude d'auto-spéculation est tout le contraire d'une attitude narcissique, c'est au contraire la véritable attitude scientifique : celle qui, parce qu'elle permet à l'anthropologue d'assumer ses émotions, lui évite ainsi de se laisser abuser par ses propres affects. Et des occasions d'affect, il n'en manque pas dans l'univers hospitalier.
C'est à cet univers qu'elle applique très rigoureusement l'analogie militaire, et, travaillant sur les termes eux-mêmes, elle se fait aussi philologue : "guerre de position", "porter la main", "jouer leur peau", "le front de l'humanitaire", "se battre contre la maladie", "sabre au clair". Si Georges Canguilhem dans les Etudes d'histoire et de philosophie des sciences, et plus encore Susan Sontag dans La Maladie comme métaphore, ont mis en évidence critique ces métaphores guerrières de la médecine, Marie-Christine Pouchelle les débusque de façon très rusée, et les décrypte avec une très grande finesse dans le vécu quotidien des services hospitaliers, autour du bloc opératoire et de la réanimation : médecins, chirurgiens, infirmiers, anesthésistes. Elle laisse aussi entendre, sur ce "théâtre des opérations", le silence forcé d'un certain nombre de professions aussi essentielles que discréditées : ceux qui nettoient, ceux qui transportent, et qui, considérés comme rivés à leur tâche, n'ont guère de part à la valorisation métaphorique qu'ils contribuent pourtant à réaliser.
S'il y a théâtre, c'est bien que cette guerre, dans tous ses registres stratégiques, constitue aussi un spectacle. Mais le spectacle est à la fois celui de l'ostentation et celui de l'escamotage. En cela, le théâtre des opérations apparaît aussi comme spectacle de magie. Et l'auteur montre comment cette représentation peut être pregnante aux yeux des patients : les prestiges du chirurgien relèvent aussi de ces effets de prestidigitation. Ces dimensions communes du registre guerrier et du registre magique convergent pour assurer ce que l'auteur nomme, avec une redoutable pertinence, les "stratégies de l'expédient" : celles qui permettent d'éluder, derrière la réalité de la compétence et du don de soi, les nécessités d'une authentique attention à l'autre.
© Christiane Vollaire