LA TÊTE DE JANUS DE LA DÉMOCRATIE


A propos de trois livres d’Alain Brossat :
- La paix barbare, essais sur la politique contemporaine (ed. L’Harmattan, 2001)
- L’animal démocratique (ed. Farrago, Tours, 2000)
- Pour en finir avec la prison (ed. La fabrique, Paris, 2001)

Transeuropéennes n° 22, printemps-été 2002

La fonction essentielle que semble s’être assigné Alain Brossat est de mettre au jour les processus de dénégation dont notre culture est le lieu. De les débusquer, autant au quotidien dans la surveillance policière d’un jardin public, que derrière les événements internationaux du moment ou la présentation médiatique qui en est faite. Tout phénomène historique, social ou politique fait signe. Tout participe de cette rigoureuse exigence d’intelligibilité à laquelle il soumet le donné du monde. Mais vouloir rendre un donné intelligible, c’est peut-être d’abord reconnaître son ambivalence. Ainsi dénonce-t-il d’abord le premier symptôme de la dénégation : celui du consensus. L’unanimisme béat auquel nous sommes largement conviés, aussi bien dans l’apprécation portée sur les événements que dans la gestion de notre existence est un leurre. Et c’est précisément le leurre fondamental de ce qu’on pourrait appeler le Janus démocratique. D’un côté un peuple-masse, grégaire et normalisé, réduit à ses besoins élémentaires, objet facile du biopouvoir ou de la biopolitique dénoncés par Foucault. De l’autre un peuple-force, agent de son devenir et sujet du politique, et par là-même essentiellement “rétif”. Le double paradigme du consensuel et du conflictuel semble structurer toute la réflexion de Brossat, qu’elle s’applique à des objets de l’histoire ancienne (la guerre des Gaules ou les Croisades), de l’histoire moderne (la Révolution française) ou récente (Auschwitz et Hiroshima), ou de l’actualité contemporaine (les conflits d’Afrique et d’Europe centrale). Qu’elle concerne un phénomène de société (la prison) ou un événement récent (la guerre en Bosnie).
De ce double paradigme du peuple, on trouve le creuset dans la Révolution française, moment dont toute l’ambivalence nous est jetée à la figure dans cette simple formule :
“Les premiers des exterminateurs modernes sont aussi, bien sûr, nos libérateurs”.

Que la Révolution ait été corrélativement un moment de l’usage du peuple-masse à des fins exterminatrices, et du surgissement du peuple-force à des finss émancipatrices, nous dit l’essence duelle du concept même de démocratie, que Brossat ne cesse de mettre à la question dans les deux recueils d’essais que constituent L’animal démocratique et La Paix barbare, autant que dans le pamphlet Pour en finir avec la prison.
Or la démarche de Brossat est authentiquement, dans le sens noble que Walter Benjamin donnait à ce terme, “anachronique” : elle établit des analogies permanentes entre passé et présent, pour y repérer des constantes susceptibles d’éclairer la compréhension d’un monde en devenir. Ce qu’il tend à montrer, et par des exemples clairement analysés, c’est qu’il n’y a pas de moment unique dans l’histoire, et que toute affirmation d’exception n’est rien d’autre qu’un déni d’intelligibilité :
“L’extrême lui-même, la catastrophe elle-même, ne sauraient se plier au régime anti-politique de l’Un-seul”.

Renvoyant dès lors au théologique toutes les interprétations “psalmodiantes” ou “muséales” de la Shoah comme irruption de l’innommable, il en tire cette conséquence : ce n’est pas seulement la Shoah qu’elle renddent inintelligible, c’est notre propre monde dans sa contemporanéité. C’est tout ce qui, dans la continuité même de notre histoire, peut et doit faire d’Auschwitz un principe analogique; non pas une incantation, mais un paradigme. Tant il est manifeste qu’une politique consensuelle de la mémoire tend à “substituer le risque que ça recommence à la réalité de ce qui continue”. C’est précisément cette continuité que Brossat cherche au contraire constamment à mettre en évidednce comme outil d’interprétation.

Mais la filiation n’est pas seulement entre les pratiques génocidaires contemporaines (au Kosovo comme au Rwanda) et celles du nazisme. Il lui donne une extension plus radicale encore, et de ce fait plus universalisante, en analysant la notion de “peuple nu” telle que David Rousset la tire de l’expérience des camps, dans L’Univers concentrationnaire ou dans Les jours de notre mort. La reliant à la notion de pouvoir biopolitique telle que Foucault la met en oeuvre, et au concept de “désolation” forgé par Hannah Arendt, il fait de la nudité la métaphore d’une réduction, véritablement contre-nature, de l’humanité à l’animalité. La déculturation d’un être humain, la négation de toute appartenance, loin de produire un retour à la nature, constituent au contraire, comme l’a montré Arendt, le comble de la dénaturation.
Mais Brossat montre qu’une telle dénaturation n’est pas l’apanage des camps d’extermination. Dans la jungle zaïroise ou dans la forêt bosniaque, la réduction d’un peuple-masse à la désolation ne nécessite pas son enfermement dans un camp. Dans les prisons françaises, elle ne nécessite pas un programme d’extermination violente. Dans les lieux de transit des réfugiés, elle ne nécessite pas une volonté politique affichée. Sur les trottoirs de nos villes, le naufrage des nouveaux pauvres ne nécessite aucun dispositif de contrainte visible. Dans tous les cas, le paradigme des camps permet de comprrendre coment l’expérience de la désaffiliation ne fait perdre à l’homme sa valeur de sujet que parce qu’elle le réduit à sa condition biologique. Et il ne sert à rien de pleurer sur le peuple des camps si l’on n’est pas capable d’en reconnaître la figure à noytre porte.

Ainsi, si Auschwitz ou Hiroshima font rupture dans l’histoire au sens où ils font entrer le “parc humain” zoologisé, tel que le décrit le philosophe allemand Sloterdijk, dans l’ère industrielle, ils ne font pas pour autant exception. Et de fait, la question du rapport de l’exception à la règle est au coeur du questionnement de Brossat. Il est clair que, pour lui, c’est le mensonge démocratique (au sens massifiant ou biopolitique du terme) qui fait prendre la règle du conflit pour une exception, et et cache sa réalité sous le déni consensuel. Le même biopouvoir qui réduit une part de l’humanité à la désolation, à la dénudation, à la perte de ses repères culturels, réduit l’autre part à l’aveuglement. Exterminer d’un côté (et l’auteur restaure au mot son sens originel : renvoyer au-delà des frontières), c’est masquer de l’autre les processus d’extermination et produire, en surface de la guerre effective, le mensonge de la paix. Le partage des masses se fait ainsi entre les désolés et les aveuglés, et c’est précisément de ce partage que la prison, comme entrée en désolation par la prise de corps, est le lieu.

C’est la conscience de cette essentialité du conflit comme constante, qui conduit Brossat à une critique de l’attitude humanitaire comme sous-tendue par l’illusion d’une exception de la guerre. Il ne peut y avoir à ses yeux ni humanitarisation, ni juridicisation des conflits dans l’horizon de la paix : dans un monde où la règle est celle d’une démocratie entendue comme massification, le génocide ne peut pas en constituer l’exception, mais seulement le revers, autant dire l’indissociable.
La seule riposte possible est alors politique : elle consiste à opposer, à ces formes de biopouvoir, un front du refus. Et à susciter, de l’ambivalence même dela notion de démocratie, la face positive : faire surgir, dans les fissures et les interstices du glacis biopolitique, la parole combattive du politique.

© Christiane Vollaire