DANS LES PLIS DE LA MUSIQUE
Sur Le Rossignol Vainqueur, de Dominique Pélegrin
Editions-dialogues.fr, février 2011
Pour la revue Pratiques n° 59, L’Erreur médicale, août 2012
La construction, très originale, de ce recueil de nouvelles de Dominique Pélegrin, est explicitement musicale : elle se réfère à l’œuvre pour clavecin de François Couperin, musicien français du début du XVIIIème siècle, et aux variations qu’il a produites autour du thème de ce masque des fêtes galantes : le domino. Dont l’évocation renvoie, bien sûr, au prénom de l’auteure.
Sous des dominos de différentes couleurs, vont donc s’installer des atmosphères différemment connotées, pour chacune de ces dix-huit nouvelles qui, derrière le raffinement aussi léger qu’inquiétant du masque baroque, interrogent le monde contemporain, et créent par rapport à lui cette distance ironique dont Dominique, authentique compagne de route de la revue Pratiques, a le secret.
Chacun de ces chapitres sera sous-titré comme un mouvement musical : du très légèrement de la première au gayement de la dernière, en passant par les lentement, gravement, tendrement, très vite ou gracieusement, qui scandent chacune des étapes de ce parcours rhapsodique, mettant progressivement en œuvre cette victoire du rossignol qu’annonce le titre.
Des effets collatéraux de la pilule anti-temps, qui évite d’en éprouver la durée pendant les transports en commun, à une méthode de gestion des ressources humaines passant par le marketing musical, le lecteur est incessamment tenu en équilibre instable sur la limite poreuse qui sépare les réalités présentes des virtualités de la science-fiction. Une note suffit à nous faire basculer de l’un à l’autre, et douter des repères temporels que nous nous sommes construits.
Elégante et conviviale à la fois, l’écriture de Dominique Pélegrin joue des trous et des doublures de ce tissu social dont elle est sous-tendue, et dont les maillages nous font entrevoir d’autres jeux possibles, nous offrent des échappées sur l’absurde ou suscitent des rencontres qu’on n’aurait pas anticipées. C’est, comme au clavecin, par touches légères, que se cristallisent ces évocations dont chaque chapitre est une facette.
Il peut sembler étrange de convoquer ici les timbres plus académiques de la philosophie, mais ce travail nous renvoie à Leibniz, contemporain philosophe de Couperin, dont le Traité de monadologie présente l’univers comme un ensemble illimité de monades : unités se reflétant à l’infini les unes dans les autres, et dont chacune garde trace de l’ensemble de toutes les autres. La lecture de chacune de ces nouvelles agit ainsi sur nous : elle résonne du souvenir des autres pour construire ce microcosme que Le Rossignol vainqueur nous donne à explorer. Une sorte de voyage sensoriel dans l’espace contemporain, qui tinte encore d’une musique précisément datée, mais que le livre rend comme intemporelle.
Un Nathanaël, référence littéraire au personnage du jeune initié créé par Gide, surgit discrètement d’une nouvelle à une autre, un meurtre s’accomplit sur la virtualité d’une photographie, les échanges d’un roman épistolaire voisinent avec des personnages à la Fernando Pessoa. Et, à chaque fois, comme Gilles Deleuze l’écrivait à propos de Leibniz, on se trouve dans un pli que notre propre imaginaire est suscité à déployer.
© Christiane Vollaire