L'IRRESPONSABILITÉ MÉDICALE
Note de lecture sur l'ouvrage d'Isabelle von Bueltzingsloewen L'Hécatombe des fous, la famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l'Occupation
ed. Flammarion, Paris, 2007
Pratiques n°37-38, juin-juillet-août 2007
Un fait s'avère d'abord incontestable : 45 000 personnes hospitalisées sont mortes de faim dans les hôpitaux psychiatriques français pendant la période de l'Occupation, soit entre 1940 et 1945. Sur ce fait s'est appuyé un ouvrage publié en 1987 par un psychiatre, Max Laffont, intitulé L'Extermination douce. L'ouvrage d'Isabelle von Bueltzingsloewen, publié cette année, soit vingt ans plus tard, ne conteste pas le fait, mais l'interprétation qui en a été donnée. Le chiffre témoigne bien d'une énorme surmortalité dans les hôpitaux psychiatriques pendant cette période, sans commune mesure avec celle qui affecte l'ensemble de la population soumise aux restrictions alimentaires. Mais cette surmortalité ne constitue pas pour autant une forme, même euphémisée, d'extermination. Simplement parce qu'elle n'a pas été, comme ce fut le cas en Allemagne dès 1934, et plus encore à partir de 1939, décidée par une volonté génocidaire pour des raisons eugénistes.
Que s'est-il donc passé ? Simplement ceci : la politique de restrictions a imposé à la gestion des hôpitaux psychiatriques des mesures draconiennes pour toutes les formes d'approvisionnement, tant en nourriture qu'en matériel d'hygiène et de maintenance. Mais alors que le reste de la population (et en particulier le personnel médical et infirmier) avait les moyens de faire appel au marché noir et aux circuits parallèles, les malades ont, eux, été abandonnés à la relégation. Il n'y a pas eu intention exterminatrice ? Soit, mais il y a eu cette forme intensément violente de banalisation du mal que constitue l'indifférence absolue. Et certains passages de l'ouvrage nous montrent de très doctes médecins, tels Diafoirus, décrivant par le menu les symptômes de la famine chez des malades qu'ils examinent de la tête aux pieds, sans en tirer le moindre soupçon de trouble ou de colère.
Il n'y a pas eu de volonté génocidaire, mais il y a eu ce concept parfaitement discriminatoire qui a poussé à admettre, pour des sujets sans visibilité sociale, ce qu'on n'admettait pas pour les autres. Et cette forme de discrimination, dont on voit ici ce qu'elle a pu produire, nous savons bien qu'elle est toujours à l'œuvre.
© Christiane Vollaire