EXPROPRIER ET REAPPROPRIER
Repenser le rapport du biopouvoir à l'Etat


Pratiques n° 28, « Les pouvoirs en médecine », janvier 2005

Résumé : La dénonciation du biopouvoir, telle qu'on la trouve chez Foucault, nous oblige paradoxalement, dans ses applications contemporaines, à penser l'Etat non comme l'origine du biopouvoir mais comme un recours contre lui. Une telle recomposition des pouvoirs et des contre-pouvoirs réorganise les positions respectives des professionnels et des usagers de l'institution médicale.

Partons de l'élémentaire : on ne veut ni souffrir ni mourir, et on y est naturellement destinés. La toute-puissance est d'abord celle de la nature, pouvoir aveugle et sans volonté qui nous inscrit dans un cycle biologique auquel on n'échappe pas. Face à elle, l'unique contre-pouvoir, partiel et provisoire, est celui du langage et de la technique, qui permet de contrer ou forcer momentanément ce cours naturel des choses. Ce forçage momentané s'inscrit lui-même dans une organisation culturelle, dans des rapports de savoir, de pouvoir, d'échange et de production, qui constituent ce qu'on appelle la médecine. Cette médecine a elle-même une histoire, qu'on peut écrire, selon l'expression de Foucault, reprise dans le titre d'un ouvrage qui vient de paraître, en termes de "gouvernement des corps" .
D'emblée donc, le pouvoir sur la nature que les hommes se donnent par la médecine s'affirme en termes politiques. Il ne peut se revendiquer que collectivement, par la transmission d'une autorité. En 1975, Ivan Illich, dans La Némésis médicale , le décrivait en termes d' "expropriation de la santé", présupposant qu'elle ait été, à un moment ou à un autre, appropriée par les sujets eux-mêmes. Or ce processus d'expropriation du sujet par l'institution médicale s'avère ambivalent à plusieurs niveaux. D'une part, en effet, l' "expropriation" est, dans son origine, la condition même d'une possibilité de soigner : c'est en déléguant son pouvoir à un soignant qu'un malade peut reprendre possession de son corps. D'autre part, par un effet de réaction en chaîne, cette expropriation va elle-même en susciter d'autres. Le pouvoir de décision médicale va être en effet lui-même exproprié de la volonté du médecin pour être transféré à des instances décisionnelles politiques (concernant le système de santé), elles-mêmes expropriées par des systèmes économiques (les compagnies d'assurance) ou industriels (les laboratoires pharmaceutiques). Simple rouage dans ce système, le colloque singulier, s'il peut s'analyser en termes de pouvoir, relativise considérablement le pouvoir du médecin qui le conduit, le soumettant à des impératifs socio-économiques dont il ne maîtise à peu près rien.
Mais c'est précisément dans la marge ouverte par cet "à peu près", qu'il peut exercer ce qui définit la positivité d'un pouvoir en le soumettant au droit de regard d'un patient : sa responsabilité.

1. Le concept d'usager

Dans le n°29 de la revue "Vacarme", consacré en automne 2004 à Michel Foucault, Philippe Mangeot publie un article,"Sida : angles d'attaque", où il analyse ainsi la pratique d'Act Up :
"Soit à Act Up une pratique ininterrompue du court-circuit : universaliste et minoritariste en même temps ; défiant vis-à-vis de l'Etat et lui demandant sans cesse des comptes". (p.81)

Dans cette formule se concentre la multiplicité des paradoxes d'une pensée contemporaine du pouvoir, appliquée à la question de la santé.
D'une part en effet, le malade y apparaît non comme patient, mais comme usager, c'est-à-dire acteur dans un rapport d'échange. Or cette mutation n'engage pas seulement la relation médecin-malade, dans laquelle le statut d'usager permettrait d'affirmer un contre-pouvoir face au pouvoir de décision du médecin. Elle engage aussi un nouveau rapport du malade à la maladie, rapport informé dans lequel le savoir n'est plus monopolisé par le professionnel, mais réapproprié par l'usager, qui utilise ses propres canaux d'information, les réseaux de communication de la vie associative, l'expérience des autres usagers ou les confrontations dont il a connaissance entre des stratégies médicales contradictoires. Et se donne ainsi tout simplement un pouvoir critique sur les décisions dont il est l'objet.
Cette mutation engage enfin un nouveau rapport à l'institution, car se déclarer usager, comme le montre Mathieu Potte-Bonneville dans son article du même numéro sur la "politique des usages", ne consiste pas à adopter une position consumériste individualisante, mais au contraire à reconnaître dans les usages des valeurs qui nécessitent d'être collectivement défendues : le concept d' "usage" a chez Foucault le statut politique de la confrontation au réel et à l'action, engageant toutes les dimensions de la pratique. Etre usager, c'est donc reconnaître à la fois les formes de la singularité et celles de la solidarité.

2. Changement de statut de la maladie

Mais précisément, dans ce rapport à l'institution, le contre-pouvoir de l'usager engage aussi sa citoyenneté. Les formes de la solidarité peuvent alors se lire en termes de responsabilité collective, et d'un nouveau rapport aux organes décisionnels économiques et juridiques. Lorsque des associations de malades font pression pour accélérer un processus de recherche ou de production de médicaments, pour diffuser la réalité de leurs effets secondaires ou pour impulser la mise en service d'appartements thérapeutiques, la maladie cesse d'être un facteur de soumission, de faiblesse ou de démission, pour devenir un levier de revendication. C'est en quelque sorte la maladie elle-même qui change de statut : là où elle produisait la disparition du patient de l'espace public, sa relégation derrière l'opacité des murs de l'hôpital ou son occultation dans l'espace privé de la protection familiale, elle devient au contraire le vecteur de son apparition dans l'espace public et de son intervention sur la scène politique. Etre malade, ce n'est plus être anormal, mais être producteur d'une critique de la norme, et la maladie apparaît alors, par sa fréquence même, comme l'une des normes de la réalité sociale, qu'une normativité mensongère avait jusque là occultée.
On touche probablement là à l'une des raisons essentielles pour lesquelles l'apparition la plus spectaculaire de la revendication de maladie dans l'espace public s'est faite par la médiation de la mouvance homosexuelle : non pas seulement parce que la multiplicité des échanges en a fait une cible privilégiée de la transmission du sida, mais parce que son statut même l'engageait à interroger avec le plus de radicalité la violence des normes, et en particulier, dès lors, de celle de la santé.
La maladie, affaiblissante par essence, ne peut en effet conférer un pouvoir que dans la mesure où elle impose une rectification du savoir. Ce n'est alors plus seulement le malade qu'il faut traiter, mais l'espace public où s'opère cette rectification. Et c'est de cette position (au sens le plus stratégique et guerrier du terme) que prétend parler une organisation comme Act'Up. C'est cette position qui légitime l'adresse aux pouvoirs publics.
Mais alors, cette adresse place l'organisation elle-même en porte-à-faux, relativement à la pensée foucaldienne dont elle prétend s'inspirer. Il est en effet pour le moins paradoxal de se réclamer d'une pensée qui dénonce le contrôle social et les gouvernementalités de la biopolitique, pour exiger une intervention de l'Etat dans une revendication de santé publique. C'est ce paradoxe que Philippe Mangeot appelle "un court-circuit". Mais, précisément, si l'on ne veut pas qu'il provoque une panne idéologique, il vaudrait mieux l'expliciter que se contenter de le mentionner.

3. Problématiques du biopouvoir

Que vise en effet Foucault lorsqu'en 1976, il introduit en philosophie le concept de "biopouvoir" ? Il vise à montrer que ce qui est au cœur même de la pulsion vitale, à savoir la sexualité, est dans son identité même l'objet d'une production discursive. Il le dit très clairement : le pouvoir ne sert pas à masquer le sexe, mais au contraire à le produire comme objet de discours. Le sexe devient ainsi le moyen par lequel l'individu est assujetti à la norme collective : il ne s'agit donc pas de faire taire, mais au contraire de faire parler, et le premier tome de l'Histoire de la sexualité constitue une charge redoutable contre la psychanalyse, en tant que moyen contemporain prenant le relais de la confession religieuse pour contraindre à l'aveu. Le pouvoir, dira-t-il, ne se manifeste plus en termes de souveraineté comme une loi extérieure au sujet, mais en terme de gouvernementalité, comme une norme qui le construit de l'intérieur, et le rend par là intégralement contrôlable jusque dans son intimité. La médecine est par excellence le moyen de cette normalisation, par laquelle la puissance étatique investit subrepticement les moindres recoins de l'espace privé, puisque la biopolitique consiste précisément à assurer le contrôle corrélatif du physique et du mental par l'encadrement des pratiques intimes. D'où le droit de regard sur la sexualité que donnent les prescriptions de contraceptifs ou les autorisations d'avortement. D'où le droit de regard sur la vie et la mort que confèrent les pratiques de réanimation ou celles de procréation médicalement assistée.
Foucault montrera qu'une telle médicalisation de la vie ne conduit pas seulement à la normer, mais à réduire un peuple à l'état de population, objet passif et massifié de l'argumentation statistique et de la décision politique. Or c'est précisément ici que la question du pouvoir trouve son articulation. La position foucaldienne pose en effet la question du pouvoir médical à deux niveaux. D'une part, dans La Naissance de la clinique(publié en 64), il présente la médecine comme une authentique puissance de savoir, tirant son pouvoir de la visibilité à laquelle elle ouvre les corps. C'est une puissance proprement démiurgique, dont le pouvoir d'institutionnalisation n'est que la conséquence, et dont Foucault montre la généalogie à la période charnière de la révolution française. D'autre part, dans La Volonté de savoir, premier tome de l'Histoire de la sexualité, il présente la médecine comme instrumentalisée par une puissance politique qui ne l'institutionnalise que pour lui déléguer son propre droit de regard dans le contrôle des comportements. Le biopouvoir n'est donc pas le pouvoir de l'institution médicale, mais au contraire la forme de son instrumentalisation. Et l'on peut dire à la période contemporaine que ce pouvoir d'instrumentalisation concerne moins l'Etat, que les puissances économiques auxquelles il est contraint de s'affronter, et par rapport auxquelles, s'il ne joue pas son rôle de médiateur, il devra lui-même, dans la logique libérale, se faire instrumentaliser. Réclamer l'intervention de l'Etat, c'est donc paradoxalement contester les logiques du biopouvoir.

4. Les deux représentations du politique

Une telle logique nous oblige à assumer deux représentations du politique issues de la réalité de son devenir libéral : l'une dans laquelle un Etat, passé de la souveraineté à la gouvernementalité, s'inscrit comme instrument d'un biopouvoir lui-même contraint par des logiques économiques de profit qui assujettissent de façon diffuse une population ; l'autre dans laquelle un Etat, représentant d'une communauté sociale, a le devoir d'assumer la défense des intérêts d'un ensemble de sujets constitués en peuple, en régulant des logiques économiques susceptibles de contredire son intérêt. Dans la seconde logique, la reconnaissance d'un pouvoir régulateur de l'Etat est nécessaire dans les stratégies d'affrontement aux diffusions du biopouvoir. C'est du caractère implicite de cette double logique, que Philippe Mangeot tire le paradoxe d'un comportement corrélativement "défiant vis à vis de l'Etat et lui demandant sans cesse des comptes".
Autrement dit, il est bien nécessaire, à un moment ou à un autre, d'assumer politiquement une forme de "gouvernement des corps" pour n'avoir pas à en subir subrepticement les effets économiques. Et, pour cela, nécessaire d'en finir avec l'appellation dégradante d' "Etat-providence" pour revendiquer celle d'Etat responsable. Ce n'est en effet en rien une position "providentielle", avec tout ce que ce terme connote de religieux et d'infantilisant dans son sens protecteur, que celle qui consiste à répondre devant des citoyens du mandat pour lequel on a été délégué et d'un cahier des charges qu'on a le devoir de respecter. Mais précisément, ce n'est que sous contrôle citoyen que peut s'exercer un tel gouvernement.
A ce contrôle échappent les formes diffuses de gouvernementalité qui contraignent, disciplinent et surveillent dans une intention non plus politique mais commerciale, exerçant ainsi un véritable biopouvoir sans que puisse s'exercer sur elles la moindre forme de rétro-contrôle. C'est ainsi désormais aux compagnies d'assurance qu'est dévolu le rôle décisionnel de savoir qui, selon l'état de ses artères, son rapport poids-taille ou ses récents séjours hospitaliers, sera en droit d'acheter un appartement ou d'envisager une activité commerciale. De même que c'est aux laboratoires pharmaceutiques de décider quels sujets mériteront qu'on produise le médicament dont ils ont besoin, en fonction de la solvabilité de leur pays d'appartenance.

A ce stade d'omniprésence des biopouvoirs économiques, le pouvoir politique ne peut plus apparaître que comme complice ou comme recours. Mais on peut en dire autant du pouvoir médical lui-même. C'est en effet dans la mesure où il est détenteur d'un savoir, et de ce fait d'un pouvoir et d'une forme d'expertise, qu'il doit être mis en demeure non pas de renoncer à ce pouvoir nécessaire, mais de choisir son camp. Dans un ouvrage récemment paru, Jean-Paul Gaudillière, analysant le comportement de l'institution médicale française face à l'irruption des biotechnologies dans les années d'après-guerre, dressait ce très simple constat :

"Les cliniciens français n'ont jamais jugé que cette méfiance (à l'égard de l'industrie pharmaceutique) imposait une alliance avec l'Etat afin de contrôler et réguler l'industrie. Ils n'ont jamais livré bataille pour développer une administration spécialisée dans l'évaluation des thérapies, pour officialiser des procédures d'enregistrement et normaliser des procédures d'essai"

C'est cette démission de l'institution médicale face aux formes du biopouvoir qu'il s'agit précisément, pour les médecins eux-mêmes, de tenter d'empêcher. Et c'est à ce prix seulement qu'ils pourront se reconnaître un pouvoir légitime.
En ce sens, si le pouvoir médical peut s'avérer nécessaire à la défense de la vie, il ne l'est pas moins à la défense d'un espace politique, et d'une réappropriation de la santé dans une logique de responsabilité citoyenne. Mais cela suppose évidemment, entre professionnels et usagers des systèmes de soin, comme entre sujets et institutions, un authentique partage des pouvoirs. C'est-à-dire, d'abord, des dispositifs de contre-pouvoir.

© Christiane Vollaire