RATIONALITÉ ÉCONOMIQUE ET RÉALITÉ SOCIALE


Pratiques n° 23, « Ils vont tuer la sécu ! », septembre 2003.

L’un des arguments des politiques actuelles de réduction des mesures sociales est de faire appel au “bon sens”, au “réalisme”, pour faire accepter la nécessité d’une diminution des dépenses publiques, en vue de lutter contre le déficit budgétaire de l’Etat. Il s’agirait en quelque sorte de gérer en bon père de famille les ressources nationales. Argument de la juste mesure face aux “extrêmismes” politiques, mais aussi argument rationnel de l’expertise économique.
Prix Nobel d’économie en 1998, et donc peu soupçonnable a priori d’un défaut d’expertise, Amartya Sen montre, dans un petit ouvrage traduit et publié en 2003 aux éditions de la Découverte, que cet argument est en réalité non seulement irréaliste, mais issu d’une idéologie authentiquement extrêmiste. Il dit ainsi clairement comment ce qu’il appelle “l’extrêmisme anti-déficit” conduit non seulement à des appréciations irrationnelles, parce que purement abstraites, de la situation réelle des pays, mais à des décisions politiques effectivement destructrices et meurtrières.
Cet ouvrage, constitué de deux essais publiés respectivement en 90 et 96, et explicitement intitulé L’économie est une science morale, nous semble ainsi fournir des outils précieux pour l’analyse des attaques menées actuellement par le gouvernement français contre le système de sécurité sociale, et au-delà, évidemment, contre les acquis sociaux sur lesquels se fonde le régime démocratique dont nous sommes issus.

1. Un point de vue international sur la technocratie

Amartya Sen, d’origine indienne, est lié à la culture italienne, enseigne en Angleterre et intervient aux Etats-Unis. C’est donc à partir d’un point de vue largement international que s’est construit son travail. Il ne mentionne du reste que très allusivement la politique intérieure française, pour désigner, dans les grèves de 95, la riposte d’un corps social vivant à une politique unilatérale, représentative de cet extrémisme technocratique dont toute son oeuvre dénonce les conséquences.
Or ce point de vue international est éclairant à deux niveaux. D’une part il montre comment les décisions publiques qui ont présidé à l’union de l’Europe ne relèvent nullement d’une fatalité économique, mais d’un choix idéologique qui, dès les années cinquante, a privilégié des considérations abstraites de déficit budgétaire à l’encontre des considérations sociales : le “fonctionnalisme” du Français Jean Monnet, à l’encontre du “constitutionnalisme” de l’Italien Altiero Spinelli. Prétendre s’aligner sur les normes européennes (qui ne sont pas naturelles, mais intentionnellement instituées, c’est-à-dire critiquables et susceptibles de changements), c’est donc s’obliger systématiquement à faire le choix d’une politique anti-sociale. Mais c’est, bien davantage encore, avaliser cette politique et la conforter en la légitimant.
D’autre part, ce choix politique, qui a présidé aux accords de Maastricht comme à ceux de Schengen, est le même qui est à l’origine de l’institution du Fonds Monétaire International, et a contribué, à l’encontre même de ses intentions affichées, à étrangler concrètement les pays pauvres par l’obsession mathématique de la dette. Ce parallèle nous montre à quoi tendent des décisions qui, se prétendant modérément conservatrices, s’avèrent en réalité politiquement extrémistes.

2. Une nouvelle définition de l’extrémisme politique

En quoi cette politique est-elle extrémiste ? En ce qu’elle impose un véritable dogmatisme théorique, au nom d’un calcul unilatéral purement mathématique et abstrait, en ignorant délibérément une double réalité. Réalité politique de la nécessité d’un lien social, c’est-à-dire d’une authentique communauté d’intérêts mettant en oeuvre des systèmes institués de solidarité, sans lesquels il ne peut y avoir ni ordre ni paix sociale.
Mais aussi réalité psychologique du besoin de lien, de relation, qui fait de la solidarité non pas seulement une nécessité collective, mais un besoin intérieur. Sen montre qu’il est totalement irréaliste de penser l’individualisme comme la seule valeur humaine : même le capitalisme, qui prétend valoriser l’enrichissement individuel, présuppose en réalité l’interdépendance économique et politique entre les sujets. Il évoque du reste la personnalité d’Adam Smith, fondateur du libéralisme au XVIIIème, pour rappeler qu’il est aussi l’auteur d’une Théorie des sentiments moraux mettant en évidence les déterminants psychologiques de la relation entre les hommes et refusant de réduire l’échange à sa stricte dimension mathématiquement commerciale. Ainsi des politiques qui reposent sur le présupposé de l’individualisme ne sont précisément pas réalistes : un économisme réduit à la balance des calculs mathématiques n’est en fait qu’une forme de fanatisme du chiffre parfaitement irrationnel.
L’économie authentiquement rationnelle est celle qui prend en compte la réalité incontournable des aspirations humaines. Et celles-ci, dit Sen, ne sont en rien exclusivement égoïstes, mais au contraire parfaitement conscientes de l’interdépendance entre les hommes : le souci des autres est une des passions universelles. Et l’on peut dire aussi que la capacité d’identification à l’autre est l’un des moteurs de notre existence.

3. Réalisme économique et responsabilité sociale

Le véritable “réalisme économique” est donc celui qui revendique la responsabilité sociale de la communauté, en particulier sur ce qui conditionne au premier chef la vie publique et privée des individus, leurs comportements physiques et affectifs, sociaux et mentaux, à savoir leur santé.
Et il est clair à ce propos que la richesse des nations consiste moins dans le calcul mathématique de leur PNB, que dans celui de leur taux de mortalité. Or, Sen le rappelle, il arrive que les deux soient radicalement dissociés, comme c’est le cas aux U.S.A., seconds pour le PNB par habitant, et douzièmes ex-aequo pour l’espérance de vie. Quelle logique creuse cet écart? Celle du démantèlement du système de santé publique, qui aliène objectivement la vie des citoyens à un marché assurantiel privé, et coupe de ce fait une large part de la population de tout ou partie de l’accès aux soins. Il est à noter sur ce point que cette privation concerne largement aussi les classes moyennes. Il suffit par exemple de se représenter le coût de la prise en charge d’un cancer, assumé à cent pour cent par le système public en France, pour comprendre qu’il puisse être inaccessible à un salaire moyen aux U.S.A. Qu’après un tel constat puisse être évoqué le “modèle américain”, ne doit pas cesser de nous étonner.

4. Economie de marché et politique sanitaire

Mais Sen prend aussi l’exemple de la Chine de 1979, au moment de l’ouverture à l’Occident, pour mettre en évidence ce paradoxe :
“Le mouvement en faveur d’une économie de marché, qui a marqué depuis les réformes de 79 l’économie rurale en Chine, a provoqué d’une part un accroissement majeur de la productivité agricole, mais a conduit d’autre part au déclin du système très étendu de soins publics de santé”. Et il montre que la conséquence très concrète en a été une remontée du taux de mortalité.
Ainsi la santé des personnes n’est-elle pas fonction de la richesse du pays, mais exclusivement de la politique sociale qui y est menée. Non seulement la courbe mathématique du profit n’épouse pas celle de la survie, mais elle peut lui être inversement proportionnelle, par une série de chocs en retour. La dérégulation du marché, qui permet l’accroissement de la productivité autant que celui des ressources financières, produit corrélativement une dérégulation de la politique sociale porteuse d’un creusement des écarts économiques, d’une montée du chômage, et par là d’une misère endémique qui accroît les risques sanitaires. Mais elle est aussi porteuse d’un désintérêt pour la solidarité sociale, d’une montée en puissance de l’individualisme, et par là corrélativement d’un désengagement de l’Etat à l’égard de sa responsabilité sociale et sanitaire.
Si l’économie doit être, aux yeux de Sen, une “science morale”, c’est précisément parce qu’elle n’a pas seulement une fonction descriptive, mais aussi une fonction normative : celle de prescrire des finalités éthiques à la décision politique.

5. Le corps affamé comme spectre politique

Un spectre hante le début de ce livre : celui de la famine de 1943 au Bengale, au cours de laquelle trois millions de personnes sont mortes. Sen avait neuf ans, et se souvient de l’irruption d’un, puis de cohortes de personnes affamées dans son village où il n’y avait pas de pénurie. Le traumatisme, c’est tout-à-coup, dans son propre pays, la visibilité du gouffre social : trois millions de personnes meurent de ce qu’il appelle “un échec social”, dans un pays où, les statistiques le montreront implacablement, la quantité de nourriture était suffisante. De même que la morbidité croît dans un pays dont le PNB est en extension.
“Si l’on veut expliquer la famine, dit-il, (...) ce sont les droits dont sont dotés les groupes vulnérables qu’il faut considérer”.
C’est ainsi exclusivement en termes juridiques, c’est-à-dire en termes de décision politique, que se déterminent les questions de la santé, c’est-à-dire de la vie dans tous les sens du terme, et de la mort des personnes : la vraie rationalité est celle qui impose d’assumer cette responsabilité sociale de la puissance publique.
Que signifie l’écart entre l’augmentation du PNB et la diminution de l’espérance de vie ? Que le renoncement d’un Etat à sa responsabilité sociale se traduit nécessairement pour sa population en termes de dégradation de la santé, et en définitive de mortalité.

6. La vraie insécurité

Ainsi l’ “extrémisme anti-inflationniste”, qui pousse à la réduction des dépenses publiques, aussi bien sur le plan de l’emploi que sur celui de la santé, est-il vecteur d’une véritable insécurité économique et sanitaire. Insécurité qui affecte en réalité toutes les couches sociales, et dont le symptôme est précisément la montée des discours sécuritaires.
Mais c’est précisément prendre à l’envers la question de la sécurité, que de commencer par désécuriser l’espace social par l’injustice et l’inégalité sanitaire. Il faut alors prendre par son autre bout la question économique du déficit budgétaire : où a-t-on vu qu’une politique sociale ait mené un pays à la ruine ? La faillite économique de l’Argentine, pour prendre un exemple récent, est-elle due à un excès de générosité de l’Etat à l’égard des plus pauvres, à des lois sociales trop égalitaires ou à une politique sanitaire trop scrupuleuse ? Le naufrage des pays africains est-il dû à un poids excessif des mesures sociales dans le budget des Etats ?
En préface au livre d’Amartya Sen, Marc Saint-Upéry donne l’information suivante :
“En septembre 1998, La Réserve fédérale dut organiser un plan de sauvetage de 5000 millions de dollars pour venir en aide à la LTCM, société américaine de fonds de couverture, qui avait perdu 19000 millions de dollars”.
Il semble qu’à ces hauteurs de compte, la prise en charge du remboursement d’un anti-histaminique par un système public de sécurité sociale puisse apparaître comme une cause majeure d’inflation.

Sen montre ainsi avec force que, si les échecs économiques des systèmes de planification communistes se sont avérés destructeurs, la question à laquelle ils prétendaient répondre, celle de la justice sociale et du droit à la santé, n’en reste pas moins plus tragiquement présente que jamais. Peut-être est-il alors nécessaire, ici, face à ce qu’on appelle les “échéances européennes”, de citer sa propre formule :
“Si le projet d’unité européenne s’assimile de plus en plus à un programme technique destiné à réaliser l’union monétaire et à respecter des calendriers de coupes budgétaires, il est important de rappeler que cet appel à l’union est aussi motivé par des objectifs plus vastes qui incluent la responsabilité sociale envers le bien-être et les libertés fondamentales des populations concernées”.
C’est en ce sens précisément que le renoncement à une politique sanitaire et sociale digne de ce nom est non seulement humainement inacceptable, mais apparaît toujours comme le symptôme, sinon la cause, d’un échec économique.

© Christiane Vollaire