POSSIBLE ET REEL : LES FONCTIONS REALISANTES DE L’UTOPIE


Pratiques n° 27, « Faire autrement pour soigner », octobre 2004

Résumé : L’utopie ne constitue pas un moyen de s’évader du réel, mais au contraire un moyen de l’affronter par l’analyse critique et la détermination d’une position alternative. En ce sens, l’ouvrage de Thomas More qui lui a donné son nom au XVIème est un instrument pour penser nos problématiques contemporaines.

En 1516, Thomas More, bientôt chancellier de la couronne d’Angleterre, diplomate, juriste averti et avocat des négociants, les deux pieds dans les réalités du pouvoir de son temps, écrit L’Utopie, récit et description, par un voyageur improbable, d’un non-lieu dans une île de nulle part. Ouvrage sous-tendu par l’antagonisme entre la règle effective du droit de conquête et de la violence politico-économique, et la règle souhaitable d’une juste administration des territoires et des hommes; entre l’être réel des politiques existantes et leur devoir-être.
Cette île d’Utopie, qui donnera son nom à toutes les représentations du fantasme, de l’imaginaire ou du délire, et servira à désigner pour la dévaloriser toute position jugée non réaliste, c’est-à-dire non conforme à l’état des choses, deviendra synonyme de l’impossible, à l’encontre d’un réel accepté comme tel.
Or Thomas More inversait déjà cette proposition : en posant le réel d’abord comme inacceptable, il présentait l’utopie non comme un impossible, mais au contraire comme une ouverture à l’ordre des possibles, latents sous le désordre réel : le refus d’un enfermement dans le fait accompli. C’est ainsi qu’il nous fournit un instrument pour penser la notion même d’alternative.

1. Contre la fatalité

Qu’est-ce en effet que penser une alternative ? C’est d’abord affirmer qu’il n’y a pas de fatalité à l’état des choses, mais entreprendre d’y faire le partage entre l’acceptable et l’inacceptable. L’utopie n’est ainsi pas le lieu de nulle part, mais une nouvelle représentation que l’homme se donne de lui-même pour pouvoir réorienter son histoire, en reconnaissant qu’il y a bien une histoire de la réalité présente, une généalogie de son apparition.
Les positions conservatrices ont au contraire tendance à naturaliser le réel, à le déshistoriciser, à faire comme si l’état des choses actuel était inscrit dans l’ordre de la nature et n’avait pas lui-même fait l’objet du choix délibéré d’une alternative contre une autre. Poser une alternative, c’est au contraire dénaturaliser l’état des choses pour l’ouvrir au possible. Thomas More le montre au premier livre de L’Utopie, en présentant une généalogie critique de l’ordre social dans l’Angleterre du XVIème. L’interlocuteur du narrateur tient le discours de base du consensus sécuritaire sur le traitement à infliger aux voleurs :
“Il racontait avec complaisance comment on les pendait çà et là par vingtaine au même gibet”.
Le narrateur lui rétorque par une analyse implacable de l’origine du vol comme phénomène social, qui le conduit à dénoncer, au plus haut niveau des Etats, moins le scandale que l’ineptie des politiques de conquête, faisant implicitement des rois les premiers modèles de la pratique du vol, et des classes aristocratiques les premiers spolieurs de l’Etat. Dès lors, le passage de la réflexion critique à la proposition alternative se fera par une réflexion sur le concept de propriété, en même temps que par une analyse économique des modalités d’une politique agricole, mais aussi d’une politique commerciale du négoce de la laine, matière première centrale dans l’économie anglaise de la Renaissance.

2. Lucidité de l’utopie

Ainsi, L’Utopie ne commence pas comme un conte de fées, mais au contraire comme un état des lieux intraitablement critique de la société présente. Thomas More analyse les conditions politico-économiques de son temps, les rapports de pouvoir, les logiques à l’oeuvre dans l’ordre social, et les stigmatise précisément comme facteurs de désordre et d’absurdité. Le réel n’est pas le modèle de ce qui doit être, il est au contraire le terrain dans lequel se repèrent les dysfonctionnements, dont le constat doit imposer la recherche d’alternatives. Il n’est pas ce que l’on doit à tout prix maintenir (argument majeur des positions sécuritaires), mais ce sur quoi l’action, reconnue comme nécessaire, doit être rendue possible.
L’ouvrage glisse ainsi, du constat désespéré du livre I, présentant la réalité d’une Europe à feu et à sang, livrée à la prédation économique des dirigeants et aux pillages de nuées de mercenaires, à l’évocation, au livre II, non pas d’un fantasme, mais d’une solution rationnelle au problème qui a été posé : comment passer d’une pulsion politique de la prédation à une pensée politique de l’administration ? Ou d’une mentalité de l’appropriation et de l’intérêt privé des dominants à une idéologie du respect de la chose publique ?
L’île d’Utopie n’est ici rien d’autre qu’une tentative de réalisation de cette solution, une alternative proposée à l’inacceptable des orientations politico-économiques présentes, une réorientation possible du cours de l’histoire par la persuasion rationnelle, une tentative de faire droit à une équité fonctionnelle, à l’encontre du fait du prince. Vingt ans plus tard, c’est pour ne s’être pas incliné devant le fait du prince réel qui l’avait fait chancelier, que Thomas More sera décapité. Au premier livre de L’Utopie, véritable débat entre deux représentants de lui-même sur le pouvoir de conseiller les princes, il écrivait :
“Il y a lâcheté ou mauvaise honte à taire les vérités qui condamnent la perversité humaine, sous prétexte qu’elles seront bafouées comme des nouveautés absurdes, ou des chimères impraticables”.

Définissant la soumission au réel comme lâcheté, il posait ainsi un devoir d’alternative, montrant que le vrai réalisme réside non pas dans les versions plus ou moins bien argumentées du conformisme, mais dans une étroite corrélation entre la lucidité de l’analyse et la puissance de l’anticipation.

3. Etre et devoir-être

Deux siècles après More, Rousseau fera de ce jeu entre analyse et anticipation le ressort de toute sa théorie politique : être réaliste, c’est être capable de prendre ses distances à l’égard du présent, c’est refuser de s’engluer dans l’immédiat pour se donner un champ perspectif; c’est être capable de se donner une représentation de son devenir au-delà de l’emprise du présent. D’une telle position, peut être donnée l’interprétation la plus pessimiste : Philonenko, analysant l’oeuvre de Rousseau en 1984, y lira une “pensée du malheur”, et regardera le Contrat social, publié en 1762, comme une “utopie rétroactive”, désignant ce qui aurait dû être et ne sera jamais : la fondation d’un ordre social légitimé dans un authentique choix collectif. Mais cette utopie rétroactive peut aussi être comprise comme ce vers quoi doit tendre toute pensée du politique pour pouvoir se légitimer : la capacité des hommes, dans leurs clivages, leurs conflits et leur diversité, à se représenter à eux-mêmes comme communauté. Pour qu’il puisse y avoir du droit, il faut que puisse être affirmé quelque chose au-delà du rapport de force présent. Mais cette affirmation elle-même a valeur performative : elle fait être ce qu’elle dit. Déclarer le droit, c’est faire exister de l’un là où il n’y avait que du multiple, ou du devoir-être là où il n’y avait que de l’être; et dès lors, c’est déjà réaliser une utopie. Là où l’utopie du droit n’a pas de lieu, il n’y a pas de communauté possible, comme le montrent tous les systèmes ethnicistes qui naturalisent le collectif et utilisent la discrimination biologique comme système de pouvoir. Faire communauté, c’est ainsi toujours réinscrire la naturalité immédiate dans la perspective d’une utopie, pour donner son lieu à la volonté. C’est accorder la priorité au devoir-être sur l’être.

4. Le schéma pervers de l’argumentation réactionnaire

Le refus d’accorder cette priorité sera au coeur de l’argumentation contre-révolutionnaire, dans l’Europe de la fin du XVIIIème : Burke en Angleterre, Reinhold en Allemagne, Joseph de Maistre en France, déclineront sous des formes diverses cet argumentaire de la réaction, selon lequel imaginer une alternative à la réalité présente, c’est, pour se livrer à des “chimères impraticables” et contre-nature, déstabiliser l’ordre immémorial, naturel et, de ce fait-même, sacré des hiérarchies sociales et des rapports de pouvoir économiques. Sacralisation de l’état de fait, naturalisation de l’histoire et argumentation sécuritaire ne cessent ainsi de se conjuguer pour pérenniser l’inéquité au nom du réalisme.
Mais, à la période contemporaine, le schéma en devient beaucoup plus pervers : là où les concepts de démocratie et de mouvement de l’histoire se sont imposés comme des standards des politiques modernes, les notions de réforme et de changement ont été réappropriées et récupérées par les politiques les plus conservatrices, et la pensée libérale, d’un des moteurs de la révolution, est devenue le flambeau de la réaction. Dans le domaine du travail comme dans celui de la santé, c’est sous l’appellation d’une politique de réforme qu’on fait passer pour archaïque une volonté de maintien des acquis sociaux, et pour novatrice et tournée vers l’avenir leur destitution. On se trouve alors devant une véritable injonction paradoxale : conviés à dénigrer comme utopique la conservation des droits acquis, et à considérer comme réalistes des volontés manifestes de dégradation du réel. Vouloir garantir un régime de retraite, un droit du travail, un système d’assurance-maladie, serait aller à contre-courant non plus de l’état des choses, mais du mouvement du monde; ce serait rester crispé sur un passé particulariste en renonçant au sens de l’histoire international. Les volontés de conquête des monarques du XVIème, telles que les dénonçait Thomas More, ont été relayées par celles du marché international, posé en figure de proue d’un avenir économique, et réclamant les mêmes sacrifices humains que les guerres et les politiques économiques stigmatisées dans L’Utopie.

5. Négativité et positivité de l’utopie

C’est précisément la permanence et la brutalité de ce rapport de forces économique qui oblige à affirmer qu’une alternative s’impose moins par l’argumentation rationnelle que par le conflit. Les nouvelles formes du droit n’ont pu s’imposer à la fin du XVIIIème que par une révolution, et les affrontements, les conflits sociaux et les guerres ont jalonné les progrès sociaux du XXème siècle en particulier. C’est pourquoi, dès le XIXème, Marx qualifiait péjorativement d’ “utopiques” les formes du socialisme qui prétendaient se réaliser sans violence, leur reprochant non pas de critiquer la réalité présente de l’état des choses (reproche réactionnaire), mais de ne pas prendre en compte, stratégiquement, la réalité concrète des rapports de force pour la faire servir à leurs objectifs. Etre utopiste, pour Marx, c’est adopter une position édéniste qui réfléchit les fins en s’épargnant la réflexion sur les moyens. Or cet édénisme, parce qu’il se condamne, par son irréalisme, à l’échec, devient dès lors un allié objectif des positions réactionnaires qu’il prétend combattre.
La définition péjorative de l’utopie n’est pas ici dans la détermination de l’objectif à atteindre, mais dans la qualification des moyens propres à y parvenir.Etre réaliste, pour Marx, c’est non pas accepter la réalité présente telle qu’elle est, mais intégrer l’analyse matérielle des rapports de force, pour comprendre que toute transformation du réel ne peut s’opérer que dans la violence. Etre utopiste, c’est croire encore, en dépit de toutes les contre-preuves, au pouvoir de la persuasion.
Selon l’analyse marxiste, il n’existe pas de communauté réelle de l’humanité, mais seulement des rapports de classes. La notion même de volonté générale n’est donc qu’une ruse des dominants pour endormir la méfiance des dominés, et leur imposer les lois qui confortent le rapport de domination.
Mais cette analyse strictement déterministe de l’histoire se trouve en concurrence avec la possibilité même d’un choix, d’une prise de position révolutionnaire : comment des hommes, strictement déterminés par l’état de leurs rapports de production, pourraient-ils prendre l’initiative d’une action révolutionnaire. C’est précisément dans cette marge contradictoire que se situe, chez Marx, la dimension positive de l’utopie : le moment où les hommes prennent conscience, en dépit de tous les conditionnements, de leur indéfectible capacité d’agir.

Déjà, à la période charnière entre XVIIIème et XIXème, Kant répondait aux arguments “réalistes” des contre-révolutionnaires dans un opuscule intitulé Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique ce la ne vaut rien. A cet adage empirique qu’ils utilisaient pour discréditer la révolution, il répondait que, si la théorie ne peut se justifier que par son applicabilité pratique, en revanche,une pratique qui n’est pas orientée par la réflexion théorique ne peut jamais trouver son sens. La notion d’alternative met précisément en oeuvre cette réciprocité du rapport de la théorie à la pratique : montrer, par l’épreuve, la viabilité concrète d’un choix théorique; et, par là, affirmer que le réel n’est jamais que l’un des multiples possibles. Eliminable, par définition, s’il s’avère être l’un des pires.

© Christiane Vollaire