Alain Brossat, DROIT À LA VIE ?
Ed. Seuil, Coll. Non Conforme, 2010, 265 pages
Pratiques n°50 - Magazine. Note de lecture. Juillet 2010
Alain Brossat, philosophe et collaborateur régulier de la revue Pratiques, vient de faire paraître un ouvrage dont le sujet concerne directement les pierres de touche de la revue. Posé sous forme interrogative, Droit à la vie ? questionne avec acuité les fausses évidences que ce concept véhicule, pour en montrer les vraies torsions et les impasses. A toutes les périodes de colonisation, le slogan du "droit à la vie" devient irrévocablement la revendication d'un droit d'extermination, s'affirmant aussi discriminant qu'il se prétend universel. Et Brossat montre, à partir d'un historique du Projet de Constitution européenne, comment "c'est sur les ruines de l'Etat social que le motif immunitaire du droit à la vie trouve une nouvelle impulsion".
Ainsi, dans ses indéterminations et dans sa prétention consensuellement "apolitique", le concept de droit à la vie apparaît véritablement comme une machine de guerre anti-politique : ce qui permet que s'exerce, pour reprendre les termes foucaldiens que cet ouvrage assume, la mise en place d'un pastorat. Un gouvernement des corps qui réduit les sujets à leurs déterminants biologiques, et les rend par là même indistincts des catégories animales auxquelles ils peuvent être subrepticement identifiés. Brossat prend ici pour exemple littéraire le roman de Coetzee Disgrâce, dont le moment central, emblématique des dérélictions de la société sud-africaine, s'organise autour de l'euthanasie d'un chien. Et il établit des relations troublantes entre une éthique pastorale et une identification à l'animal domestique.
Ainsi le motif même de la paix s'intègre-t-il dans ce que Nietzsche aurait appelé un idéal du troupeau : une pacification qui n'est que la figure de l'abrutissement, et de la perte du sens de la responsabilité politique, empêchant ainsi de désigner les clivages et de poser les revendications. Le culte même de la jouissance, ou celui de la performance sportive, sont réglés sur cette normalisation. Ce qui s'oppose alors paradoxalement au "droit à la vie", ce n'est rien d'autre que ce que l'auteur appelle "les droits vitaux", ceux qui garantissent une véritable égalité juridique face aux abus de pouvoir économiques, ceux qui n'escamotent pas les discriminations réelles derrière le masque menteur de l'universel :
Un gouffre se creuse (…) entre la façon dont "le droit à la vie", dans sa version immunitaire maniaque, investit les mœurs dans le domaine sociétal (…) et, par ailleurs, la brutalité avec laquelle sont piétinés les droits sociaux élémentaires.
Le lien est ici de causalité : c'est de la prolifération des idéologies du "droit à la vie" que se détruit la possibilité de défendre, dans leur nécessité vitale et politique, les droits sociaux. Cet ouvrage est un appel à les revendiquer.
© Christiane Vollaire