PRODUIRE, DÉTRUIRE


Pratiques n°47, "La violence faite au travail", octobre 2009

C'est une photographie de Bruno Serralongue, de 1m25 sur 1m58, contrecollée sur aluminium. Elle s'intitule "Passer en Angleterre, Accès terminal transmanche, Calais, 2007". A mi-hauteur, la ligne presqu'horizontale du haut d'un talus la coupe en deux. Des fleurs jaunes à l'avant-plan, une broussaille, de l'herbe. La ligne verticale d'un pilône électrique au tiers droit, et les parallélépipèdes horizontaux de camions circulant derrière la glissière de sécurité. Devant la glissière, dans l'espace de ciel nuageux laissé entre deux camions, une silhouette se détache nettement. Sur la droite, autour du pilône, quatre autres silhouettes : deux debout, inscrites dans la ligne du camion de devant ; deux assises, inscrites dans la ligne de la glissière de sécurité. Il n'y a rien d'autre, sur la photo, que cette implacable géométrie, dans laquelle les corps sont inscrits. Corps des migrants, clandestins, qui attendent le container dans lequel ils pourront se glisser.
Les silhouettes sont celles d'hommes jeunes, droits. Ils viennent du Moyen-Orient, ils ont emprunté les filières des passeurs. Ils tentent de transgresser les barrages de l'espace de Shengen pour aller chercher du travail en Angleterre.
C'est un texte de Roberto Saviano :

"Les biens ont des nationalités multiples ou bâtardes. Ils naissent pour moitié dans le centre de la Chine puis sont assemblés dans quelque banlieue d'europe de l'Est. Ils sont conçus et développés dans le nord-est de l'Italie, fabriqués dans les Pouilles ou au Nord de Tirana, puis se retrouvent dans quelque entrepôt européen. Les marchandises possèdent par essence un droit de libre circulation qu'aucun être humain n'aura jamais. Toutes les portions de route, tous les itinéraires officiels ou accidentels débouchent sur Naples." (1)

1. Circulation des hommes, circulation des choses

Ce que la photo de Serralongue nous fait visuellement éprouver dans cette géométrie d'un no man's land, d'un espace d'attente et de transit où des corps désoeuvrés attendent de pouvoir exister, à l'abandon devant un défilé de containers pleins qui font circuler les choses, le texte de Saviano nous le dit autrement, dans cette géographie de l'emploi clandestin et sous-payé, produisant cette prolifération incontrôlée de marchandises dont la plupart n'auront pas de destination :

"Alors les grandes entreprises délocalisent leur production à l'est, en Roumanie, en Moldavie et en Orient, en Chine, pour bénéficier d'une main d'œuvre à bas coût. Mais ça ne suffit pas. Les marchandises produites à bas coût doivent être vendues sur un marché auquel de plus en plus de gens accèdent, grâce à des emplois irréguliers, à quelques économies et en comptant chaque centime. Les invendus augmentent et les marchandises, originales ou contrefaites, à moitié contrefaites ou semi-originales, entrent en silence. Sans laisser de trace." (2)

A cette incalculable déperdition d'énergie des hommes, répond l'inanité de la circulation des choses, qui oppose un déni à la valeur même du travail.
C'est un extrait de la Guerre des Gaules de Jules César :

"César, pour les raisons que j'ai dites, avait décidé de franchir le Rhin. (…) Aussi, en dépit de l'extrême difficulté que présentait la constrution d'un pont, à cause de la largeur, de la rapidité et de la profondeur du fleuve, il estimait qu'il devait tenter l'entreprise. (…) Dix jours après qu'on avait commencé à apporter les matériaux, toute la construction est achevée et l'armée passe le fleuve. (…)
Après dix-huit jours complets passés au-delà du Rhin, estimant avoir atteint un résultat suffisamment glorieux et suffisamment utile, il revint en Gaule et coupa le pont derrière lui." (3)

Dix jours d'un travail harassant, souvent mortel, pour tailler les poutres, descendre dans le fleuve, enfoncer les pieux, placer les crampons au milieu de la violence du courant, dix jours de fabrication et de montage d'un monument d'ingéniérie complexe, pour une vague razzia et un retour-éclair aboutissant à la destruction immédiate de ce qui vient d'être si dangereusement construit.

2. La guerre, dégradation de la valeur travail

Il existe ainsi, dès l'origine, une dévalorisation constitutive de l'idée même de travail, que le rapport à la guerre vient confirmer : la guerre est ce qui nous dit l'inanité de la valeur travail, c'est-à-dire l'inanité d'un modèle de légitimation de la propriété dans un régime violent qui est celui de l'appropriation par la destruction. Le chef de guerre qui fait travailler ses soldats et ses esclaves à l'édification d'un pont qu'il va détruire, est le même qui écrit quelques pages plus loin :

"César, reprenant sa campagne de dévastation, disperse de tous côtés un fort contingent de cavalerie qu'il avait tiré des cités voisines. On incendiait les villages, tous les bâtiments isolés qu'on apercevait, on massacrait le bétail ; partout on faisait du butin." (4)

On voit bien ici comment le massacre et le butin vont de pair (et par butin, il faut entendre essentiellement les populations "vendues à l'encan", selon la formule de César, comme esclaves). On détruit pour s'approprier, et l'on s'approprie ce qu'on a détruit, puisque la "campagne de dévastation" vise le territoire même qu'on veut acquérir. De cette épuisante course à la destruction, on sait qu'elle n'aura pas de fin : quand s'achève le récit de la Guerre des Gaules, c'est celui de la Guerre civile qui commence. Et la violence qu'il a expérimentée sur les "barbares", César l'appliquera à ses propres concitoyens.
On arrive mal à concilier le modèle de socialité, d'ordre, de rigueur, d'intelligence stratégique qui nous est fourni comme le modèle romain, avec les actes de sauvagerie extrême, de brutalité totalement irrationnelle, qui nous sont décrits dans le même temps, par le même auteur, avec les mêmes protagonistes. Et de ce point de vue, le modèle césarien nous apparaît bien comme un paradigme très contemporain : celui pour lequel la domination est une finalité qui excède toutes les autres, y compris celle de l'intérêt économique. Pour cette société policée, commerciale, économiquement avancée, le fruit du travail n'est cependant que le prétexte à de nouvelles appropriations. La guerre n'a de sens qu'en vue de la prochaine guerre, et la production en vue de la destruction.

3. Marchés financiers et politique de la terre brûlée

Or cette politique de la terre brûlée apparaît de plus en plus, dans notre actualité la plus proche, comme celle des marchés financiers qui régulent le monde du travail. Puisque là où la rivalité est posée en principe de comportement, c'est le principe de solidarité qui disparaît. Une politique d'entreprise dont la finalité est la satisfaction des actionnaires au détriment des salariés, vise bien à remporter une guerre financière par la destruction de ses soutiens économiques. Elle détruit les ponts qu'elle a fait construire.
C'est un texte de Simone Weil, du 10 juin 1936. :

"Forcer. Forcer encore. Vaincre à chaque seconde ce dégoût, cet écoeurement qui paralysent. Plus vite. Il s'agit de doubler la cadence. Combien en ai-je fait au bout d'une heure ? 600. Plus vite. Combien, au bout de cette dernière heure ? 650. La sonnerie. Pointer, s'habiller, sortir de l'usine le corps vidé de toute énergie vitale, l'esprit vide de pensée, le cœur submergé de dégoût, de rage muette, et, par-dessus tout cela, d'un sentiment d'impuissance et de soumission. Car le seul espoir pour le lendemain, c'est qu'on veuille bien me laisser passer encore une pareille journée." (5)

Quel mode de rationalité présente donc ici l'archétype fordien de l'organisation du travail, pour aboutir à cette totale absurdité d'une désorganisation de la vie, dans un rapport de soumission absolue ?
C'est un texte de Zygmunt Bauman, publié en 2007 :

"Les "migrants économiques" (ceux qui suivent le précepte du "choix rationnel" tant vanté par les néolibéraux, et qui essaient donc de gagner leur pain là où c'est possible au lieu de rester là où c'est impossible) sont ouvertement condamnés par ces mêmes gouvernements qui s'efforcent de faire de la "flexibilité de la main d'œuvre" la vertu essentielle de leur électorat et qui exhortent les chômeurs vivant sur place à "monter sur leur vélo" pour aller où le travail se trouve." (6)

Ce que pointe Bauman, c'est précisément le double langage et la contradiction interne, qui caractérise l'omniprésence du discours néolibéral. Et c'est l'irrationalité même de la prétention rationnelle, qu'il stigmatise, ouvrant ainsi une nouvelle voie à l'analyse contemporaine du processus de soumission que Simone Weil, philosophe engagée comme ouvrière en usine, décrivait dans son expérience des années trente. Un système qui prône à la fois la flexibilité du travail et le blocage du processus migratoire, exhibe de lui-même ses propres contradictions

4. Quoi de neuf ?

On le voit, l'inanité contemporaine d'un rapport perverti au travail n'est nullement une absolue nouveauté. Elle est au contraire inscrite dans l'histoire des hommes, dans l'histoire même de l'organisation de la production, intrinsèquement liée à celle de la destruction.
L'histoire "événementielle", l'histoire des guerres, n'est nullement opposable à l'histoire du vécu quotidien, à ce que Hésiode appelait, au VIIIème siècle av. JC "les travaux et les jours". Elle en est au contraire le schéma sous-jacent, et la violence des rapports de production est à l'aune de celle des rapports de destruction.
Les réfugiés, essentiellement afghans ou pakistanais, qui attendent en-haut d'un talus d'autoroute, au milieu de nulle part, le camion qui les fera passer en Angleterre, ne sont pas seulement l'effet de surface des antagonismes au sein des pays orientaux. Ils sont aussi le produit des guerres que l'occident produit et alimente. Et le symptôme de la profonde structure, permanente et intemporelle, d'un usage du travail lié à ce que César appelait "le butin" : les esclaves, prises de guerre, qui devaient servir à la production incessante des choses à détruire. Ceux qui construisent, au péril de leur vie, le pont qu'on va saborder.
C'est un texte de John Locke, écrit en 1690 :

"Encore que la terre et toutes les créatures inférieures soient communes et appartiennent en général à tous les hommes, chacun pourtant a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention. Le travail de son corps et l'usage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu'il a tiré de l'état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul." (7)

Ce qui s'exprime en cette fin du XVIIème siècle, c'est un autre discours sur le travail, un discours qui en montre la puissance d'émancipation, la faculté qu'il donne à un sujet de se construire et de se reconnaître. Mais ce discours de la modernité, né dans le contexte économique de la constitution des Etats-nations en Europe, n'est toujours pas parvenu à briser la conception antique d'une activité laborieuse liée à l'esclavage et aux rapports de domination. Dans le contexte néo-libéral de globalisation, c'est cette vieille tradition antique qui ne cesse de se manifester, et c'est elle encore qu'on doit combattre, lorsqu'on dénonce les formes les plus contemporaines de liquidation de la valeur travail.
En ce sens, la violence faite au travail, loin de manifester un progrès, ne fait que traduire, sous des formes nouvelles, un retour à l'archaïque, par l'assimilation du rapport de travail à un rapport de guerre. Et la lutte contre ces violences n'est pas seulement une nécessité morale : elle relève d'un vrai concept émancipateur de la modernité.

Notes:
1. Roberto Saviano, Gomorra, Gallimard, 2007, p. 17
2. Ibid., p.28-29
3. Jules César, Guerre des Gaules, Gallimard, Folio, 1981, p. 159-160
4. Ibid., p. 250
5. Simone Weil, La Condition ouvrière, NRF Gallimard, 1951, p. 221
6. Zygmunt Bauman, Le Présent liquide, Seuil, 2007, p. 59
7. John Locke, Traité du Gouvernement civil, Garnier-Flammarion, 1992, p. 163

© Christiane Vollaire