LA DIAGONALE DU FOU
Sur LES COLLAGES DE KARL WALDMANN
sous la direction de Jean-Philippe Cazier,
ed. Janninck (Paris) et Artvox (Bruxelles), 2010
168 pages, 40 €
Chimères n°76, Octobre 2011
Un bel objet pour un mystérieux sujet. Ce livre sur les collages de Karl Waldmann, bien conçu et bien fichu, semble épouser les diagonales de son œuvre : des perspectives largement ouvertes sur l'histoire de l'art moderne autant que sur l'histoire tout court. Mais aussi des agencements de textes qui constituent autant d'effets de montage. Jean-Philippe Cazier, philosophe et collaborateur de Chimères, a réuni ici les contributions d'un critique d'art, d'un chercheur en esthétique contemporaine, d'un spécialiste des avant-gardes, d'un physicien et d'un artiste, pour interroger l'œuvre de KW, artiste allemand dont les principaux repères biographiques s'écrivent au conditionnel : il serait né à Dresde, dans les années 1890, et disparu dans un camp de travail soviétique à la fin des années cinquante. La découverte de cette œuvre s'est faite en 1989, dans le contexte de la chute du mur, à Berlin, sur le "marché des polonais" où les ressortissants de l'Est venaient faire brocante. On pourrait imaginer que celui qui avait pu fuir l'antisémitisme nazi n'ait pas pu échapper à l'antisémitisme stalinien.
L'impact des images est fort, et parfaitement mis en valeur par une maquette nette et une typographie originale, évoquant clairement la période des avant-gardes des années vingt-trente, dont Waldmann est manifestement un représentant. Sous le signe dominant du rouge et du noir, la couverture nous offre le pastiche d'une œuvre célèbre de Félicien Rops, tirant ainsi une sorte de trait d'union entre la décadence post-romantique et les avant-gardes.
Jean-Philippe Cazier évoque à juste titre les figures de Raoul Haussmann et Hannah Höch en Allemagne, pour l'esthétique du collage issue du mouvement dada ; ou celle de Rodtchenko en URSS, pour les orientations manifestement constructivistes de ce travail.
La visée est politique : anti-nazie ou anti-stalinienne. Mais, les œuvres n'étant pas datées, et le parcours de l'artiste très énigmatique, les lacunes de la biographie augmentent la difficulté de l'interprétation des images, de facture simple et formellement équilibrées. On pense évidemment aux très célèbres collages antinazis de John Heartfield, redoutablement percutants et efficaces, avec lesquel ceux-ci présentent de fortes analogies. Mais la ligne esthétique de Waldmann est plus épurée, et sa ligne politique plus tangente, plus diagonale, que la ligne frontale de Heartfield.
L'un des auteurs évoque aussi les collages de Max Ernst, pour inscrire la problématique politique de ce travail dans les enjeux du rapport à la figure féminine, très présente sous des formes multiples dans l'ensemble de ces collages. Il a raison à ce propos de dire que "la femme chez Waldmann se développe à partir de l'ombre de l'automate féminin de Métropolis", dans la mesure où cet automate est tout à la fois déshumanisé et fortement sexualisé. Mais cette figure du féminin n'est justement pas "la femme", sauf à prendre le terme entre beaucoup de guillemets, que l'auteur ici ne met pas. La figure fantasmatique de "la femme" est tout autant l'archétype de la génitrice indispensable à l'étalonnage biopolitique du nazisme, que l'objet de désir nécessaire à l'imagerie surréaliste. Et que l'œuvre de Karl Waldmann alterne ces deux fantasmes n'en fait pas pour autant une œuvre dénonciatrice de la condition féminine. Elle contribuerait plutôt à cette essentialisation du féminin dont la période contemporaine a, en particulier depuis Butler, dénoncé la fondamentale naïveté.
Plus percutante est l'analyse deleuzienne qu'en donne Adnen Jdey, chercheur en esthétique contemporaine à Tunis, dont le texte est sous-tendu par le concept guattarien d'inconscient machinique, et qui interprète entièrement le travail de collage et de photomontage à la lumière des concepts de procédure, de cartographie et de visagéité tels qu'ils sont agencés dans l'œuvre de Deleuze et Guattari. C'est évidemment d'un tel régime d'agencement que procède la technique du montage, dont un récent ouvrage de Georges Didi-Huberman montre qu'elle prend une de ses source littéraire dans l'œuvre de Brecht, et se déploie en particulier dans son ABC de la guerre (1), établi entre 1933 et 1955, c'est-à-dire justement contemporain du travail de Waldmann. Que les collages de ce dernier témoignent, selon l'interprétation donnée ici, d'un "devenir chaotique, sinon schizophrénique, du signe", nous en dit au moins autant sur l'émergence de ces procédures et la logique de leur production, que sur l'œuvre spécifique de Waldmann.
Mais ce qui nous saisit est précisément le caractère paradoxal de la relation du montage au chaos : là où la pensée constructiviste, telle qu'elle est mise en œuvre par Rodtchenko, vise à constituer esthétiquement la visée d'un ordre alternatif et la possibilité d'un progrès, l'esthétique du collage qu'elle promeut propose un ordre de la superposition, une géométrie du vertige qui organise ses diagonales sur le déconstruit.
La référence aux écrits Sur le concept d'histoire de Benjamin, dégagée dans un autre texte, éclaire ce paradoxe à partir de l'interprétation donnée par Benjamin de l'Angelus novus de Paul Klee :
Une tempête s'est levée, venant du paradis ; elle a gonflé les ailes déployées de l'Ange ; et il n'arrive plus à les replier. Cette tempête l'emporte vers l'avenir auquel l'Ange ne cesse de tourner le dos tandis que les décombres, en face de lui, montent au ciel. Nous donnons nom de Progrès à cette tempête.
Que le progrès soit non pas dans la ligne continue d'une ascension, mais dans le chaos d'une tempête, c'est précisément le "double bind" dans lequel se saisit la violence du processus de collage. Et dans cette tempête de l'histoire, Waldmann, comme Benjamin, s'est trouvé tragiquement emporté, avant que son œuvre ne refasse surface dans les aléas d'un de ses reflux.
L'Ange de l'histoire tel que le voit Benjamin, tourné vers le passé, est emporté malgré lui par ses ailes gonflées vers l'avenir, ne pouvant détourner ses yeux de la montagne de décombres à laquelle il est arraché. Dans ce mouvement d'arrachement se produit la découpe qui finira par projeter les aléas du montage, et quelque chose dans les procédures du collage finira, sinon par donner sens à cet arrachement, du moins à lui donner forme.
Cet ouvrage sur l'œuvre de Karl Waldmann est publié avant que ne soient éclaircis les mystères dont sa propre histoire est encore porteuse, les lacunes que sa biographie n'a pas encore comblées, les failles où la recherche universitaire ne s'est pas encore aventurée. Et de ce fait, il a lui-même la figure des œuvres qu'il présente : celle des traces d'une tempête qui est loin d'être apaisée.
C'est ce que suggère l'omniprésence de la diagonale, dans l'œuvre de celui que sa propre famille surnommait, nous dit Jean-Philippe Cazier, "le fou".
Notes :
1. Georges Didi-Huberman, L'Oeil de l'histoire, t.I Quand les images prennent position, ed. de Minuit, 2009.
© Christiane Vollaire