VIE LIQUIDE ET PLAQUES TOURNANTES


Entretien avec Dan Mihaltianu, artiste, pour la revue Chimères n° 83, Devenirs révolutionnaires, juillet 2014

1. Peux-tu situer l’origine de ton parcours, et le choix de l’underground à Bucarest à la fin des années soixante-dix et dans les années quatre-vingt, dans le contexte politique de cette époque ? La fin des années soixante-dix marque déjà le déclin irréversible du socialisme d’Etat en Roumanie, et la décennie suivante constitue une agonie collective, dans laquelle la confusion, la désinformation et la pénurie entretenue ont conduit à la dégradation sociale, morale et matérielle de toutes les classes et catégories sociales. En principe ces années, qui constituent une période extrêmement sombre politiquement, économiquement et culturellement, devaient bloquer théoriquement tout phénomène artistique non conforme à l’idéologie de l’époque - le « National-Communisme ». L’urbanisation et l’industrialisation forcée, sont marquées par des objectifs social-industriels de dimension pharaonique et ruineuse, qui font de la Roumanie socialiste un décor de roman cyberpunk, projeté dans un avenir post-industrielle et post-atomique. La vie quotidienne, comme la vie artistique, qui bougent aux pieds de ces “ruines planifiées” ont un “look” dérisoire et décrépit, contrastant avec la propagande délirante qui essaie de cacher la crise profonde du système. Paradoxalement, cette décennie est celle dans laquelle toutes les illusions de normalisation de la société roumaine ont été programmatiquement exclues, pendant que dans le bloc soviétique l’ouverture et les reformes étaient en plein déroulement : Pologne « Le paradis de la Solidarité », Hongrie « La baraque gaie », URSS « L’avant-poste de la transparence (Glasnost) et de la restructuration (Perestroika) », ont constitué « l’ambiance hostile » nécessaire pour l’apparition des positions radicalement opposées. Au « délire propagandiste » du régime, à la « duplicité cynique » des élites et au « conformisme obédient » de la confrérie artistique, à toutes les difficultés idéologiques, économiques, culturelles et sociales, s’est confronté un programme de travail assuré par un groupe relativement restreint d’artistes, qui ont opté pour occuper une position marginale par rapport à la scène artistique officielle. La position d’ outsider était une stratégie qui pouvait contrecarrer toutes les pressions du système, et qui impliquait une précarité assumée. 2. Qu’est-ce que la chute de Ceausescu a changé ? Peut-on qualifier ce moment de « révolution » ? Tu as toi-même fait un travail d’artiste autour de l’événement : peux-tu dire comment tu l’as conçu ? La Révolution dans le boudoir, est une vidéo réalisée dix ans après les événements de décembre ’89, mais qui utilise comme ambiance sonore des enregistrements radio faits par moi-même pendant les confrontations. Evidemment, le titre se réfère au célèbre texte de Sade La Philosophie dans le boudoir, l’une des moments de liberté totale dans la pensée européenne, comme une sorte de parodie de ce moment d’euphorie et des espoirs sans limites, générés par les moments incendiaires qui se sont déroulés dans les rues de Bucarest, au Siège du Gouvernement, à la Radio ou à la Télévision, dans la tentative de comprendre “l’incompréhensible”. La clé de ce qui s'est passé dans ces moments manque encore, tout ce qui reste est un scénario de théâtre absurde. La vidéo poursuit dans des gros plans et détails le rituel matinal d’un homme (brosser les dents, rasage, brossage des cheveux, couper les ongles, s’habiller) pour se preparer à commencer une nouvelle journée, sur le fond sonore du déroulement du drame : la fuite des Ceausescu, la lutte entre différentes factions de l’armée, de la Securitate et des “révolutionnaires”, culminent avec l’exécution du couple présidentiel et la prise du pouvoir par le Front du Salut National. La chute du clan Ceausescu a laissé le champ libre a des confrontations politiques ouvertes dans la course pour occuper des positions clés dans tous les domaines politiques, économiques et culturels, en ouvrant la porte à la corruption généralisée devenue “politique d’Etat”. Enfin, le scénario de “la revolution roumaine”, qui mélange l’effervescence de la rue avec le coup d’Etat, le vandalisme avec le lynchage politique et l’assassinat, est devenu un “pattern” répété avec insistance depuis, dans diverses formes plus ou moins aiguës, de l’ex-Yougoslavie aux ex-Républiques soviétiques, et jusqu’aux “Printemps arabes”, “Occupy Movement” ou “Euromaidan”. Et, le processus continue avec une force accélérée, progressivement dans le monde entier. 3. Quels ont été tes choix, en tant qu’artiste et en tant que personne, à partir de ce moment-là ? Ne sont-ils pas liés aussi à une volonté de déplacement et d’internationalisation de ta vie et de ton travail ? A ce moment-là, l’option était de continuer, avec le même rythme et la même intensité, la démarche commencée déjà une décennie auparavant. Plus précisément, il s’agissait de poursuivre l’observation, l’analyse et la réflexion sur les phénomènes socio-politiques actuels ou récents, et leur connexion avec les formes culturelles et artistiques en développement, dans le contexte local et global. La liberté de pensée et de mouvement, générée par les changements politiques et sociaux dans l’Europe de l’Est, a créé une ouverture vers la scène artistique internationale, avec des conséquences importantes pour ma propre carrière artistique et pour mon existence en général. Cela m’a permis de m’installer en Allemagne à Berlin, et en Norvège à Bergen, tout en gardant le contact permanent avec Bucarest, avec des possibilités de déplacements périodiques dans d’autres centres artistiques importants. Mais finalement je garde une position d’ “outsider”, la liberté de n’être pas associé avec des institutions politico-culturelles dont les programmes sont subordonnés a des intérêts obscurs ou à des parti pris dont je ne veux pas. Et bien sûr, j’ai gardé une certaine “précarité assumée” nécessaire pour être conséquent avec ses propres choix dans tous les moments d’une vie artistique. 4. Tu as conçu une part de ton œuvre autour de la « Circulation des liquides » : peux-tu présenter cette thématique et la façon dont tu en as organisé la réalisation ? Liquid Matter, un travail commencé au début des années quatre-vingt-dix, se réfère au caractère fluide de la société actuelle, en considérant l’interaction entre les positions géographiques et politiques, le style de vie international et les milieux culturels locaux, dans les diverses agglomérations urbaines du monde. Le projet envisage une large gamme des aspects, de l’accès aux ressources d’eau et d’énergie (eau potable, fleuves, océans, pétrole et gaz naturel). Mais aussi leur relation aux ressources et mécanismes financiers (liquidité, liquidation, lavage de l’argent, inflation, évasion fiscale etc.), aux pouvoirs politiques (transparence, épuration, clairvoyance, « clarification », etc.). Et jusqu’aux cultures culinaires et oenologiques (vin, alcool, cuisine) comme contribution locale aux mode de vie actuelle. La distillation, comme processus artistique, pour extraire l’essence des différents situations, événements, éléments matériels et spirituels d’intérêt personnel, particulier, collectif ou général, est le moteur de ce projet. Il utilise des matières premières, différents fruits, plantes, substances naturelles et artificielles avec des propriétés gustatives et olfactives, en combinaison avec des éléments visuels, images photographiques, vidéos, documents d’archive, textes et sons. 5. Ton travail actuel s’intitule « Plaques tournantes ». Il a beaucoup à voir avec la question du cycle, en même temps qu’avec celle des musiques qui rythment ce devenir, et des images montrant les foules. Comment ces éléments sont-ils liés dans ton œuvre à des réalités politiques ? Plaques tournantes est un projet process-oriented, donc ouvert, se développant dans le temps, s’enrichissant en permanence, comme la majorité des toutes mes oeuvres. J’ai l’impression que l’oeuvre d’art, à un moment donné, échappe au créateur, a une vie propre, et finalement survit seule. C’est pour cette raison que dans certains moments, elle prend le contrôle et actionne les choses en concordance avec sa propre logique, comme les personnages d’un roman, s’orientant dans des directions quelquefois contraires aux intentions des l’auteur (dans le bien ou dans le pire). Le titre générique, Plaques tournantes, combine les idées de la Théorie des plaques tectoniques, les moments cruciaux (turning points) de l’histoire, la technologie du tourne-disques et la culture des vinyls. Les moments de nouveaux changements, comme tournants dans les domaines technologiques, sociaux et culturels, se succèdent avec régularité dans nos sociétés. Ils exercent ainsi une magnitude, comme les causes et les effets de l’activité tectonique, à partir de l’accumulation des tensions internes. La balance entre les forces centrifuges et centripètes peut être considérée comme le moteur du développement et de l’évolution de la vie sociale dès le début des civilisations : elle est aussi le principe de fonctionnement du tourne-disque. Les nouvelles solutions technologiques, parmi lesquelles, le vinyl, le transistor, les circuits intégrés, l’enregistreur de cassettes, l’appareil photo compact, le super8 et VHS camcorder ou le photocopieur, en combinaison avec une nouvelle philosophie de la forme et de la fonctionnalité - miniaturisation, portabilité, mobilité et accessibilité - ont inspiré une forme de liberté de mouvement, d’expression et, à certains égards, de pensée, qui sont des éléments de base (cruciaux ?) de la culture actuelle. Le projet jette un coup d’oeil vers la musique et la culture des vinyls (vinyl culture) : distribution, circulation et diffusion des tendances, courants, modes et façons de vivre à travers les continents. Des phénomènes qui ont potentiellement influencé les changements sociaux et culturels. La confrontation entre les modes de vie des jeunes générations et les structures politiques ossifiées, conduisent à des confrontations sociales, au nombre desquelles on peut compter des dynamiques de contestation comme le mouvement contre la guerre du Vietnam, les protestations des étudiants de ’68, le Printemps de Prague, le mouvement syndical Solidarité en Pologne, et même certains aspects de la chute du mur de Berlin. Et le processus continue sans arrêt. 6. Y a-t-il dans ton travail une ironie par rapport à la question du devenir révolutionnaire ? L’idée qu’il pourrait constituer seulement une illusion ou une fiction ? Un effet de manipulation ? La révolution personnelle, individuelle, intérieure, est en fait à mes yeux le processus le plus important. Et si on commence avec ça, ont peut atteindre l’essence des choses. Toute révolution “extérieure” commence par des renversements sociaux et continue par l’implantation de ces changements dans les consciences individuelles des membres des différentes sociétés. Mais dans la plupart des cas, cela se fait avec des méthodes répressives : c’était le cas du communisme soviétique. Dans la majorité des mouvements sociaux récents, les credo révolutionnaires initiaux ont été dénaturés, détournés ou confisqués par des fractions ou des forces plus ou moins obscures, dans la lutte pour le pouvoir. Cela a conduit à des contestations et convulsions permanentes, qui parfois se sont éloignées de leurs intentions initiales, dans toutes les sphères de la société. Autrement l’idée de “devenir révolutionnaire” est un sentiment romantique qui doit être traversé dans les moments romantiques de l’existence de chacun ou chacune, pour lui donner un sentiment d’accomplissement de sa propre vie. 7. Penses-tu qu’il puisse y avoir, dans une position d’artiste, l’affirmation d’un refus, la revendication d’un déplacement par rapport à l’ordre imposé ?

La Conscience oppositionnelle (« Oppositional Consciousness ») est un composant de la Conscience de classe (Georg Lukács), qui se manifeste dans toutes les sociétés, sans tenir compte de leur couleur politique et structure sociale, comme liberté de pensée, de comportement et d’action, spécifique aux intellectuels ou à la Classe Culturelle en général. La posture de non-conformiste, rebelle, critique de la société, des moeurs sociales et opposant potentiel au pouvoir politique, est le “portrait robot” de l’intellectuel de tous les temps. L’artiste, dans n’importe quelle position politique ou démarche critique de son oeuvre, a une vision propre sur l’ordre des choses, questionnant en permanence l’ordre imposé, non seulement dans la société en général, mais spécialement dans cette part de la société qui dicte les normes et règles des pratiques artistiques, considérées comme lois à certains moments. Ces normes-là doivent être en permanence contestées, si l’on vise à créer des oeuvres d’art viables. 8. Ton œuvre est entièrement nourrie des films et images que tu ne cesses de tourner et de saisir au quotidien pour leur donner forme dans l’unité de ton travail. Ce processus d’engrangement permanent a-t-il pour toi valeur d’archive ou de reconstruction ? Oui, mon oeuvre est fondée sur des éléments et mediums divers, qui consistent en majorité dans des matériaux propres, produits, enregistrés ou collectés au cours du temps, et enrichis progressivement. Il y a une opération permanente de re-contextualisation de ces données, en fonction des nouveaux projets, idées et solutions artistiques. L’archive en soi-même n’est pas le but de mes travaux, ni le mode de mon fonctionnement. Mais celui-ci est un engagement permanent avec le temps. Une tentative de comprendre ses mécanismes, de saisir dans le même mouvement son caractère cyclique, répétitif, et l’unicité singulière de chaque seconde. 9. Peux-tu parler de ta vidéo In the skin of a stray dog ? Dans la peau d’un chien errant (chien vagabond, chien de la rue, je ne sais pas quelle est la meilleure variante en français) fait partie d’une série qui s’appelle Celluloïds, constituée par des pellicules 8 mm, super 8 et 16 mm, tournées dans les deux dernières décennies, mais numérisées et éditées (montées) récemment. Stray Dog juxtapose des images de maisons dans un état avancé de décomposition, avant la démolition, et des scènes de la vie de chiens abandonnés a Bucarest, avec des images illustrant le style de vie alternative des hommes et des chiens, après la chute du mur de Berlin. En utilisant des moyens “pauvres” - images noir et blanc, pas de son, mouvements simples de caméra, montage net - le film essaie de retrouver le langage primaire du cinéma. Le titre est bien sûr symbolique : au delà de la poétique des images, il y a des éléments autobiographiques. 10. Quels sont tes projets actuels, et comment en envisages-tu la réalisation ? Comme je l’ai mentionné, je travaille toujours à réorganiser des éléments, des matériaux, des idées et des concepts déjà accumulés pour donner de nouvelles directions, utilisations et développements à cette base de données personnelles (personal data base) que j’utilise pour ma recherche artistique. Parmi les projets récents de synthèse, il y a l’Economie liquide. Le terme se réfère à la fluidité, volatilité et imprévisibilité d’un phénomène global - l’existence des économies alternatives, autonomes, parallèles et souterraines dans les systèmes économiques officiels actuels. La persistance des pratiques archaïques et traditionnelles se combine avec les nouvelles technologies et formes de production, dans le processus de re-ajustement à de nouvelles situations socio-économiques qui surviennent en permanence au plan local et international. C’est un facteur de subsistance et de continuité ; mais, dans le même temps, c’est une alternative à une économie globale subordonnée à des structures et intérêts transnationaux. Le projet poursuit divers aspects et domaines liés aux économies liquides : maison et cuisine, viticulture et distillation, jardinage et élevage d’animaux, tissage et broderie, couture et réparation de chaussures, céramique et travail du bois et de la pierre, peinture et constructions, réparations mécaniques et transport, réparations électriques et électrotechniques, multiplication des images (photos,vidéos) et musiques (disques, cassettes, CDs), musique et danse, jusqu’aux nouveaux domaines liés aux ordinateurs, logiciels, hackings, services et formes d’échange destinés à être ultérieurement développés. Il y aura une série d’expositions, installations et publications en préparation sur l’Economie liquide, comme celle déjà ouverte au MAGMA, à Sfantu. Gheorghe, ou un insert dans le prochain numéro de IDEA arta + societate, Cluj, en Roumanie. Mais le processus est ouvert.

© Christiane Vollaire