ORGANIQUE ET MENTAL


Sur le livre de Catherine MALABOU,
Les Nouveaux Blessés, ed. Bayard, 2007

Pratiques n°41, 2ème trimestre 2008

Catherine Malabou, philosophe, écrit ce livre à la suite de l'expérience traumatisante de l'Alzheimer de sa grand-mère. Quelqu'un, avec qui l'on a une relation affective forte et fondatrice, devient quelqu'un d'autre. Mais ce n'est pas un livre sur l'Alzheimer, c'est un livre sur ce devenir quelqu'un d'autre, et ce qu'il oblige à envisager d'un organique déterminant la vie psychique. A partir de là vont être pensés ce que Malabou appelle "les traumatismes contemporains", c'est-à-dire les formes de blessures et de dégradations organiques qui produisent non pas nécessairement de la perte, mais de la métamorphose en termes de subjectivité. Contemporains, parce qu'ils sont aussi liés aux nouvelles possibilités technologiques : de nouveaux moyens de blesser (par les transports ou par les armes) produisent de nouveaux types de blessures, et mettent en œuvre des modes d'autoréparation organique et de métamorphose mentale.
Cela ramène Malabou à une thématique qui est son sujet de fond depuis ses travaux sur la dialectique de Hegel : la question de la plasticité. Il est donc question ici de cette plasticité cérébrale, qui n'est pas seulement un mode d'autoréparation, mais en quelque sorte la matière même de l'existence mentale d'un sujet, la condition de sa capacité de penser et de s'identifier. Là où cette "cérébralité" organique est atteinte, le sujet s'efface ou se transforme : ce n'est pas seulement la mémoire qui est en cause, c'est l'identité, le fond même de ce qu'on appelle une conscience.
Cette affirmation va faire levier pour remettre en scène le débat entre psychanalyse et neurobiologie, dans lequel le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux avait pris parti contre la psychanalyse en 1983, en écrivant L'Homme neuronal. Malabou reprend les thèses de Changeux, à la fois en critiquant la position de Freud, et en montrant que celle-ci n'est pas univoque. Et pour cela, elle se réfère à un texte de Freud paru après la guerre de 14, sur les traumatismes de guerre. Ceux-ci interrogent la psychanalyse, puisqu'ils montrent des sujets mentalement transformés par une atteinte au corps, sur laquelle la démarche psychanalytique n'a aucune prise. Il ne s'agit pas de soigner la douleur psychique produite par le traumatisme, mais de dealer avec le nouveau sujet qu'il a fait apparaître.
Cet ouvrage pose de vraies questions, mais l'idéologie très organiciste qui le sous-tend ne questionne à aucun moment les effets mêmes de cet organicisme. Le film récent de Sandrine Bonnaire, Elle s'appelle Sabine, nous oblige à envisager tout autrement la question : la réduction de la plasticité mentale à des critères purement organiques n'a-t-elle pas pour première conséquence cet usage aveugle et systématisé des psychotropes et neuroleptiques qui, faisant taire un sujet pour le soigner, conduisent à le désubjectiver. Voir Sabine avachie et dépersonnalisée non par la maladie, mais par le traitement médical qu'on lui inflige, nous dit qu'il y a bien des cas où la plasticité mentale ne peut être vivifiée que par la parole.

© Christiane Vollaire