POLITIQUES MIGRATOIRES
Les effets du double langage


Pour le Glossaire des Mobilités Culturelles, décembre 2013

La possibilité du mouvement est la caractéristique, au sein du monde organique, qui distingue l’animal du végétal. C’est la spécificité de tous les êtres vivants animés, par opposition à ceux qui ne sont pas dotés de la capacité de déplacement. Et cette puissance d’autonomie physique est la conséquence de l’apparition d’un système nerveux qui caractérise la totalité du monde animal, des insectes aux vertébrés. L’éthologie nous apprend que, dans l’ensemble du monde animal, ces déplacements sont soumis à des lois naturelles qui attachent certains à une circonférence restreinte liée à leur territoire de survie et de prédation, et en pousse d’autres à être des migrateurs, c'est-à-dire à varier selon les saisons leur espace de survie. Le déterminisme naturel est donc la condition homogène de tous leurs déplacements, proches s’ils sont qualifiés de sédentaires, ou lointains s’ils sont qualifiés, par la capacité physique du vol qui en accroît la vitesse, de migrateurs.

Des conceptions rigoureusement biologistes de l’humanité ont abouti à faire de ce modèle animal un paradigme unique du comportement humain, et donc à réduire ce comportement à un déterminisme naturel : celui de la « race » comme modalité de l’espèce, celui de l’espace vital comme modalité de la survie. Or ce qui caractérise et spécifie le monde humain, c’est précisément l’émergence du langage comme modalité nouvelle, et fortement reconfiguratrice, de l’ensemble des comportements : un déterminisme culturel qui fait pièce aux exigences, toujours présentes mais plus du tout monopolisantes, du déterminisme naturel. Et, contrairement aux déterminants naturels qui ne laissent pas de place réelle à la liberté et à l’espace de décision, les déterminants culturels, eux, offrent un jeu des possibles à travers les potentialités d’échange ouvertes non seulement par le langage, mais par l’invention technologique, qui en est l’une des conséquence.

Le premier effet de cette brèche ouverte dans l’ordre naturel, ce sont des possibilités de regroupement qui ne sont plus liées aux lois de la nature, mais structurées par des effets de culture. Regroupements, déplacements, dispersions, mobilités, appartiennent dès lors, au sens large comme au sens étroit de ce terme, à l’ordre du politique : des décisions qui engagent bien la survie des individus, mais par la médiation des nécessités du travail, de la construction des sociétés, de l’institution du droit. Des décisions donc qui engagent les êtres humains en tant que sujets conscients, dotés de volontés singulières, ayant part au devenir collectif non comme des masses ou des flux, mais comme des personnes ; non comme des populations traitées comme du bétail en transhumance, mais comme des peuples.
C’est à partir de toutes ces distinctions, et à l’encontre des confusions dont elles sont en permanence l’objet, qu’on peut définir le concept des « politiques migratoires », en tant qu’il reconnaît au déplacement sa dimension collective, mais dans le même temps aussi, l’expose aux discriminations dont il est constamment le terrain privilégié.

1. L’anomalie et l’arbitraire

Parler de politiques migratoires, c’est dire que l’exil est toujours considéré comme une anomalie qu’il faut gérer, à partir de cette norme que serait la sédentarité. C’est donc aux Etats, en tant que dépositaires de cette représentation normative de la communauté nationale, qu’il revient de « réguler les flux ».
Mais dans le même temps, et depuis la fin du XXème siècle, le concept même de souveraineté nationale, sous les coups de butoir des effets de globalisation, est considérablement écorné, voire dans certains cas réduit à une peau de chagrin. C’est le cas pour des nations éclatées comme les territoires d’ex-Yougoslavie, pour des pays mis sous tutelle de la Banque Mondiale, comme le Portugal ou la Grèce en Europe, ou pour des Etats dont les ressources économiques ont été vendues à des entreprises étrangères, soit par décision d’un pouvoir ultralibéral comme au Chili depuis le coup d’Etat de 1973, soit par les effets post-coloniaux, comme c’est le cas sur nombre de territoires du continent africain ou de l’Asie du Sud-Est. Que signifie en ce sens la souveraineté d’une décision politique, là où la construction économique de cette souveraineté, c'est-à-dire son indépendance financière, est mise à mal, soit par sa propre histoire spécifique, soit par les jeux de la financiarisation mondiale ?

Enfin, une autre mise à mal de ce concept de souveraineté, sur lequel repose le crédit des politiques migratoires, se fait par les aléas de ce qui devrait au contraire en constituer la légitimité : l’élaboration du droit. Se croisent en effet des législations internationales (celle de l’ONU, et du Haut Commissariat aux Réfugiés qui en est une émanation), régionales (celle de tel ou tel groupe de pays : l’espace de Schengen pour l’Europe, par exemple), nationales (celle de chaque pays particulier), qui souvent, peuvent se contredire l’une l’autre, rendant de ce fait impossible une cohérence juridique à l’intérieur d’un même espace géographique relevant de ces trois référents.
S’y ajoute enfin une considérable part d’arbitraire, qui a sa source en particulier dans les alternances gouvernementales à la tête de tel ou tel Etat. Mais aussi dans la volonté même de chaque Etat de maintenir une part énorme d’opacité dans sa propre gestion migratoire, redoublant la violence par l’occultation. Le phénomène de la rétention lui-même, outre la violence de l’incarcération qu’il impose à des migrants qui n’ont commis aucun délit, permet de les soustraire à la visibilité publique, à laquelle sont soustraits les lieux de rétention eux-mêmes : espaces d’exception dans les aéroports, lieux souterrains dans les préfectures, zones militaires ou interdites, où les migrants sont à la fois retirés du monde et exposés sans protection aux caprices de leurs gardiens ou de l’administration.
Mais un bureau de la préfecture de police, un guichet administratif, une salle de tribunal, espaces pourtant offerts à la visibilité publique, peuvent aussi devenir le lieu de cet arbitraire.

2. Les nécessités de l’économie et les fictions de la souveraineté

Il est clair que dans le temps même où l’ultra-libéralisation de l’économie libère des flux de capitaux qui ne sont plus régulés, et traversent les frontières en un clic informatique, les « flux humains », ou du moins certains d’entre eux, sont devenus l’objet d’un contrôle férocement accru. Mais cet accroissement du contrôle, loin d’avoir pour conséquence une diminution de ces flux, ce qu’il est supposé provoquer, s’accompagne au contraire de leur intensification. Et donc d’un conflit de plus en plus violent entre le besoin de migration et les processus de son endiguement. Car les migrations contemporaines sont bien l’effet des inégalités de la mondialisation, qui soumettent une part de plus en plus large de l’humanité à ce que le philosophe Bertrand Ogilvie dénonce sous le paradigme de l’« homme jetable ».

C’est donc à la source de ce phénomène migratoire qu’il faut remonter, pour comprendre comment elle coïncide par bien des aspects avec les intérêts des pays dits « d’accueil ». Et comment, de ce fait, le phénomène devenu massif de la clandestinité est véritablement non pas une cause des politiques migratoires, mais leur effet parfaitement anticipable et logique.
Selon des statistiques de 2009, 36,5 millions de personnes dans le monde relevaient de la compétence du HCR, auxquels s’ajoutaient 12 millions répertoriés mais qui n’en relevaient pas, plus un nombre indéterminé d’exilés vivant de façon irrégulière en-dehors des frontières de leur Etat. Autant de sujets qui, s’ils relèvent bien de la Convention internationale de Genève de 1951 établissant le statut des réfugiés, ne bénéficient de la protection d’aucun Etat, c'est-à-dire d’aucune constitution juridique assignée à répondre de ses agissements sur des personnes.
Mais dans le même temps, les migrations répondent à des demandes en termes de travail. Elles ne sont pas le fait d’une génération spontanée, mais véritablement sollicitées par les nécessités de l’économie. Les politiques de quota, c'est-à-dire de nombre-limite d’admission possible sur un territoire, n’ont donc pas pour effet de préserver le seuil au-delà duquel une supposée « identité nationale » serait menacée, mais bien plutôt d’exposer une quantité croissante de sujets exclus à la menace de la clandestinité. Or cette menace est un véritable péril, dans la mesure où elle place les sujets littéralement hors d’atteinte de la protection du droit : elle les livre aux intérêts de réseaux clandestins d’exploitation du travail, du sexe ou du trafic d’organes, elle en fait une marchandise pour les mafias et les réseaux de passeurs.
Un migrant clandestin n’est pas quelqu'un qui veut se cacher, mais au contraire quelqu'un qui veut apparaître dans l’espace public (de fait, le seul espace de vie possible pour un être humain), et que les politiques migratoires contraignent à l’occultation, c'est-à-dire à la fois à la mort sociale et à la dégradation physique et mentale.

Or cette contrainte elle-même passe paradoxalement par une double perte de souveraineté des Etats. D’une part en effet la délocalisation des contrôles sous-traite la violence coercitive de la police aux pays frontaliers, comme on le voit à ce que sont devenues les enclaves de Ceuta et Mellila pour le passage du continent africain au continent européen : des espaces de violence précisément incontrôlable contre les migrants. D’autre part, dans l’espace même de Schengen par exemple, la fonction policière, jusque là privilège régalien des Etats, est déléguée à l’Agence Frontex, agence européenne créée en 2004 comme une véritable force armée à laquelle les Etats ont délégué leurs pouvoirs, et qui n’a à répondre d’aucun des nombreux abus quelle commet, puisqu’elle est soustraite au contrôle des instances parlementaires et juridictionnelles.
Enfin, de récents ouvrages de la juriste Claire Rodier et du sociologue Marc Bernardot montrent comment aussi bien la construction des camps de rétention que celle des murs faisant obstacle au passage (marché exponentiel depuis le 11 septembre 2001), mais aussi la gestion de ces camps en termes de surveillance, d’approvisionnement et d’intendance, sont l’objet de marchés extrêmement profitables à de nombreuses entreprises privées, que leurs collusions avec les responsables étatiques ont rendues prospères depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. L’exemple de l’entreprise de construction Bouygues est à cet égard éclairant.

3. Double langage juridique et production de la violence

Dans l’espace de Schengen, l’aveuglement des politiques migratoires condamne les demandeurs d’asile à une circulation incessante et sans objet, au regard d’un droit qui fonctionne non à partir de lois votées au Parlement, mais par une multiplication de directives et de conventions se succédant les unes les autres au mépris des exigences démocratiques minimales. Ainsi, la directive de Dublin II, instaurant le règlement Eurodac qui impose l’obligation de laisser ses empreintes digitales dans le premier pays d’arrivée sur l’espace de Schengen, impose aussi d’y retourner dans une circularité absurde puisqu’elle contredit l’intention migrante elle-même. Elle conduit de nombreux demandeurs d’aile à s’automutiler en se brûlant le bout des doigts pour effacer leurs empreintes.
Enfin, sur les territoires d’outremer français déjà en butte à l’opacité des systèmes post-coloniaux, l’extension de l’espace de Schengen produit des effets non seulement ubuesque en termes de droit, mais proprement meurtriers en termes d’effet. Comme le note l’Atlas des migrants en Europe, à propos de l’archipel de Mayotte dans l’Océan Indien :

Les frêles esquifs qui tentent de rejoindre Mayotte empruntent des voies de plus en plus dangereuses pour contourner les récifs coralliens, les quatre radars et les navires de la gendarmerie ; comme en mer Méditerranée, l’océan indien est dans l’archipel des Comores , le théâtre d’une politique meurtrière dont les dizaines de cadavres échoués sur les plages de Mayotte sont les témoins d’un nombre bien plus élevé de disparus en mer.

Plus de 400 victimes avaient été ainsi dénombrées en un an et demi, entre juillet 2000 et février 2002. Et les disparitions se poursuivent depuis à un rythme semblable. En Europe, les regards médiatiques ont récemment été attirés sur l’île de Lampedusa, entre la Tunisie et la Sicile. Il semble que celle-ci fasse emblème de ce que l’obstacle aux migrations est dans bien des cas un véritable processus de disparition, non seulement symbolique, sociale et politique, mais tout simplement physique.

Murs, refoulements, poursuites, il est clair que ceux pour qui l’exil est la condition de la survie sont l’objet d’une véritable chasse à l’homme, comme le montrent les ouvrages récents de Grégoire Chamayou, ou de Marc Bernardot, considérant la chasse aux migrants comme une véritable guerre de capture. De ce fait, on le voit, les politiques migratoires conduisent de plus en plus à de véritables positions guerrières, où les moyens militaires, aussi bien en matériel de contrôle qu’en matériel d’armement et en moyens humains sont considérables, face à la précarité et au désarmement des demandeurs d’asile. Un surarmement face à des sujets désarmés, qui renvoie bien à la perception qu’on peut avoir des captures en vue de la réduction à l’esclavage.
Et cependant, cette chasse aux migrants est toujours publiquement présentée comme une garantie de pacification, comme une innocente entreprise de salut public, sans que soit jamais interrogée cette fiction du risque que constitueraient les migrations pour les pays d’accueil.

Or un tel argumentaire du risque, du danger, a toujours constitué le fond des politiques xénophobes, depuis que les Etats-nations se sont construits sur une idéologie de la frontière, dans le temps même où ils ne s’élaboraient réellement qu’à partir des échanges et de la mixité. Ce double langage est au cœur de la fabrication des politiques migratoires, fondées sur des fictions nationales qui contredisent la réalité de leur histoire. Et d’autant plus violentes qu’elles sont précisément un déni de réalité.
A partir de cette évidence du double langage du pouvoir, le philosophe Alain Brossat démonte les mécanismes xénophobes qui construisent la figure de l’étranger à travers des dispositifs de langage et de représentation. Paradigme diabolisé du « terroriste », représentation fictive de l’« autochtone », vont permettre de créer des cristallisations répulsives ou attractives, qui n’ont rien à voir avec un réel originel, et produisent cependant bien des réalités consécutives. Le langage xénophobe n’a rien d’analytique, il n’est nullement au sens propre descriptif ; mais il est en revanche parfaitement prescriptif, et de ce fait performatif : il fait exister la discrimination qu’il impose, non seulement comme réalité destructrice, mais comme mode de pensée subjectivant. Brossat le montre en particulier à partir d’un travail de terrain dans un Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile, et de la peine d’assignation à résidence infligée à un supposé « terroriste » n’ayant pas commis le moindre acte de ce genre. Un pur délit d’opinion, qui régit le racisme des politiques migratoires comme une forme du lynchage collectif.

4. L’origine de la misère et la perversion du concept d’universalité

Un des arguments couramment employés comme pragmatique (par un ministre français en particulier) pour légitimer les restrictions au droit d’asile serait qu’ « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Il consiste, là encore, à employer un processus de naturalisation de la misère, laissant entendre qu’il y aurait une sorte de partition géographique naturelle entre les lieux de la misère et les lieux de l’abondance, et une mesure non moins naturelle de la quantité d’individus à répartir sur ces espaces.
Mais précisément, la misère n’est pas naturelle, et il serait tout aussi peu naturel de ne pas chercher à la fuir. La misère est le résultat parfaitement culturel de la construction de systèmes de production inéquitables aussi bien au sein des relations internationales qu’au sein des logiques économiques nationales. Elle s’organise sur une institutionnalisation des rapports de prédation entre des groupes locaux, nationaux ou internationaux. Elle est le produit de rapports de domination parfaitement intentionnels et institués.
Lorsque par exemple la période post-coloniale voit émerger des systèmes de pouvoir violents, corrompus et mafieux au sein des anciennes colonies, ce n’est ni par le hasard, ni par un déterminisme naturel qui renverrait ces pays à une supposée barbarie originelle. Mais c’est bel et bien l’effet constant de la présence économique des anciennes puissances coloniales, agissant par le biais de leurs entreprises minières ou pétrolières pour capter les ressources de ces pays, corrompre leurs dirigeants et mettre à bas ceux qui, parmi eux, voulaient promouvoir un intérêt social et collectif, seul à même de faire fonctionner économiquement un pays, au lieu d’enrichir une caste de prédateurs nationaux.
La chute et l’assassinat du dirigeant Patrice Lumumba au Congo sont l’effet de l’intervention des entreprises minières belges soucieuses d’éviter la nationalisation des ressources congolaises, et les services secrets français ne sont pas pour rien dans l’arrivée au pouvoir d’une caste militaire en Algérie. Pas plus que les compagnies aurifères canadiennes dans l’état de ruine économique et de violence politique de la Tanzanie, comme le montre un ouvrage récent du philosophe Alain Deneault. Les exemples sont sans fin de cette construction de la misère par les anciennes puissances coloniales, qui deviennent les pays « d’accueil » des migrants dont elles ont participé à rendre invivable le territoire d’origine ; de même que les organisations humanitaires se précipitent au chevet des populations privées de structures sanitaires par la corruption dont participent les pays d’origine des volontaires. Ce qui rend le statut privilégié de l’expatrié sur les terrains humanitaires exactement antagoniste de celui de l’exilé dans le pays où il cherche un asile.

En 1951 paraissait Les origines du totalitarisme d’Hannah Arendt, dont le second volume était consacré à L’Impérialisme. On pouvait y lire, au dernier chapitre consacré au « Déclin de l’Etat-nation » :

Aucun paradoxe de la politique contemporaine ne dégage une ironie plus poignante que ce fossé entre les efforts des idéalistes bien intentionnés, qui s’entêtent à considérer comme « inaliénables » ces droits humains dont ne jouissent que les citoyens des pays les plus prospères et les plus civilisés, et la situation des sans-droit. Leur situation s’est détériorée tout aussi obstinément, jusqu’à ce que le camp d’internement – qui était avant la Seconde Guerre mondiale l’exception plutôt que la règle pour les apatrides – soit devenu la solution de routine au problème de la domiciliation des « personnes déplacées ».

Trois ans après la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de l’ONU, l’année même où était promulguée la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, et six ans avant le Traité de Rome de 1957 instaurant corrélativement la création de la Communauté Economique Européenne et la liberté de circulation des travailleurs, Arendt mettait ainsi en évidence le double langage des politiques migratoires, et la perversion du concept même d’universalité, à travers le clivage discriminant établi entre les citoyens et les sans-droit. La montée pour les uns d’une affirmation des droits, se traduisant pour les autres par leur régression. De cette régression témoigne à ses yeux le paradigme du camp d’internement, comme modèle corrélatif d’un espace de non-droit et d’une réduction des personnes au statut biologique de bétail déplacé, statut par excellence biopolitique, selon l’expression qui sera celle de Michel Foucault.

5. La brutalisation du politique

Ce processus d’encampement procède d’une volonté d’invisibiliser les migrants, à la fois en les regroupant et en les soustrayant à l’espace public. Et cette soustraction peut opérer de façons très différenciées, comme le montre l’ouvrage de Marc Bernardot, Camps d’étrangers, qui travaille à une généalogie de l’encampement dans l’institution de la xénophobie. Il montre ainsi les mutations opérées dans ces espaces de mise à l’écart :

La plupart des centres actuels ne se distinguent pas des autres bâtiments et s’intègrent dans le paysage architectural sans attirer l’attention. Les lieux de rétention ou de logement contraint sont disposés dans des chaînes hôtelières, des foyers de travailleurs, des locaux policiers ou des baraques de chantiers. Ils sont implantés dans des complexes urbains de fort trafic qui garantissent l’anonymat (gares, ports et aéroports, zones industrielles) ou dans des zones désertes et cela en fonction de leur place et de leur intégration dans un processus de gestion des flux.

Parfois les autorités ne prennent plus le risque d’un engagement dans la prise en charge de populations migrantes. La technique consiste alors à laisser les flux dans un entre-deux en les confinant dans des espaces hostiles : le désert dans les pays du Maghreb, ou les friches urbaines et les jardins publics des grandes agglomérations.

Dans l’abandon au désert, comme c’est le cas pour les enclaves de Ceuta et Mellila, ou dans l’abandon à la mer, autour (entre autres) de Mayotte et de Lampedusa, on voit clairement comment les politiques migratoires des pays prétendument les plus avancés et les plus respectueux des droits, voire mythifiés comme « terre d’asile », touchent un véritable seuil de barbarie non pas aléatoire, mais consciente et déterminée.
Enfin, cette analyse montre l’étroitesse des relations qui se nouent entre la gestion des migrations et l’émergence d’un non-droit, au-delà encore de l’abus des juridictions d’exception, suscité par les prétextes de la « lutte contre le terrorisme », en particulier depuis les attentats du 11 septembre 2001 :

L’ampleur du recours du gouvernement américain à un réseau global d’internement secret (Hidden Global Internment Network) a été révélée en 2003. Il est composé de plusieurs centres d’interrogatoire clandestins, ou « sites noirs » (Black Sites) disposés dans des pays européens et des pays alliés des Etats-Unis. (…) Dans ce complexe mondial, les prisons secrètes ne sont que les points fixes temporaires, susceptibles d’être déplacés comme des « check points » sur des axes routiers. (…) Alimentée par un nouvel imaginaire de la violence, cette militarisation de la question sociale s’inscrit dans la ligne d’un mouvement global de brutalisation, qui peut être un point de rebroussement du processus de civilisation.

En 1990, l’historien allemand George Mosse publie De la grande guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, montrant que la guerre de 14-18 est à la fois le symptôme et le déclencheur de masse d’une véritable brutalisation du champ politique. De cette brutalisation participent toutes les formes d’exception du droit auxquelles les migrants sont particulièrement exposés, sous les yeux des sédentaires ou hors de leur vue, en permanence. Mais, de fait, dans un monde où la précarisation, du travail en particulier, devient un lot commun, et où la délocalisation est le processus le plus courant, le terme même de sédentarité devient sujet à caution. En écrivant un texte intitulé « Ce que nous devons aux sans-papiers », le philosophe Etienne Balibar appelait à prendre conscience que c’est dans le mouvement des sans-papiers comme revendication politique, que peut prendre corps la conscience la plus authentique de ce que signifie la citoyenneté : en aucun cas un motif de ségrégation, mais au contraire la claire conscience d’un espace politique bien plus commun aux migrants et à nous mêmes qu’aux castes dirigeantes qui prétendent les en exclure.
Cette perte du sens commun que manifestent les politiques migratoires se traduit par le malaise même de leurs exécutants, tel qu’il est décrit par la philosophe Marie-Claire Caloz-Tschopp :

En écoutant attentivement les douaniers aux frontières, les policiers dans les commissariats, les gardiens des nouvelles prisons pour étrangers, les travailleurs sociaux, les médecins, les policiers qui accompagnent les étrangers renvoyés de force dans les trains, les avions ou les cargos, ceux qui travaillent tout au long et au bout de la chaîne, il n’est pas difficile de constater leurs malaises, leur fatigue, leurs dilemmes, leur souffrance. Le sentiment d’absurde qui se dégage de leur travail.

6. La revendication migrante

Dans La Mésentente, paru en 1995, le philosophe Jacques Rancière distingue radicalement deux sens du mot politique. D’une part ce qui relève de la police (au sens large), et s’apparente au contrôle et aux techniques de gouvernement, à partir des juridictions et de leurs effets, pas seulement au niveau étatique, mais à tous les niveaux du contrôle social que produisent les rapports économiques. D’autre part l’action revendicatrice qui vise à rééquilibrer les rapports de domination institués par cet ordre, à partir d’une volonté d’équité sociale. Et il définit ce second sens de la politique comme une dynamique de responsabilité, mais aussi comme capacité d’assumer le conflit, de refuser le consensus. On passe ainsi de l’ordre arithmétique d’une comptabilité des biens à l’ordre géométrique d’un espace commun, dans tout ce que sa pluralité peut imposer de dissensuel. C’est cette seconde définition qui donne son véritable sens au politique :

La politique existe lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-part. Cette institution est le tout de la politique comme forme spécifique de lien. Elle définit le commun de la communauté comme communauté politique, c'est-à-dire divisée, fondée sur un tort échappant à l’arithmétique des échanges et des réparations. En-dehors de cette institution, il n’y a pas de politique. Il n’y a que l’ordre de la domination ou le désordre de la révolte.

Cette part des sans-part est précisément celle qui est revendiquée dans le mouvement, politique au sens propre, des sans-papiers, tel qu’il est appuyé par des citoyens qui ne peuvent pas se reconnaître dans les politiques (au sens policier) imposées par la gestion des « flux » migratoires et le traitement infligé à ceux qui en sont l’objet.
Michel Agier, anthropologue, analyse ainsi un certain nombre de contre-effets de la reconstitution des ghettos dans le phénomène migratoire. Les camps de réfugiés y sont examinés comme espaces d’hétérotopie, au sens que Michel Foucault donnait à ce mot : des espaces hétérogènes au monde supposé commun. Non pas enclaves, mais plutôt lieux d’aberration de l’espace public, ils produisent à la fois de l’exception au sens négatif d’une perversion du droit, et de nouvelles expériences de socialité qui méritent aussi, dans leur spécificité, d’être interrogées. Habiter l’inhabitable, c’est le rude défi auquel sont contraints ceux que les politiques migratoires condamnent au hors-monde, et qui tentent de mobiliser, contre la persécution, les ressources ultimes d’une énergie collective. Raison pour laquelle le ghetto, dans la relégation qu’il inflige, est acculé à faire relation, à l’encontre même des assignations à l’identité.

Les migrants ont été poussés à quitter un espace, celui de leur lieu d’origine, où toute vie politique au sens propre a été rendue impossible. Mais ils sont conduits à affronter un nouvel espace, celui auquel ils tentent d’accéder, où toute vie politique leur est rendue à nouveau impossible par le jeu absurde des juridictions nationales et internationales : un droit mouvant, arbitraire, hors de tout logique rationnelle, et destiné littéralement à rendre fou. En 1951, Arendt en donnait déjà la description, en montrant comment l’exclusion et l’exception infligées par les systèmes juridiques ne sont pas seulement destructeurs pour les migrants, mais pour le droit lui-même, comment elles pervertissent le cœur même des législations nationales et leur font perdre leur sens :

Le dommage qu’a subi la structure même des institutions juridiques nationales lorsqu’un nombre croissant de résidents ont dû accepter de vivre en-dehors de la sphère d’application de ces lois, sans être toutefois protégés par aucune autre loi, a été plus grave encore. Privé du droit de résidence et du droit au travail, l’apatride devait évidemment transgresser continuellement la loi. Il était susceptible d’être emprisonné sans avoir commis le moindre crime.

Face à cette circularité affolante, et en dépit des conditions mêmes de la répression et de l’enfermement, la contestation des migrants est permanente, et il suffit d’entrer dans un centre, ouvert ou fermé, pour y percevoir la colère palpable de ses occupants. Dans le seul espace de Schengen, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne, la Norvège, la Suède, la France, sont le lieu de troubles, de manifestations, d’incendies, grèves de la faim, empruntant souvent les voies de l’auto-agression pour se faire entendre : mutilations, tentatives de suicide. Et en 2009, à Rosarno en Calabre, a eu lieu une véritable insurrection de clandestins, recrutés dans des conditions de semi-esclavage pour la récolte fruitière. C’est précisément cet événement qui a révélé la situation la plus emblématique qui soit : investissant la mairie pour faire valoir leurs revendications, ils l’ont trouvée vide, ses dirigeants ayant été convaincus de collusion mafieuse. Un espace politique dans lequel seuls des migrants sont devenus aptes à faire valoir la légitimité d’un droit.

7. Nomadisme, cosmopolitisme et ouverture au futur

Une belle idée du nomadisme signifie la liberté à l'égard des attaches, le refus des sédentarités poussives, une représentation de la légèreté. Mais de fait, elle ne se comprend qu'avec l'appui d'un groupe qui défend les intérêts de la survie, avec des formes de solidarité qui permettent le déplacement. Et elle suppose non pas de se glisser spontanément dans l'élément naturel, mais de le maîtriser. Thoreau, dans sa cabane du Massachusetts au XIXème siècle, fait une expérience de la survie solitaire qui suppose une intendance bien réglée, des appuis extérieurs pour la soutenir. Et surtout, une situation de paix qui permet d'expérimenter librement de nouveaux modes de rapport à l'environnement.
Actuellement, les déplacements, dans leur immense majorité, se font dans un contexte de guerre, sous contrainte. Et sont juste la réponse à une menace de mort, économique ou politique (ce qui de fait revient au même). Bien des gens ne souhaitent pas quitter leur terre natale, et seraient heureux d'y rester s'ils pouvaient y vivre. Mais c'est justement à ceux-là qu'on refuse le droit à une mobilité à laquelle ils sont pourtant contraints. Bien des gens aussi, sur les territoires occidentaux, voudraient garder leur métier, continuer de s'y perfectionner, s'y investir sur un long terme. Mais c'est justement à ceux-là qu'on propose en modèle la "flexibilité", la précarité du travail, l'intermittence et le déplacement.
La vie nomade devient ainsi, dans le même temps, un beau fantasme et un symptôme de désespoir ; une contrainte et un interdit. Et si le "cosmopolitisme" a été, dans l'Europe nationaliste et raciste du XXème siècle, l'insulte qui pouvait justifier l'extermination (celle des Juifs ou celle des Tziganes), il est devenu paradoxalement, dans le XXIème siècle de la globalisation qui prétend à la libre circulation des biens, un idéal impossible, que les politiques migratoires viennent battre en brèche avec la plus grande violence.

Tout départ est un projet, dont la fuite n'est qu'une condition, et en aucun cas une fin. Une volonté de regarder devant, qui construit les discours et leur donne sens. La réalité actuelle des politiques migratoires, produisant un espace de circularité, institue au contraire le non-sens et la désorientation d'un temps cyclique, là où la volonté de l'exil a projeté le temps linéaire d'un futur, projection qu’il faut interroger pour construire une politique au sens propre. Les politiques migratoires, comme politiques de gestion des flux, sont ainsi par définition des politiques du présent, qui ignorent délibérément la question même d'un devenir. Or cette question est, comme le montre Arendt, au cœur même de toute pensée politique du monde :

Le refus du monde comme phénomène politique n'est possible que s'il est admis que le monde ne durera pas. (…) Le monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l'avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous. Mais ce monde commun ne peut résister au va-et-vient des générations que dans la mesure où il paraît en public. C'est la publicité du domaine public qui sait absorber et éclairer d'âge en âge tout ce que les hommes peuvent vouloir arracher aux ruines naturelles du temps.

Arendt, ayant vécu elle-même, fuyant l’Allemagne nazie sous le statut de sans-droit, la condition migrante, montre ici à quel point une conscience de la temporalité, la conscience du temps et d'un rapport entre passé, présent et futur, est ce qui constitue l'humanité comme capable d'instituer du politique et de penser son devenir à la fois en tant qu’individu, en tant qu'espèce et en tant que collectivité. Sans cette capacité de projection, il n'y a pas de monde commun possible, et donc pas d'espace public constituable.
Or aucun responsable des politiques migratoires n'aborde cette question d'une construction de l'avenir, d'un rapport au temps futur. Comme si la problématique migratoire faisait instantanément disparaître ce rapport à l'anticipation qui est la condition même d'une vie humaine. On est toujours figé dans le moment présent, comme si la loi n'instaurait que de l'instantané, et permettait juste de reconnaître l'émergence temporaire de vies destinées à s'effacer spontanément de l'horizon commun, à devenir invisibles. On part du présupposé que le migrant n'est pas quelqu'un qui occupe l'espace public, mais quelqu'un que l'espace public doit faire disparaître. En gérant simplement son rapport à la survie, afin qu'il n'y occupe au moins pas l'espace encombrant d'un cadavre. Or, comme l'écrit Arendt :

Rien ne nous expulse du monde plus radicalement qu'une concentration exclusive sur la vie corporelle, concentration imposée par la servitude ou par l'extrêmité d'une souffrance intolérable.

Un concept des migrations sous le simple aspect de l'urgence immédiate d'une gestion des flux n'est donc pas seulement absurde ou inhumain, il est tout simplement anti-politique. Et c'est de cette "politique" de l'anti-politique que nous sommes quotidiennement témoins.
Dans ce moment décisif de l'exil, l'ouverture des champs du possible ne doit pas offrir seulement la possibilité de la survie. Elle n'a de sens que si elle ouvre la possibilité d'une inscription dans l'espace public d'une vie collective, dans la réalité concrète d'une vie civile publiquement reconnue et instituée. L'harmonisation de cette récente entité politique qu'est l'Europe se fait ainsi contre les droits des exilés, montrant à quel point les constructions supranationales de ce XXIème siècle tendent à aggraver les insuffisances politiques des vieilles constructions nationales héritées du XIXème siècle.
C’est au contraire à une analyse commune de l’échange qu’il faut appeler, pour penser ce que doit être un partage de l’espace public tourné vers le futur. Et elle suppose de tout autres modes de relation à l’intérêt collectif. On ne peut l’engager qu’à partir d’une reconnaissance de l’expérience migrante comme modalité projective et source de réflexivité politique. S’il est vrai que c’est non pas dans le confort de la sédentarité, mais dans l’expérience vitale de l’exil que prennent leur source la plupart des grandes pensées politiques.

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© Christiane Vollaire