QUI EST NOUS ?
Sur le genre contemporain de l’autobiographie militante


Drôles d'époque n° 15, automne 2004

La première question qui se pose est celle de la distance focale : où se placer, d’où se situer, pour produire un regard rétrospectif sur son propre parcours ? De ce standard élémentaire de toute stratégie d’écriture, l’autobiographie militante fait un véritable noeud gordien, dont chaque auteur tente, plus ou moins adroitement, de trouver la solution.
Se définir comme militant, en effet, c’est d’abord s’effacer, en tant que sujet individuel, au profit d’une cause commune. Parler d’autobiographie militante, c’est donc bien, à cet égard, commettre un oxymore. C’est dire que, si le sujet qui écrit est bien présent, le militant, comme objet de l’écriture, appartient au passé. Passé d’un parti dénoncé, d’une organisation dissoute, d’un mouvement transformé. Dans tous les cas se pose la question de ce qui rend possible, à ces conditions, le rapport entre un acte passé d’engagement et une affirmation présente de fidélité. Se pose aussi, par là même, à travers les récits du “Je”, le problème permanent de la réalité d’un “Nous”.
L’écriture place alors le sujet en position de survivant. Survivant non seulement de l’histoire du monde, mais de sa propre histoire.

1. Les effets de l’ironie

C’est ce tissu d’interrogations et d’injonctions paradoxales qui constitue en quelque sorte la trame commune de cinq ouvrages, extrêmement divers à bien des degrés (par la personnalité de leurs auteurs autant que par la qualité de leurs écritures), dans lesquels le “Je” autobiographique s’édifie dans l’engagement d’un “nous” militant :

- Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Seuil, 1996
- Olivier Rolin, Tigre en papier, Seuil, 2002
- Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Stock, 2004
- Gérald Bloncourt, Le Regard engagé, Bourin, 2004
- Guy et Régine Dhoquois,Le Militant contradictoire,L’Harmattan,2004

Ouvrages écrits depuis la charnière des années 2000, après la chute des blocs, en pleine période de mondialisation exponentielle, ils nous parviennent, avec leur pugnacité autant qu’avec leurs ratés et leurs maladresses, moins comme des témoignages d’une époque que comme des lettres du front. D’un front non pas archaïque, mais au contraire parfaitement actuel et contemporain, de résistance aux tendances massives de l’émiettement individualiste, de l’ironie suffisante et bien portée à l’égard de l’engagement, dont la post-modernité s’est avérée porteuse.
Le plus étrange est à cet égard l’ouvrage d’Olivier Rolin, Tigre en papier, car de cette ironie même il est intégralement porteur; mais, en la retournant contre lui-même, il en assume aussitôt les limites. Ancien maoïste de la Gauche Prolétarienne, le narrateur trimballe, dans un road-movie nocturne plutôt aviné sur le périphérique parisien, la fille de son meilleur copain mort vingt ans plus tôt, pour lui raconter l’histoire commune de leur activisme politique. Ironie pour la “Cause”, pour la figure déifiée de Mao et les récitations de son bréviaire, pour les entreprises ratées d’enlèvement, pour les blagues de potaches érigées en haut-faits, pour les paranoïaques entrées en clandestinité, pour la fascination servile envers le chef et l’idéalisation d’un prolétariat d’opérette. Mais en même temps est revendiquée une admiration sans borne pour la figure tutélaire du vieux militant de la guerre d’Espagne, devenu aveugle à la suite des tortures, et demeuré plus engagé que jamais. Ou pour Jean Cavaillès “philosophe, logicien, saboteur”, fusillé en 44. Et surgit cette profession de foi :

“Une des choses dégradantes, une des choses désespérantes de ce temps, c’est son rejet de l’héroïsme. Ca veut dire qu’on ne croit plus dans l’humanité, ça. Un héros, ce n’est pas autre chose qu’un homme pleinement humain, le contraire de l’homme-marchandise.” (p.100)

Le livre ne cesse de clamer, corrélativement, la valeur d’une tension vers l’héroïsme et la dérision de son impossible, mettant en oeuvre, par refus, précisément du cynisme, cette “haine de lui-même que l’idée révolutionnaire avait cultivée en lui”. Les stations du périphérique s’identifient ainsi à celles d’un masochiste chemin de croix de la mémoire (à bord de la “DS Remember”); un parcours du combattant à la fois radicalement dérisoire dans ses effets politiques, et réellement meurtrier dans ses effets humains, jalonné de toutes les formes plus ou moins ouvertes du suicide.

Toute la construction autodestructrice de l’ouvrage consiste précisément en ce qu’il tente d’intégrer dans sa narration un discours de l’indifférence qu’il ne peut pas s’approprier. C’est la fonction du personnage de la fille du copain, représentante d’une nouvelle génération ignorante de l’histoire qui la précède, et venant la recouvrir de sa neutralité. La génération des années quarante-cinq, celle qui a vingt ans à la fin des années soixante, apparaît ici littéralement prise en tenaille entre l’héroïsme impossible de la génération des pères, réellement saisis dans la violence concrète de la guerre, et l’eudémonisme individualiste de la génération des fils, qui la renvoie à son propre vieillissement. Entre ces deux pôles, elle n’aura vécu elle-même les grandes violences que par procuration, hors de son propre territoire.

2. Appartenance et filiation

Car ce qui caractérise étrangement toutes ces autobiographies de militants, c’est que le militantisme ne s’y présente jamais contre les pères, mais dans leur filiation. Fascination pour le jeune père aventurier, mort en Indochine, déchiqueté par son propre obus, chez Rolin. Bistrot toulousain du père, juif oranais, où se passent les premières discussions politiques sur la guerre d’Algérie, chez Bensaïd, qui s’interrogera plus tard sur ses origines sépharades. Influence de l’athéisme familial chez Vernant, marqué par une tradition de gauche à partir de la figure d’un père tôt disparu. Chez Gérald Bloncourt, c’est le souvenir du père écoutant fébrilement la radio en Haïti pendant la guerre 39-45, ou du grand frère communiste mort fusillé par les nazis à l’âge de vingt-et-un ans. Filiation maternelle chez Guy Dhoquois, marqué par une mère qu’il qualifie de “marginale”, méprisant la richesse et la réussite sociale.
Dans tous les cas, le refus unanimement affirmé du fascisme, du racisme ou de la discrimination raciale ou économique, posé comme fondateur du militantisme, s’enracine dans la revendication d’une origine familiale, d’un bain culturel plutôt que d’une éducation, par une sorte d’imprégnation affective et émotionnelle, avant de trouver sa légitimation rationnelle. Et cette constante traverse les générations, de Vernant né en 1914 à Bensaïd et Rolin nés respectivement en 46 et 47, en passant par Bloncourt né en 26 et les Dhoquois nés en 37 et 40. Or ce constat n’est pas neutre concernant des acteurs engagés à gauche, et en particulier, pour Bensaïd et Rolin, ayant fait leurs premières armes en 68. Si en effet un militantisme de droite ou d’extrême droite trouve naturellement sa légitimation dans la revendication d’une filiation patrimoniale, d’une origine ethnique ou d’un traditionalisme familial, il semble paradoxal qu’une tradition de gauche, et plus encore d’extrême gauche, puisse se légitimer dans une continuité parentale, et on attendrait plutôt, de ce point de vue, la revendication de comportements oppositionnels.
Mais renvoyer le militantisme à la filiation, c’est à la fois l’inscrire dans une origine et le marquer du sceau affectif de la passion, d’un penchant dont toute la force est précisément qu’il n’est pas intégralement rationalisable, et ne peut se réduire à aucun argumentaire. Que ce penchant soit mis au service d’un idéal juste est une autre question; mais ce qui fait sa force est moins la justice de son idéal que la puissance émotionnelle de son origine.

Cette puissance émotionnelle, si elle s’inscrit dans une visée d’égalité, se ressource aussi dans un besoin d’appartenance. Or, dans une pensée militante, la filiation n’est pas appartenance : elle dispose de l’origine, mais elle ne dit rien du devenir. C’est cette nécessité d’appartenance, irréductible à la famille biologique, que mentionnent tous les auteurs ; mais Vernant, plus particulièrement, ne cesse d’y revenir tout au long de son ouvrage, que ce soit dans son analyse de la “philia” grecque (l’amitié), dans ses remarques sur son groupe de travail au CNRS ou dans ses réflexions sur le stalinisme :

“Autre point : le PC comme contre-société, et je dirais comme famille ou plus exactement fraternité. C’est bien ainsi que nous le vivions.Il y a dans les sociétés modernes un isolement croissant des individus, y compris des travailleurs. De là ce besoin, qui rejoint le rêve millénariste, d’enracinement dans un groupe qui soit un groupe de frères.” (p.596)

Il expliquera par là qu’il lui ait été si difficile de rompre, et que, entré au PC au début des années trente, il ait attendu 1971 pour le quitter. Et il montrera à quel point cette appartenance, même lorsqu’elle devient le plus problématique, demeure irréfutable :

“Quand il y a eu le rapport Jdanov, j’ai considéré que c’était le fait d’un arriéré mental, mais cela ne m’empêchait pas plus de rester un bon stalinien sur le plan politique et, quand Staline est mort, j’ai pensé que c’était un coup très dur pour le mouvement ouvrier.”(p.599)

3. Une dynamique schizophrène

Ainsi voit-on se constituer, à plusieurs niveaux, une sorte de schizophrénie du militant : d’une part ses facultés intellectuelles, ses habitudes de chercheur, entrent en conflit avec le simplisme ou la manifeste fausseté des propositions qui lui sont imposées. Rolin devant les aphorismes de Mao est aussi perplexe que Vernant devant les litanies de Staline. D’autre part les raisons précisément démocratiques de son engagement sont nécessairement heurtées par les comportements sectaires, bureaucratiques ou opaques de son organisation. Ce qu’écrit Bloncourt, photographe à “L’Humanité”à la fin des années cinquante :

“Pourtant, quitter L’Huma aussi brusquement et dans ces conditions,c’était pour moi plonger dans le vide. Malgré toutes les contradictions qui me sautaient aux yeux de jour en jour, je n’arrivais pas à me défaire de mon attachement au Parti.”(p.156)

Et Bensaïd raconte ainsi son retour à Toulouse, après le congrès de rupture avec l’Union des Etudiants Communistes à Nanterre en 66 :

“Le retour au bercail fut éprouvant . (...) Nous étions suspects de désertion, sinon de trahison, et nous éprouvions déjà un vague sentiment d’exil ou de quarantaine.”(p.57)

De fait, le PC est la figure centrale de toutes ces autobiographies, la matrice de tout le militantisme de gauche du XXème siècle, à la fois lieu d’expérience de l’engagement, référent théorique de l’interprétation des événements, lieu des rencontres et des amitiés, référent mythologique des grandes figures de l’héroïsme ( le “parti des fusillés”, comme le rappelle Bensaïd); mais, aussi et plus encore, lieu du vécu existentiel de la contradiction; épreuve douloureuse et violente du tiraillement, de l’antinomie entre les principes affichés et les positions effectives. Tous les ouvrages mentionnent, en particulier, ce que Bensaïd appelle sa “tiédeur sur la question algérienne”, et Vernant consacre un chapitre entier au fait que sa politique des blocs l’ait conduit, par obsession anti-américaine, à servir de force d’appoint au colonialisme, citant longuement le document de 1958 publié par la fédération de France du FLN pour dénoncer une position du PC qui le met en contradiction flagrante avec le principe même de son anti-impérialisme.
Cette formidable et paradoxale puissance d’un mouvement de masse inscrit dans un système de pouvoir, fournit manifestement une énergie stratégique qui mobilise les forces militantes, jusque dans la dénonciation de ses abus et de ses contradictions. Lorsqu’elle aura disparu, de facto par l’éclatement de l’URSS, c’est cette dynamique elle-même qui sera rompue, dans ses effets positifs autant que dans ses effets pervers. Et c’est à la reconversion de cette dynamique qu’une nouvelle forme de militantisme devra s’attacher.

4. Le fardeau de l’universel

Or la dynamique du militantisme de gauche semble d’abord résider dans son internationalisme, forme géographique du concept même d’universalité, traduit du point de vue de l’action en termes de solidarité. Bensaïd le résume dans la formule :

“Chacun devenait personnellement responsable du sort de l’humanité.”(p.152)

C’est ainsi que l’universalité est liée au principe même d’une “dette” à l’égard de l’humanité, dont on trouve la formulation chez Rolin autant que chez Bensaïd ou Vernant. Si elle se présente avec tout le poids d’un “redoutable fardeau”, elle n’en constitue pas moins le coeur même de la volonté militante, comme volonté d’agir au nom de l’universel. Et il semble bien à cet égard que l’universel soit moins dans la visée fantasmatique d’un avenir radieux, que dans le constat, beaucoup plus prosaïque, de la constance concrète des rapports de domination. Si le militant est, au sens étymologique, un combattant, c’est que son universel repose d’abord sur ce qu’il combat, et sur le fait qu’il combat pour un autre. Il se positionne alors par la définition d’un inacceptable, relativement auquel il circonscrit secondairement les limites du souhaitable. Le militantisme apparaît ainsi d’abord comme un refus d’abaisser son seuil de tolérance, et c’est le partage de cette nécessaire intolérance qui construit une représentation du “nous” comme humanité.
Le “Je” autobiographique est tissé de cette représentation du “nous”comme front du refus. Et cette universalité, parce qu’elle s’éprouve de manière synchronique, comme un au-delà des conflits particularistes, traverse non seulement les nationalités (de l’argentine au Viet-Nam), mais plus paradoxalement les classes (de l’étudiant à l’ouvrier).
Mais elle s’éprouve aussi de manière diachronique, comme ferment d’une interprétation corrélative de l’histoire et des mythes. C’est la position de Jean-Pierre Vernant, lorsqu’il écrit :

“Je vois qu’il y a quelque chose de tragique dans les formes contemporaines de la vie, la politique. (...) Si on trouve sous ma plume les mots “condition humaine” à propos d’Oedipe, c’est que moi, j’ai aussi sans doute cette lecture-là. Le lien entre hier et aujourd’hui, c’est aussi cela. Le lien entre les textes littéraires et ce qu’on appelle la vie, sa vie, sa biographie.”(p.467)

Du lien diachronique d’une condition humaine au lien synchronique d’une solidarité, Vernant dit exactement en quoi le travail intellectuel d’interprétation des mythes est aussi un travail politique, relié à des problématiques présentes qui l’éclairent ou qu’il éclaire, en quoi la recherche de l’historien entre en interaction avec les motivations de l’engagement. Et du reste, c’est dans les mêmes termes de fraternité militante qu’il décrit la communauté de chercheurs qu’il a fondée et le mouvement politique auquel il appartient.

5. “Je” et “nous”

Du “nous” de l’universel au “nous” de la fraternité militante, il se produit ainsi un insensible glissement, comme de l’abstraction rationnelle à son incarnation proche et concrète. Mais ce “nous” précisément, dans le mouvement de l’action politique comme dans le devenir de l’histoire contemporaine, s’avère inconstant, sujet non pas seulement aux désaccords, aux trahisons et aux revirements, mais, plus gravement peut-être, à l’indétermination de ses contours, à la variabilité de ses motivations, à l’incapacité constitutive du “je” de coller intégralement au collectif. Car l’engagement politique consistera moins à constater le “nous” qu’à le construire ; et pour cela non seulement à le fictionner, mais à déconstruire l’universel qui le sous-tend. Le “nous” positif (celui de l’organisation, celui de l’avant-garde) érigé en défenseur et représentant du “nous” plus large d’une humanité à promouvoir ou à faire sortir de sa position dominée, ne s’agrège que de la différenciation des “eux”, dominants ou complices de domination ou de ségrégation, et par là même à la fois inclus dans l’universel comme donnée effective, et exclus de l’universel comme volonté. “Leur morale et la nôtre”, selon la formule de Trotski.
C’est cette construction volontariste du nous, nécessaire non seulement à toute action d’engagement, mais à la pensée politique elle-même, qui conduit à devoir aussi fictionner le “je”, en brouillant les frontières de l’intime et du public. Dans l’ouvrage de Bensaïd, le local de réunion est aussi lieu de rencontre amoureuse, dédoublant en quelque sorte la vie communautaire d’une vie clandestine, d’un nouveau “nous” irréductible à celui de la collectivité, et pourtant né d’elle.

Mais, s’il y a bien un jeu dialectique d’affrontement et d’accompagnement dans ce rapport du “Je” au “nous”, Bensaïd montre clairement qu’il n’y a pas de “Je” qui tienne, autrement que sous-tendu par la permanence d’un “nous”, qui l’oriente et lui donne son sens. En cela, son ouvrage apparaît moins comme l’antagoniste, que comme le double positif de celui de Rolin. Ce qui paraît chez Rolin, dans une forme de romantisme décadent, comme l’aboutissement désespéré d’un cheminement, apparaît au contraire chez Bensaïd comme un passage dangereux à surmonter : celui de la déréliction des années quatre-vingt :

“L’affaissement des horizons d’attente débouchait sur une inquiétante post-modernité : renoncement aux grands récits, résignation à l’émiettement du sens, perte de perspective historique, rétraction de la temporalité sur un présent immédiat, volupté de l’élphémère et du zapping, esthétisation des révoltes” (p.282)

6. Fonctions de l’autobiographie

Ainsi historicise-t-il ce standard d’une révolution “réduite à une affaire de désir”, c’est-à-dire renvoyée aux aléas et aux variations de la subjectivité, pour le circonscrire à une périodicité : l’ “émiettement du sens” n’est pas une fatalité définitive, et l’autobiographie devient alors le roman d’apprentissage qui inscrit ce moment de l’émiettement comme une épreuve à surmonter, dans la perspective d’une réémergence des “horizons d’attente”. C’est cette réémergence qui caractérise pour lui les années quatre-vingt dix, années de l’expansion du militantisme altermondialiste, d’une reconversion des énergies. Or c’est cette ligne de sens commune, qui préserve le “Je” des fluctuations de l’instabilité, et lui donne en quelque sorte sa structure. C’est de fait seulement chez Bensaïd que l’autobiographie de militant s’érige en autobiographie militante : le texte même est un appel à la mobilisation, s’achevant sur la formule de Breton tirée des Prolégomènes à un troisième manifeste surréaliste : “Assez de couleuvres !”
Ainsi retrouve-t-on explicitement chez Bensaïd l’une des figures centrales de l’ouvrage de Vernant : Ulysse, dont le périple d’épreuves s’achève sur le massacre des prétendants. Au “léninisme pressé” du jeune homme à qui “l’histoire mordait la nuque”, se substitue la “lente impatience”, le périple initiatique dans les chaos de la réalité contemporaine, l’obstination de longue haleine de celui qui refuse de céder au “climat de renoncements, de reniements et de repentances”.
Emerge alors l’évocation de Trotski vieillissant, proscrit dans son refuge du Mexique pendant la période qui précède son assassinat. Dans le même temps bouleversé par le saisissement du désir, et ressaisi par le travail de Titan de son autodéfense politique, devant la commission d’enquête sur les procès de Moscou présidée par John Dewey. Si le genre de l’autobiographie militante peut épouser la forme initiatique du roman d’apprentissage, elle n’en remplit pas moins elle aussi cette fonction, éminemment politique, du plaidoyer, plaçant nécessairement son auteur en position de prévenu. De quels chefs d’accusation doit-elle répondre pour lui ? Ils vont de l’un à son contraire, de l’excès de naïveté à la complicité de crimes; de l’interventionnisme abusif à l’indifférence coupable; du dogmatisme rigide à l’opportunisme. Et, bien sûr, toutes ces qualifications sont susceptibles de s’appliquer, à un moment ou à un autre, à toutes les formes de l’activisme. Mais alors, quelles qualifications devra-t-on appliquer à l’inactivité politique ?

Echapper au double écueil de la légende dorée sanctifiante et de l’autocritique flagellante ; mais tenter, aussi, de se réapproprier un parcours dont une large part a échappé à ses propres intentions, c’est s’affirmer, selon l’expression de Jean-Pierre Vernant, “pris dans un grand mouvement dont je ne voyais qu’une partie”. Mais c’est dire aussi que ce déficit de la lucidité est manifestement l’un des ressorts de l’action, et que militer serait tenter sans cesse de réajuster la précarité d’un équilibre entre ce qu’on sait vraiment, ce qu’on veut savoir et ce qu’il faut tenter d’ignorer, pour qu’un “je” puisse, à un moment de l’histoire, s’inscrire dans la dynamique d’un “nous”.

© Christiane Vollaire