QU’ATTENDRE DU FÉMININ PLURIEL ?


À partir de trois féministes matérialistes, 2012
In Penser les métamorphoses de la politique, de la violence, de la guerre
Sous la direction de Marie-Claire Caloz-Tschopp, Paris, L'Harmattan, novembre 2013.

Résumé : Les rapports de domination ont été traditionnellement légitimés par l’origine de la différence sexuelle entre hommes et femmes. Trois auteurs féministes issues de la pensée marxiste montrent au contraire que la légitimation de la domination masculine tente de s’imposer a postériori, pour justifier une intention dominatrice qui est première et transversale dans les rapports de pouvoir toujours inscrits dans l’histoire. Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Paola Tabet, respectivement sociologue et anthropologues issues de la pensée marxiste, ont sur ce fondement commun élaboré leurs recherches, pour construire le féminisme matérialiste dans le monde francophone.
Il est possible de lire leurs apports sur l’essentialisation et la naturalisation des rapports de pouvoir à partir du concept foucaldien de « biopolitique », appliqué aussi bien au sexe qu’à la race. Son enjeu central – la naturalisation, la biologisation du féminin ou de tout groupe discriminé - est lié à sa domestication, impliquant aussi bien les fondements de l’activité technique que les processus de reproduction.
Mais ce rapport de domination s’applique aussi aux outils de la recherche scientifique. Penser la question des rapports sociaux de sexe, c’est aussi débusquer les formes inaperçues de l’androcentrisme jusque dans le choix des positions, des concepts, des méthodes et de l’orientation des analyses. Réfléchir cette question permet donc non seulement de dénaturaliser le féminin, mais de désenclaver la pensée elle-même des présupposés de la domination masculine.

I. A partir de Colette Guillaumin
1. Sexe et race dans la détermination biopolitique
2. Majorité du dominant. Minorité du subalterne
II. A partir de Paola Tabet
3. La technologie comme herméneutique de la domination
4. Naturalisation et domestication
5. Le viol comme institution
6. La reproduction dans un système de production
III. A partir de Nicole Mathieu
7. Le rapport nature /culture confondu dans la détermination sexuelle
8. Le multipolaire comme condition de la recherche

Introduction

Ce qui caractérise les positions sexistes est qu’elles renvoient « la femme » à une unité factice ; et cette réduction abusive est le moteur des positions essentialistes. Reconnaître au contraire, dans le féminin comme dans le masculin, la part du multiple et des différences, c’est y restaurer cette pluralité dont Hannah Arendt faisait la caractéristique de l’humanité. C’est en outre aussi inscrire les pensées issues du féminin dans la pluralité des modes de pensée et des perspectives possibles qu’engage nécessairement tout refus des discriminations. C’est à ce féminin pluriel qu’engage la pensée des trois auteurs dont j’aborde ici le travail, à partir du croisement entre politique, médecine et esthétique où se situe ma propre recherche philosophique (Vollaire 2007, Vollaire 2012).
Le rapport féminin-masculin, incessamment tendu sur la question de la domination, croise ainsi de puissants enjeux matériels et symboliques qui en font une véritable grille d’évaluation du politique. C’est à ce titre qu’il est envisagé, de façons multiples et différenciées, par des auteurs qui font de la pratique des sciences humaines un creuset. Confrontant les données historiques ou géographiques, aux problématiques anthropologiques, associant les conceptualisations de la sociologie à celles de la philosophie, et celles de la psychanalyse à celles de l’économie politique, elles ouvrent à la question des rapports sexe de larges perspectives, par la pluralité et la radicalité de leurs champs d’investigation.
Au cœur de leur démarche, se noue l’articulation du biologique à l’histoire sociale, engageant des enchevêtrements complexes que Colette Guillaumin, Paola Tabet ou Nicole Mathieu tentent de dénouer. Dans tous les cas, c’est du concret, ou de ce que Marx appelait « le réel » que part l’analyse. Et en ce sens, on peut en effet qualifier de matérialiste une réflexion qui centre ses interprétations sur la domination économique, articulée à l’ensemble des aspects matériels des rapports de pouvoir et de la vie en société. Mais, partant de là, l’analyse déploie aussi les multiples rapports idéologiques au symbolique, qui en sont la conséquence, et la surdéterminent à leur tour.
Des années soixante aux années deux mille, s’élabore ainsi un pan de la pensée féministe dans son versant matérialiste, qui pense l’inégalité des sexes non comme une cause, mais comme un effet dialectiquement induit de la domination politique. Et vise à dénoncer son essentialisation naturalisante. Le corps, enjeu de discrimination, est un corps naturalisé, sur lequel s’opère le déni du culturel : objet de mépris ou d’extermination tout comme objet de politiques de santé ou de natalité, il demeure désubjectivé. C’est ce processus de désubjectivation, à l’œuvre dans le racisme au même titre que dans le sexisme, qui fonde le travail critique des féministes matérialistes dont on se propose ici l’analyse.

I. A partir de Colette Guillaumin

1. Race et sexe dans la détermination biopolitique

Lorsque Colette Guillaumin publie en 1972 L’Idéologie raciste, la genèse qu’elle en propose met en évidence le hiatus entre des données simplement physiques et l’interprétation sociale, l’idéologie raciste moderne qui s’impose. Ce pouvoir sur le corps, Michel Foucault en fera, autour des mêmes années, le cœur du concept de « biopolitique », en tant qu’il noue les problématiques de la race à celles de la sexualité. Dans l’année 1976, le concept émerge au dernier chapitre de La Volonté de savoir, dans le versant qui le lie à la discipline sexuelle et au régime de l’aveu. Et il apparaît parallèlement au dernier cours de séminaire du Collège de France Il faut défendre la société, dans le versant de la pensée raciste telle que le pouvoir nazi s’en est fait l’emblème.

Dans La Volonté de savoir :

« Il faudrait parler de "bio-politique" pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites, et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine ; ce n'est pas que la vie ait été exhaustivement intégrée à des techniques qui la dominent et la gèrent ; sans cesse elle leur échappe. (…) Mais ce qu'on pourrait appeler le "seuil de modernité biologique" d'une société se situe au moment où l'espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d'une existence politique ; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question ». (Foucault, 1976, p. 188)

Et dans « Il faut défendre la société » :

« La spécificité du racisme moderne, ce qui fait sa spécificité, n’est pas lié à des mentalités, à des idéologies, aux mensonges du pouvoir. C’est lié à la technique du pouvoir, à la technologie du pouvoir. C’est lié à ceci, qui nous place, au plus loin de la guerre des races et de cette intelligibilité de l’histoire, dans un mécanisme qui permet au biopouvoir de s’exercer ». (Foucault, 1997, p. 230)

Ce vocabulaire de la détermination technologique à l’encontre des déterminants idéologiques est bien évidemment connoté par la pensée marxiste, comme le vocabulaire de la généalogie, qui marque à tous les niveaux la pensée foucaldienne, est nourri de la lecture de Nietzsche. Mais l’articulation des problématiques raciales aux problématiques sexuelles trouve son point névralgique dans ce moment des années soixante-dix où se construit le concept de biopolitique. Par la biopolitique, le pouvoir diffus du contrôle des corps va prendre le pas sur le pouvoir souverain de leur contrainte par la violence. Le pouvoir insidieux du contrôle biopolitique (tel qu’il se manifeste en particulier dans ce que Foucault appelle la médicalisation de la vie) s’étend ainsi avec d’autant plus d’efficacité qu’il a renoncé aux brutalités de la discipline. Et Foucault lie du reste lui-même ce contrôle à une problématique de la définition et de la place du féminin :

« Ainsi, dans le processus d’hystérisation de la femme, le « sexe » a été défini de trois façons : comme ce qui appartient en commun à l’homme et à la femme ; ou comme ce qui appartient aussi par excellence à l’homme, et fait donc défaut à la femme ; mais encore comme ce qui constitue à lui seul le corps de la femme, l’ordonnant tout entier aux fonctions de reproduction et le perturbant sans cesse par les effets de cette même fonction ». (Foucault, 1976, p. 202)

Colette Guillaumin se livre elle aussi à une généalogie de l’idéologie raciste dans la modernité, à partir du repérage de la « marque biologique », du concept de race. Et il est clair que cette généalogie critique, qui vise à dénaturaliser la race, vise tout autant à dénaturaliser le sexe. Comme elle l’écrit :

« On ne s’étonnera pas alors, dans une approche sociologique de la race et de ses connotations inconscientes, de voir figurer parmi les races mentionnées toutes les catégories institutionnelles revêtues de la marque biologique ». (Guillaumin, 2002, P. 12)

Ces catégories institutionnelles revêtues de la marque biologique désignent avec précision le processus de discrimination : celui par lequel les institutions biologisent pour dissocier, celui par lequel le biologique devient la marque infâmante apposée par le politique. Le texte est clair : les catégories sont d’abord institutionnelles, construites par les rapports de pouvoir et générées par un processus de socialisation. Et c’est ensuite seulement que le biologique aura en quelque sorte fonction de légitimation du politique. Comme si le pouvoir avait besoin de la légitimation de la nature pour justifier l’exercice de la domination. L’argument naturaliste permet ainsi toujours d’avaliser le fait accompli par un processus de domination manifestement politique, construit par l’institution.
La nature est un concept, et ce concept a une fonction politique de verrouillage du pouvoir. Le travail généalogique va consister à repérer une telle inversion de l’origine, ou à manifester la différence entre origine et fondement : pour le féminin comme pour la race, l’argument biologique sert à fonder ce dont précisément il n’est pas l’origine. Et comme aucun pouvoir ne peut prétendre se fonder sur lui-même, la tâche idéologique du pouvoir légitimé par la science sera de désigner comme son origine ce qui est en réalité son fondement, ou d’opérer une confusion mystifiante entre son commencement chronologique et son assise idéologique. Le commencement du pouvoir n’est ni dans la faiblesse féminine ni dans l’infériorité raciale. Mais l’une comme l’autre sont nécessaires symboliquement pour pérenniser un pouvoir établi matériellement. D’où l’affirmation méthodologique très claire de Colette Guillaumin en préambule de son ouvrage :

« La race n’y apparaîtra pas réalité biologique, mais plutôt forme biologique utilisée comme signe. » (Guillaumin, 2002, p. 12)

Et ce qu’elle dit ici de la race comme signifiant vaut pour les autres catégories institutionnelles revêtues de la marque biologique, incluant, bien sûr, la catégorie « femme » :

« Ces catégories sont certes investies de la marque biologique selon des schémas différents, par exemple les aliénés le sont par le biais du constitutionnalisme, de la dégénérescence, des différences chromosomiques ; les femmes par celui de la différence anatomo-sexuelle, somatique et du potentiel chromosomique ; les homosexuels par celui de la différence hormonale ; les ouvriers (le peuple) sont pour la droite, depuis la révolution et encore actuellement, de race différente. Les âges extrêmes de la vie eux-mêmes sont investis de différences biologiques tout en se trouvant dans une position relativement marginale quant à l’investissement affectif, puisque chacun en parcourt le trajet ». (Guillaumin, 2002, p. 12)

2. Majorité du dominant, Minorité du subalterne

Que ce qui crée de la différence puisse devenir un facteur de soumission, c’est là le rôle de ce marquage biologique sur les catégories institutionnelles. Et pour que le rapport entre des différences puisse devenir un rapport dominant / dominé, il faudra que la différence soit investie d’une relation majorité / minorité :

« Il y a une conduite identique envers les femmes, les juifs, les nègres … et il y a une réponse identique de ces derniers à l’attitude majoritaire.
Tous ont en commun leur forme de rapport à la majorité, l’oppression. Oppression économique d’abord, oppression légale (ou coutumière) ensuite. (… ) Ces groupes se définissent par leur état de dépendance au groupe majoritaire. Ils sont, au sens propre du terme, en état de minorité. Minorité : être moins ». (Guillaumin, 2002, p. 119)

En utilisant le terme de minorité, Colette Guillaumin met le doigt sur l’enjeu essentiel de la biologisation des différences : elle produit un rapport d’infériorité pensé non seulement comme une dépendance, mais comme un inachèvement. Le différent est celui qui n’accède pas à la majorité, c'est-à-dire à la maturité. Celui à qui son potentiel génétique ne permet pas de mûrir et de devenir adulte. Celui qui demeurera soumis parce que nécessairement infantilisé par l’autre.
En jouant du double sens des mots, l’interprétation idéologique biologisante fait muter une minorité quantitative en minorité qualitative, ce qui permet de la maintenir en état d’infériorité même si elle devient (ou se trouve être originellement) majoritaire.
Ce processus est à l’œuvre dans le phénomène de la colonisation : le bon noir, le gentil asiatique. Mais aussi la façon de représenter les ex-colonies par le sourire de leurs enfants, ou les peuples des pays du Sud par la souffrance de leurs bébés.
On le retrouve, bien sûr, au niveau du féminin, dans le thème de la femme-enfant, de la Lolita, dans les figures frêles et efflanquées des magazines de mode comme dans l’archétype romantique de la jeune femme tuberculeuse : la fragilité comme facteur de séduction vient en appui de la minorité comme facteur de soumission.
Mais en définissant le « majoritaire » comme producteur de normes, Colette Guillaumin montre aussi, à la suite des travaux de Frantz Fanon sur la question coloniale, comment cette norme elle-même ne produit pas seulement un clivage entre des groupes sociaux, ni même un clivage au sein de ces groupes, mais un clivage au sein même des sujets : le rapport de domination se double d’un processus de désidentification, qui contribue à son efficacité :

« Il existe du côté minoritaire suffisamment de travaux qui montrent justement l’extrême difficulté où se trouvent les minoritaires pour se définir eux-mêmes. Ils ont à jouer sur deux registres : le moi que le majoritaire leur signifie qu’ils sont ; le moi qu’ils se sentent être et dont ils sont séparés par l’impératif majoritaire. Si les minoritaires sont ainsi divisés contre eux-mêmes, c’est en fait parce que le médiateur imaginaire de la définition de soi-même leur est hétérogène ». (Guillaumin, 2002, p. 301)

Ce médiateur imaginaire de la définition de soi-même, c’est l’intériorisation de la norme comme fondement d’identification. Cornélius Castoriadis écrivait dans ces années-là, dans L’Institution imaginaire de la société :

« Il y a à chaque fois homologie et correspondance profonde entre la structure de la personnalité et le contenu de la culture, et il n’y a pas de sens à prédéterminer l’une par l’autre ». (Castoriadis, 1975, p. 41)

Ce que montre Colette Guillaumin à travers le processus de colonisation, c’est que le concept même de minorité, en aliénant la représentation de soi, inhibe la possibilité même de produire un imaginaire collectif : l’homogénéisation, à la fois requise et rendue impossible par la conscience des différences, génère une identité clivée, morcelée, et de ce fait même radicalement dépendante. Il n’y a pas de possibilité, pour l’individuel et pour le collectif, de se nourrir l’un de l’autre, parce que leur hétérogénéité, en inhibant le processus d’individuation, mutile l’imaginaire collectif.
Cette mutilation de l’imaginaire par la représentation raciste peut s’appliquer identiquement à la représentation sexiste. Et l’apport de Colette Guillaumin dans cet ouvrage est d’avoir très vite établi ce parallèle. D’avoir saisi l’analogie qui construit l’idéologie raciste comme une matrice des autres formes de domination. Et donné ainsi une grille interprétative qui permet de penser la construction de l’imaginaire social comme portée par une représentation du biologique. Celle-ci, nourri d’une intention originellement politique, métamorphose les éléments factuels donnés dans la nature en une herméneutique de la domination instituée.

II. A partir de Paola Tabet

3. La technique comme herméneutique de la domination

Cette herméneutique de la domination, le livre de l’anthropologue Paola Tabet, La Construction sociale de l’inégalité des sexes, va la saisir dans l’agencement du technique au biologique, à partir de deux textes, l’un de 1979 « Les mains, les outils, les armes », et l’autre de 1985 « Fertilité naturelle, reproduction forcée ». Une perspective aristotélicienne qui part de l’usage du corps et de la fonction déterminante de la main pour interroger l’organisation sociale à partir de la production des outils. L’ouvrage prend ainsi pour point de départ les technologies agricoles, pour interroger l’usage de la fertilité du corps féminin. Et construire une phénoménologie de la domination à partir du contrôle de la reproduction.
Rien ne dispose le corps féminin à la faiblesse ou à l’infériorité, et l’auteur montre au contraire que les tâches imposées aux femmes nécessitent leur force et leur endurance. Mais ce sont des tâches subalternes. La division sociale du travail suppose qu’une distribution soit faite non pas du tout selon une répartition neutre de la réponse aux besoins matériels, mais selon une détermination des rapports de subordination. L’économique est d’emblée un facteur politique, dans lequel l’assignation des fonctions ne suppose pas seulement leur distinction, mais leur hiérarchisation. Et la différence sexuelle n’est pas l’origine, mais le prétexte à donner sens à la soumission. A la chasse, les femmes ont la capacité physique de porter les armes et de les utiliser, mais elles sont, dans certaines sociétés, arbitrairement interdites de le
faire. Parce qu’il faut désigner, par opposition à la catégorie noble du prédateur, celle de la bête de somme. Et la marque sexuelle permet de signifier l’appartenance à ces catégories :

« Les femmes disposent de deux outils de base utilisés un peu partout : le récipient (… ) et le bâton à fouir (… )
Les hommes disposent d’un tout autre équipement : couteaux de pierre, hâches, boucliers , lances, boomerangs et propulseurs ». (Tabet, 1998, p. 24-25)

C’est l’outillage lui-même qui d’un côté contraint le corps à la statique, et de l’autre favorise au contraire sa dynamique, sollicite son énergie et, déployant sa mobilité, affirme son efficacité. Et Tabet cite Leroi-Gourhan à propos du bâton à fouir assigné comme outil aux femmes :

« Il faut avoir tenu soi-même quelques heures ce bâton pointu, pour savoir combien son maniement est pénible et peu efficace ». (Tabet, 1998, p. 25)

L’assignation de l’outil détermine la position sociale à partir de la position physique supposée par son maniement. Et ces positions sont intégralement instituées, indépendamment de la puissance naturelle. C’est bien évidemment à dénaturaliser les représentations du corps féminin que vise ce texte, à montrer que le statut biologique n’entre en rien dans la détermination des fonctions, si ce n’est en donnant un signe de reconnaissance immédiat et physiquement visible du marquage qui permet la hiérarchisation des corps et va induire, à partir de leur comportement physique, leur attitude et leur statut social.

Utilisant les calculs établis par l’anthropologue Lee, sur l’énorme dépense d’énergie déployée par le corps féminin en termes de distances parcourues et de poids portés, elle affirme :

« Les ethnologues ont souvent constaté l’effort exigé des femmes, « premières bêtes de somme de l’humanité » comme on lit souvent, contraintes au transport des biens – et des enfants – du groupe ». (Tabet, 1998, p. 28)

Ce qu’elle met en évidence ici est tout simplement un processus de domestication, parfaitement analogue au processus colonial précédemment décrit par Colette Guillaumin. Processus qui utilise la force physique comme potentiel de soumission, comme puissance aliénée à partir d’un interdit culturel, permettant à la force même de se retourner contre son détenteur. Et bien sûr une telle position contredit tous les arguments donnés sur la fragilité constitutive du féminin. Elle montre un corps fort, mais rendu intentionnellement, par l’outillage même, inapte au déploiement de sa puissance. D’où la déduction qu’elle en tire :

« Il ne semble donc pas que ce soient les contraintes liées à la charge des enfants, à la moindre mobilité, à l’infériorité physique des femmes, qui puissent rendre compte de leur place dans la division sexuelle du travail. Ce n’est pas la chasse qui est interdite aux femmes, ce sont bien les armes ; c’est bien l’accès aux armes, en tant que telles et en tant que concrétisation d’un développement technologique, qui leur est refusé ». (Tabet, 1998, p. 43)

Que l’accès aux armes soit l’expression la plus concrète de l’accès au pouvoir nous indique ici aussi que l’outil ne permet pas seulement l’exercice d’une domination humaine sur la nature, ni l’exercice d’une domination entre hommes, mais plus spécifiquement encore à l’exercice d’une domination instituée du masculin sur le féminin. Domination qui passe par une animalisation du corps féminin domestiqué au double sens du terme : à la fois dressé à la soumission, et assigné à résider autour du foyer.

4. Naturalisation et domestication

De la nature dominée au féminin dominé, l’analogie permet de transférer au féminin la part de naturalité pour transférer la part culturelle au masculin. Et ce transfert va en particulier affecter la problématique centrale de la procréation :

« En effet un glissement semble se produire – qui transparaît aussi dans les termes couramment employés – entre la capacité et le fait de procréer, et ce dernier, au lieu d’être l’aboutissement d’un processus qui banalement nécessite deux sexes, devient, l’essence, la nature même des femmes. Non seulement l’ovule, mais l’enfant est produit par la femme toute seule, de sorte que « l’échange des femmes fécondes » devient un échange de poules pondeuses ». (Tabet, 1998, p. 83)

Le glissement entre potentiel et réel qui transfère à l’actualité du féminin sa virtualité reproductrice, se double ici d’une dissociation au sein même de l’acte procréatif, qui devient non seulement un monopole du féminin excluant le masculin, mais le monopole de la féminité, excluant toute autre capacité féminine. Le potentiel de procréation féminin se superpose ainsi à la définition de « la femme » pour devenir son essence. Essentialisation, naturalisation, biologisation, sont associées au processus de domestication qui permet d’établir la claire partition entre la représentation culturelle d’un masculin émancipé à l’égard de la nature, et la représentation naturelle d’un féminin aliéné à l’ordre de la nature, et par là même inclus dans la nature comme objet de la domination masculine.
Le monopole masculin de la technique va alors assurer sa puissance sur un monopole féminin de la nature, par le contrôle. Et donc par la possibilité de limiter le foisonnement naturel de la fertilité féminine, de canaliser son excès :

« N’y aurait-il pas en fait un lien entre ce biologique si procréatif et féminin, et ce social si organisateur et masculin ? » (Tabet, 1998, p. 82)

On le voit ici, le filtre de la technologie, et de la très célèbre affirmation cartésienne du Discours de la méthode selon laquelle l’homme doit se rendre comme maître et possesseur de la nature, permet d’identifier l’humanité à sa part masculine pour en renvoyer la part féminine du côté d’une animalité que le pouvoir technique a pour tâche infinie de maîtriser. La fécondité devient cette spontanéité naturelle spécifiquement féminine, que le contrôle masculin doit organiser et recadrer pour l’inscrire dans le programme culturel de la maîtrise de la nature. La répartition des tâches n’est plus ici dans un rapport entre la statique négative de l’outillage pesant et la dynamique positive de l’arme de jet, mais au contraire, par une inversion des valeurs respectives du statique et du dynamique, dans un rapport entre la dynamique négative de l’excès désordonné, et la statique positive de la mesure et du contrôle. Il s’agit toujours de négativer ce qui est supposé caractériser l’inférieur. Et de ce point de vue, la négativité attribuée au féminin marque systématiquement les spécificités qu’on lui assigne, quels que soient les caractères contradictoires de ces assignations.

Paola Tabet va donc poser une question centrale, qui, par ces assignations du féminin, relie les problématiques sociales de la domination aux problématiques techniques de la reproduction :

« Le caractère social de l’activité reproductive exige qu’on s’interroge sur son statut en tant qu’activité, sur son classement parmi les activités humaines : est-ce du travail ? Peut-on appliquer à la reproduction les notions de travail aliéné, d’exploitation, d’appropriation-expropriation du produit ? » (Tabet, 1998, p. 86)

L’articulation est ici très forte : elle convoque les fondements de l’analyse marxiste de l’aliénation du travail, pour en faire les opérateurs d’une analytique de la reproduction, et dégager par là même celle-ci de toute forme de naturalisation. En renvoyant le concept de reproduction à celui de la propriété des moyens de production, Tabet offre une grille interprétative qui permet de l’extraire de l’impasse biologique pour lui ouvrir la voie économique. Reproduire, c’est toujours produire. Et cette production engage des relations d’échange et de propriété qui ne la distinguent en rien des autres domaines productifs.
Ainsi, en s’emparant des outils du matérialisme historique, la pensée féministe n’en montre pas seulement l’efficacité, elle en ouvre aussi le dispositif à un nouveau champ d’interprétation : le féminisme matérialiste.

Flora Tristan écrivait dans les Pérégrinations d’une paria : « La femme est le prolétaire du prolétaire ».

C’est cette mise en abîme qu’explore le travail de Paola Tabet, en déployant une généalogie technique du contrôle de la reproduction.
Elle montre d’abord, en distinguant les modalités de la sexualité animale de celles de la sexualité humaine, que celle-ci, pour les hommes comme pour les femmes, est dissociée du cycle biologique de la fécondité. Désirer et reproduire sont deux dynamiques radicalement différentes, ce qui précisément oppose l’appétit sexuel des animaux identifié à sa finalité reproductrice, au désir humain, rendu beaucoup plus complexe par les déterminants culturels, les enjeux éducatifs et les complexités psychologiques qui y sont associés.
Mais, pour que la finalité économique de la stabilisation familiale et de la transmission des biens puisse se réaliser, il faut malgré tout rendre prévisible une activité sexuelle manifestement imprédictible. C’est la fonction de l’institution de mariage, qui va produire ce que Tabet appelle « le dressage au coït ». C'est-à-dire d’une part la pénétration génitale hétérosexuelle comme norme, et d’autre part les modes de discipline et de contrôle qui vont la rendre obligatoire et en permettre la maîtrise sociale.

5. Le viol comme institution

Ces modes de domination ne s’arrêtent pas à la prescription du « devoir conjugal », elles impliquent comme un possible et comme un droit la pratique du viol. Celui-ci n’est absolument pas conçu comme une sorte de pulsion soudaine et irrépressible, s’exprimant de façon individuelle et aléatoire par la transgression et le passage à l’acte. Elle est au contraire l’expression admise d’une norme de la domination, qui participe d’un dressage du féminin à l’obligation du coït, et manifeste ainsi de façon spécifiquement humaine le pouvoir du décret masculin sur le désir féminin. Elle montre ainsi comment dans certaines cultures, le viol collectif est la manière, admise par l’époux, de dresser l’épouse récalcitrante à la soumission.
Ainsi, le viol n’est de l’ordre ni de l’excès, ni de l’abus, ni de l’incontrôlable, mais au contraire d’un retour à la norme, d’une restauration de l’ordre collectif masculin contre le désordre individuel du désir féminin. Telle est la légitimation qui en est donnée, et qui de la sorte, non seulement en autorise, mais en recommande la pratique.
Lisant cela, on peut aisément l’appliquer à l’interprétation de la systématicité des viols dits « ethniques » en temps de guerre : ce n’est pas simplement le déchaînement d’un désir frustré par l’éloignement de la guerre et potentialisé par les angoisses qui y sont liées. Mais c’est la marque du vainqueur sur le vaincu, introduisant la domination jusque dans la circulation de sa semence. C’est l’affirmation d’une puissance virile identifiée dans le phallus du vainqueur, identifiant le vaincu au corps soumis de la part féminine de sa population. Non pas une bavure, mais au contraire l’acmé de ce « dressage au coït » qui inaugure le cycle institutionnel de la reproduction. Et la preuve même non seulement du moment de la conquête, mais de sa pérennisation dans un potentiel de reproduction : des enfants naissent du viol, prolongeant la présence du vainqueur sur le territoire vaincu par la médiation du ventre féminin, par une forme de colonisation du territoire des corps.
Un travail récent du photographe Jonathan Tovgornik au Rwanda (exposé en juin 2012 aux Rencontres d’Arles) met en présence sur l’image des femmes et leur enfant né du viol à la suite des massacres de 1994, en leur donnant la parole dans les entretiens qui accompagnent les images, non comme l’éternel témoignage victimaire sur les violences subies, mais comme une réflexion a posteriori sur ce qu’elles représentent dans leurs suites.

Pour Paola Tabet, cette question d’une fabrique culturelle de la reproduction permet de mettre en évidence les très grandes violences dont elle est l’occasion sur les femmes. Ce que Foucault nommait « le contrôle », par opposition à la violence immédiatement perceptible de « la discipline », peut prendre lui-même des formes ultra-violentes et pourtant instituées : celle du viol, celle de l’infanticide des enfants filles chez les eskimos, par exemple.
A cette aune, même les techniques apparemment les plus neutres, voire émancipatrices, de contrôle des naissances et de maîtrise de la fécondité, apparaissent dans leur origine violente, comme autant de façons d’assurer originellement le contrôle de l’esprit masculin, dans sa maîtrise, sur le corps féminin dans sa naturalité.

6. La reproduction dans un système de production

Du viol à l’excision, Tabet analyse les techniques utilisées pour dissocier chez les femmes la vie génitale de la vie sexuelle, et par là éliminer le désir du vécu de la sexualité. Et elle montre quelle violence sur le corps suppose cette élimination, et comment en particulier la maternité, puis l’allaitement, vont, dans bien des cultures, exterminer le corps désirant au profit d’un corps voué à la reproduction.
Le travail de l’anthropologie est ici décisif. Il montre, dans la variété des cultures qu’on peut observer, une constance de la domination masculine. Il montre aussi, dans la conceptualisation du travail, une impasse de l’analyse philosophique, mettant en évidence, derrière un impensé des orientations masculines de la philosophie, une autre forme, plus insidieusement idéologique, de l’androcentrisme :

« Exclure la reproduction du champ conceptuel du travail, ne serait-ce pas alors l’expression idéologique de certaines relations de production et de reproduction ? Ou mieux, la notion de travail elle-même ne serait-elle pas construite sur « l’exclusion préalable des femmes en tant que productrices-reproductrices de l’espèce » (Vandelac) ? Une telle notion pourrait donc, de ce point de vue, apparaître comme fonction des rapports de sexe historiquement existants ». (Tabet, 1998, p. 161)

C’est la raison pour laquelle, paradoxalement, dans un ouvrage marqué par les orientations de la pensée marxiste, cette pensée elle-même est renvoyée vers ses insuffisances concernant la question du féminin, et en particulier l’évacuation par Marx de la question de la reproduction dans l’analyse de la production.
Mais, si cette question d’une inscription de la reproduction dans les rapports de production est bien posée à partir d’un questionnement technologique, l’argumentaire déployé ensuite est beaucoup plus léger. C’est moins à l’anthropologie qu’à une philosophie de la médecine occidentale interrogeant son devenir, qu’il appartiendrait de travailler désormais les enjeux sous-jacents à la mise au point des techniques contraceptives, privilégiant la part féminine de la reproduction sur sa part masculine, et soumettant l’autorisation contraceptive à l’expertise technique du médecin autant qu’à son autorité morale.
Et, si la question de la location d’utérus est ici brièvement abordée, les enjeux technologiques, juridiques et politiques liés à la procréation médicalement assistée, les problématiques du clonage, celles du droit à l’avortement, celles de la réanimation néonatale, ne sont pas abordées, dans un ouvrage qui a pourtant le remarquable mérite de fonder son objet politique sur la question technique. Sur ce point, la chronologie contemporaine des nouveaux acquis scientifiques et techniques, et l’accélération dont elle est le lieu, jouent bien sûr un rôle déterminant, par rapport auquel la datation de ces textes (de 1979 à 1985) implique déjà une obsolescence : en plus d’un quart de siècle, l’essor des biotechnologies n’a pas seulement augmenté les possibilités techniques : il a ouvert de nouveaux champs d’investigation à la pensée critique, et de nouvelles formes d’interrogation sur les devenirs biopolitiques tels que les envisageait Foucault. Et ce faisant, il a exposé non seulement la question de la procréation, mais la question du rapport entre les sexes, à de profondes reconfigurations.

III. A partir de Nicole-Claude Mathieu

7. Le rapport nature / culture confondu dans la détermination sexuelle

Mais cette obsolesccence ne porte nullement sur les fondements même de l’interrogation critique, que les textes des féministes matérialistes des années quatre-vingt contribuent au contraire à poser de façon radicale, offrant de vrais outils de travail à l’interprétation des devenirs contemporains. En publiant L’Anatomie politique en 1991, Nicole Mathieu, à partir d’articles parus sur une vingtaine d’années (entre 1970 et 1989) réinterroge à cette même période la biologisation du corps féminin, qui occulte ce qu’elle appelle « les signes non reconnus du caractère culturel de la maternité ». Et ce déni du caractère culturel de la procréation est au cœur de son ouvrage, comme emblématique du naturalisme biologique qui détermine les représentations du féminin.
En affirmant que « le genre construit le sexe », elle signifie précisément le caractère politique de l’anatomie du corps féminin : une représentation destinée non pas à objectiver sa réalité, mais à fonder les rapports de pouvoir dont il est le lieu.
Faire émerger le rapport du genre au sexe, c’est refuser d’essentialiser « la femme » comme le font les positions androcentristes, c'est-à-dire comme le font toutes les traditions culturelles dominantes, de quelque emplacement géopolitique qu’elles proviennent : ce n’est un privilège ni de l’Orient ni de l’Occident, ni du Nord, ni du Sud, ni des traditions monothéistes, ni des traditions panthéistes. Et c’est précisément la raison pour laquelle l’anthropologie en trouve les signes dans toutes les formes culturelles, comme l’histoire en trouve les prémisses ou la trace à toutes les périodes.
Parler du féminin plutôt que de la femme, et en attribuer les caractéristiques au genre plutôt qu’au sexe, c’est déjà marquer l’écart entre le réel et les représentations, mais aussi montrer comment le vécu se nourrit corrélativement des deux. Et c’est à quoi s’attache le travail de Nicole-Claude Mathieu.
En considérant l’évidence sexuelle comme fétiche, elle en renvoie implicitement les représentations au fétichisme de la marchandise dans la théorie marxiste. Le fétiche, c’est cet objet de focalisation du discours et des représentations, auquel on attribue des pouvoirs symboliques qui, tout en état très au-delà de ses pouvoirs initiaux réels, influe en même temps sur ceux-ci. L’illusion fétichiste est en même temps une illusion productive, ou, pour reprendre le concept d’Austin, un discours performatif, qui produit du réel à partir du symbolique. C’est pourquoi l’évidence fétiche du sexe produit un vrai rapport de domination à partir d’un présupposé faussement biologique et réellement politique.
C’est précisément cette « évidence biologique » qu’elle interroge en opposant les archétypes de l’« homme-culture », masculin apte à la verbalisation, c'est-à-dire à l’organisation rationnelle du discours, et de la « femme-nature », plus mal à l’aise dans le rapport culturel au langage, parce que, par son statut physique, plus proche des réalités biologiques. L’omniprésence de ce type de distinction, dans le discours ordinaire comme dans le discours savant, renvoie à ce qu’on a vu précédemment de la partition entre la possibilité attribuée à la fonction technique du masculin, d’une maîtrise de la nature, et la permanence, attribuée au féminin, d’une virtualité reproductrice qui inhibe la fonction sociale autant que la capacité politique.
La pensée grecque, déjà, comme on peut le lire clairement chez Aristote, faisait de la femme cet intermédiaire entre l’homme et l’esclave, renvoyée corrélativement du côté de l’animalité reproductrice et de la domesticité du gynécée : un être qui ne pouvait prendre la parole sur la place publique, et dont la responsabilité se bornait à l’économie domestique.
Nicole-Claude Mathieu montre que si c’est bien la distinction entre les fonctions sociologiques et les fonctions biologiques qui conditionne l’accès à l’humanité, il est scientifiquement aberrant de proposer, comme semble y aboutir Edwin Ardener, une partition socio-anthropologique où ces fonctions seraient non pas partagées au sein de chaque genre, mais massivement renvoyées pour les premières du côté du masculin et pour les secondes du côté du féminin. La critique est ici très clairement celle d’une pseudo-scientificité, aux yeux de laquelle les préjugés les plus communément répandus doivent être non pas interrogés et critiqués, mais au contraire légitimés par l’argumentaire savant. Et bien sûr, dans le domaine des sciences humaines comme dans celui des sciences exactes, une science qui ne critique pas ses présupposés oblige à poser un large soupçon sur sa propre rationalité. C’est ce que fait ici Nicole Mathieu face au discours anthropologique institué.
Ainsi montre-t-elle clairement une naturalisation inaperçue du concept anthropologique de l’ « échange des femmes » dans les théories de l’ethnologie classique (celle de Lévi-Strauss en particulier), en s’appuyant en particulier sur les travaux de Chantal Collard, qui montrent qu’il peut y avoir aussi échange des hommes par les femmes, et qu’il ne va pas nécessairement de soi de considérer la détermination sexuelle féminine comme objet de ce dont le masculin devrait toujours être sujet. Cette forme de naturalisation, inaperçue dans le travail de nombreux chercheurs, est d’abord un signe des orientations androcentristes du milieu de la recherche. Et en cela, la présence des femmes chercheures apparaît indispensable à la possibilité d’une prise de conscience rationnelle des limites de ce présupposé : l’ouverture du milieu scientifique à la diversité est évidemment la condition première de sa prétention, sinon à la neutralité (par définition impossible, comme le montre en particulier le travail de Bourdieu en sociologie), du moins à un effort d’objectivité.

8. Le multipolaire comme condition de la recherche

Que la position féministe ne soit pas seulement une position militante, mais une position de chercheur, c’est précisément ce qui permet d’asseoir la revendication d’égalité sur une exigence de scientificité. Non pas seulement une égalité de l’accès au savoir, mais en quelque sorte une décontamination des présupposés inégalitaires disséminés dans les orientations même de la connaissance et les fondements de la recherche.
Ce n’est pas que les femmes puissent revendiquer une neutralité que les hommes n’auraient pas, c’est que la présence du féminin dans le secteur de la recherche peut permettre de compenser, par un effet de balancier, cette forme insidieuse de domination qu’est l’exclusivité d’un regard déterminé par un seul genre.
Si, dans la grammaire française en tout cas, le masculin demeure neutre, une pensée issue du féminin oblige à saisir que le penseur lui-même a un corps culturellement déterminé, et que le corps déterminé au masculin du penseur subjective sa pensée avec une force identique à celle des affects qu’on attribue traditionnellement au féminin.
Dénaturaliser le féminin et le masculin, ce n’est donc évidemment pas pour Nicole-Claude Mathieu dresser les femmes contre les hommes, ou affirmer une vérité féminine contre les falsifications du savoir masculin, mais c’est affirmer la puissance des processus de subjectivation que constitue l’assignation au genre. D’où ce qu’elle appelle une « critique épistémologique de la problématique des sexes dans le discours ethno-anthropologique ».
Ainsi, par la remise en cause de l’objet du discours scientifique, c’est son sujet lui-même qui est interrogé, et conduit à reconfigurer sa position.
Mettre fin au monopole masculin de la rationalité, ce n’est pas seulement dénoncer une domination abusive. Mais c’est aussi, par la dénonciation de la partition entre « homme-culture » et « femme-nature », affirmer puissamment la part du déterminant de genre dans la pensée masculine au même titre que dans la pensée féminine. L’irruption de la revendication féministe est ici aussi une inversion des positions, par laquelle le masculin devient, comme affect nouant la part du biologique à la part du culturel, objet d’une pensée et d’un discours qui lui sont extérieurs, et par rapport auxquels il doit admettre le surplomb possible d’un autre sujet.
Et ce surplomb ne vise en aucun cas une inversion de la domination, mais une extension commune du champ de la rationalité : la possibilité, en en multipliant les perspectives, d’en accroître l’efficacité.
Ce que montre la pensée féministe de Nicole-Claude Mathieu, c’est que la pensée rationnelle ne peut s’exercer pleinement qu’aux conditions d’une multipolarité de ses sujets. Et si cette multipolarité s’applique au genre, elle ne doit pas moins s’appliquer à l’origine géographique ou « ethnique », si elle prétend viser l’universel. En ce sens, le Black feminism qui fait l’objet d’un ouvrage collectif paru en 2008 sous la direction d’Elsa Dorlin engage cette multipolarité du regard scientifique qui est la condition première de sa rationalité.

Nell Painter, historienne et responsable des études afro-américaines à l’Université de Princeton, publie en 2010 The History of White People, une « histoire de la race blanche » comme fantasme conceptuel, inversant le regard porté sur « les Noirs ». Elle dit dans un entretien publié dans le n°74 de la revue Chimères consacré au Biopolitique :

« On me dit spécialiste des Afro-américains, mais ça n'est pas le tout de mon travail. Très souvent, des Noirs m'approchent après avoir vu seulement le titre de mon dernier livre, en disant : "Enfin, on a changé d'optique !"
Il faudrait un siècle pour que les Noirs trouvent eux-mêmes les concepts pour pouvoir dire des faits scientifiques sur la vie noire, parce que, quand s'est créé le regard scientifique du XIXème siècle, c'étaient les Blancs qui étaient experts sur n'importe quoi, Noirs inclus.
Dans les années trente, quelques Noirs ont gagné le pouvoir de dire quelque chose sur les Noirs, mais jamais sur autre chose. Et l'autorité intellectuelle a longtemps résidé hors de portée des Noirs. Une partie des stéréotypes sur les Noirs stipule que nous sommes stupides. On est "authentiques", mais on manque d'autorité intellectuelle. Et accéder à l'autorité a été un très long travail. Pour certains, dans mon audience, ce livre est une prise d'autorité. Mais il y a des gens qui n'entendent pas ce que je dis : il voient d'abord quelqu'un dans un corps noir, et qui parle avec autorité … et ça les renverse ! » (Painter, 2010-2011, p. 35)

On voit à l’œuvre ici ces multiples configurations par lesquelles l’autorité scientifique peine à se défaire des présupposés de genre ou de « race » qui sont le ferment même de sa non-scientificité. Ou ce qui, précisément, dissocie la scientificité de son rapport à l’autorité.
En ce sens, un aspect important du livre de Nicole Mathieu est lié à la question de l’homosexualité. L’homosexualité, parce qu’elle interroge un non-pensé de la norme hétérosexuelle masculine, participe à l’évidence de cette multipolarité du sujet scientifique qui fonde une authentique rationalité. Ce n’est pas seulement le féminin qui permet d’affirmer une distance au monopole de la pensée masculine, ou le « non-blanc » qui permet d’affirmer une distance au monopole occidentalo-centriste. C’est aussi l’orientation sexuelle qui permet d’affirmer une distance au monopole de la norme hétéro et de ses présupposés de caste, comme la pluralité des origines sociales des chercheurs pourrait seule permettre de mettre au jour l’inaperçu des présupposés de classe.

Conclusion

Ce qu’on peut attendre de la perspective Féminin pluriel dans l’apport des féministes matérialistes, c’est donc précisément d’abord cette ouverture à la pluralité. Celle-ci, si elle a pour finalité une véritable émancipation par l’égalisation sociale, a pour première condition une représentativité intellectuelle des femmes dans les rapports de savoir. Si la question de l’éducation est prioritaire dans tout processus de démocratisation, ce n’est pas seulement parce qu’elle permet d’asseoir la revendication légitime d’une diminution des clivages économiques. Mais c’est aussi parce qu’elle assure une extension des potentiels de connaissance que les monopoles de classe, de race ou de sexe/genre ne cessent de battre en brèche.
En ce sens, aucun des ouvrages mentionnés ici ne se livre à une déploration de la domination masculine. Mais tous visent, en la dénonçant, à jeter le discrédit sur les légitimations idéologiques dont elle est l’origine. Et de ce fait, à participer, par la revendication de l’égalité dans les rapports de pouvoir, à une authentique extension des champs du savoir.
Les travaux contemporains, appuyés sur ces recherches pionnières, poursuivent, réorientent, enrichissent les pistes qu’elles ont ouvertes. Et la question des rapports entre genre et sexe ouvre des mutations considérables et autant de débats, dans les pratiques comme dans les mentalités. Touchant à tous les domaines de la vie sociale et de la recherche, elle oblige désormais à penser aussi bien les problématiques de l’identité que celles de la pharmacologie, aussi bien celles de la procréation que celles de la transmission, aussi bien celles de la santé que celles du désir. Mais dans tous les cas, c’est toujours au politique que se rattachent des travaux qui engagent une reconfiguration des représentations collectives.

BIBLIOGRAPHIE

Guillaumin Colette, 2002, L’Idéologie raciste, Paris, Gallimard, Folio Essais.
Foucault Michel, 1976, Histoire de la sexualité, 1.La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, Tel.
Foucault Michel, 1997, « Il faut défendre la société », Paris, Gallimard, Seuil.
Mathieu Nicole-Claude, 1991, L’Anatomie politique. Caractérisations et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes.
Painter Nell, 2010-2011, Entretien avec Christiane Vollaire, Paris, Revue Chimères n° 74.
Tabet Paola, 1998, La Construction sociale de l’inégalité des sexes, Paris, L’Harmattan.
Vollaire Christiane, 2007, Humanitaire, le cœur de la guerre, Paris, L’Insulaire.
Vollaire Christiane, 2012, Le Milieu de nulle part (photos Philippe Bazin), Paris, Créaphis.

© Christiane Vollaire