Unheimlich


Sur le triptyque photographique de Christine Delory, Exils / Réminiscences,
Ed. Arnaud Bizalion, 2019
Pour la revue Chimères n° 96 « Devenirs étrangers »
Décembre 2019
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La forme de la publication de Christine Delory-Momberger est éloquente de son contenu : un coffret noir portant le titre Exils / Réminiscences, enserrant trois fins volumes, titrés respectivement : Tendre les bras au-dessus des abimes, Dans le souffle du labyrinthe, Des disparus les vivants. Un programme divisé en trois moments, pour lesquels une image noir et blanc, au flouté énigmatique, occupe la couverture de chacun.

Le premier volume est scandé par trois textes brefs : « D’une image des autres » comme récit d’une photo retrouvée, un très court poème « La traversée des fantômes » et un autre « l’arrivée ». Il se clôt sur un poème de Salah Al Hamdani « Barbelés ».
Les trois poèmes de l’auteure qui scandent le second s’intitulent « La frontière », « l’exil », « l’effroi ». Il se clôt sur un texte de Stéphane Duroy « Exil / Arrachement ».
Pour le troisième, les trois textes s’intitulent respectivement « Replis », « Fracas » et « Suspensions ». Il se clôt à nouveau sur un poème de Salah Al Hamdani « Que faire de nos nuits ? ».

Les textes ne sont ni explicatifs ni commentateurs, ils clignotent dans les quelques interstices de l’omniprésence des images, qui diffusent leur énigme à l’ensemble.
De quel travail relève, justement, cet ensemble ? Un travail de re-photographie de photos de famille. Une archive ? Le visage d’une petite fille, agrandi d’un cliché de la fin des années cinquante, fixe le cerne noir de ses deux yeux floutés sur celui qui feuillette le livre. Il en dit la démarche. Un couple, sans doute parental, aux visages à moitié mangés par l’ombre, s’élève au-dessus de la fillette. Si le mot abstraction a un sens, c’est justement celui-là : un mouvement d’approche qui ne fait qu’éloigner indéfiniment son objet. Une volonté de saisie qui est en fait un déssaisissement. Et c’est le geste photographique lui-même qui en est métonymique : approcher, faire varier la focale, ajuster, reculer, essayer, capter et perdre dans le va-et-vient de l’objectif sur l’objet. Mais l’objet n’est pas ici la personne photographiée. Il est l’image photographique elle-même, réinterrogée à des années-lumière par le regard inquiet de celle-là même qui en faisait initialement l’objet. Et l’abstraction n’est pas seulement un effet produit par le noir et blanc de ces images, elle est aussi plus spécifiquement le fait de plusieurs d’entre elles, sur lesquelles on s’écarquille sans parvenir à rien en identifier, mais qui forment des lignes de partage, de contraste et de dissémination.

En 1965, Pierre Bourdieu (en co-direction avec Luc Boltanski, Robert Castel et Jean-Claude Chamboredon) publiait, sur la commande de l’entreprise Kodak, un livre dédié à Raymond Aron : Un Art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie. La pratique photographique y était d’abord présentée comme « indice et instrument d’intégration ». Et cette intégration passait prioritairement par la photo de famille :

De fait, si la pratique photographique est très étroitement liée à la présence d’enfants au foyer (et d’autant plus qu’ils sont plus jeunes), c’est que l’apparition de l’enfant renforce l’intégration du groupe, et du même coup l’inclination à fixer l’image de cette intégration, image qui, à son tour, sert le renforcement de l’intégration .

Et plus loin :

Il n’y a rien qui soit plus décent, plus rassurant et plus édifiant qu’un album de famille ; toutes les aventures singulières qui enferment le souvenir individuel dans la particularité d’un secret en sont bannies et le passé commun, ou, si l’on veut, le plus grand commun dénominateur du passé, a la netteté presque coquette d’un monument funéraire fidèlement fréquenté .

Dans cette corrélation, ironiquement présentée, entre « l’apparition de l’enfant » et le « monument funéraire », autour de la pratique photographique de masse que constitue la photo de famille corrélée à son album, se lit comme à livre ouvert le travail actuel de Christine Delory. Mais elle en inverse précisément les codes : là où la photographie semble « bannir » la particularité du secret individuel dans le passé commun », sa pratique au contraire vient, à l’encontre de l’exigence de netteté posée par les attendus de la photo de famille, imposer le flou de l’entrée dans la matière de l’image et l’ouvrir au vertige du secret. Le secret banni resurgit avec évidence, non pour être élucidé, mais seulement pour attester d’une énigme non résolue.
Et quand l’album de famille remonte le temps, il bute sur des visuels de plus en plus équivoques, dont les indices (ceux des costumes, des coiffures, de la disposition des groupes), renvoient aux périodes avoisinant la Seconde Guerre mondiale. La même année où paraît Un Art moyen en France, en 1965, Gerhardt Richter, artiste allemand, peint, d’après une photo tirée de son propre album de famille, le portrait de l’ « Oncle Rudi » en costume nazi, réinterrogeant ainsi dans le même temps l’histoire familiale et l’histoire politique dans leur enchevêtrement et ce qui en devient inavouable. La silhouette floue d’un jeune homme souriant fixe le spectateur sous son habit militaire. Chez Richter, l’archive familiale est ainsi le motif d’une double intranquillité, existentielle et politique, dont l’équivoque entre pictural et photographique vient accentuer l’indétermination visuelle.
Le double nom de Christine Delory-Momberger dit sa seconde affiliation germanique. D’un cercle familial issu de l’exil, d’un non-dit familial qui produit l’exil de l’enfant au sein de son propre cercle, participe aussi un désir d’exil, dont l’écriture poétique et l’inquiétude de son investigation visuelle renvoient au Sturm und Drang du romantisme allemand. De cette tradition germanique, devenue motif psychanalytique, atteste le bref article publié par Freud en 1919, il y a tout juste un siècle. Le titre Das Unheimliche, originellement traduit par Marie Bonaparte comme L’Inquiétante Étrangeté, vient d’être retraduit en L’Inquiétant Familier, qui en décline mieux l’ambivalence et semble s’appliquer à ce travail photographique. Freud s’y livre à un travail sur la langue allemande :

Le mot allemand qui désigne l’inquiétant, unheimlich, est manifestement le contraire de ce qui est heimlich, heimish, sous la protection du secret, appartenant au foyer, du vertraute, le familier, et l’on est tenté de conclure que, s’il est effrayant, c’est précisément parce qu’il n’est ni connu ni familier .

Mais ce heimlich qui désigne le familier, ce qui suscite la confiance et évoque la chaleur du foyer, désigne dans le même temps le secret qui, s’il est ici connoté à l’idée de protection, va aussi se reconfigurer du côté du mystère et de l’inconnu, rendu indissociable du familier :

Heimlich affiche, parmi les multiples nuances de sa signification, un sens qui coïncide de manière inquiétante avec son contraire. (…) Heimlich relève de deux cercles de représentation qui, sans être opposés, sont tout de même fort étrangers l’un à l’autre : celui de l’habituel, de l’agréable, et celui du caché, de ce que l’on maintient dissimulé. (…) Est inquiétant tout ce qui devait rester un secret, tout ce qui devait continuer à être dissimulé et qui est sorti au grand jour .

Dans la quête visuelle de Christine Delory se laisse entrevoir, sans qu’on puisse réellement l’identifier, cet « inquiétant qui devait rester un secret » et dont la présence, dans les ombres de l’image mal ajustée, fait énigme. Un Unheimlich contenu dans l’essence même du Heimlich, attaché à l’implicite de l’image sans jamais s’expliciter. Freud en identifie l’origine au mécanisme du refoulement, et il le lie à la thématique littéraire du spectre :

Tout ce qui est lié à la mort, aux cadavres et au retour des morts, des esprits et des spectres paraît hautement inquiétant à beaucoup de personnes. Nous avons vu plus haut que certaines langues modernes dont incapables de restituer notre expérimental ein unheimliches Haus autrement que par une périphrase : une maison hantée .

C’est en ce sens déjà que Victor Hugo, témoin et acteur des débuts de la photographie, tentait d’en faire le lieu de captation des esprits. D’une certaine manière, c’est cette tradition que Christine Delory poursuit ici, en convoquant plutôt qu’elle n’interroge les figures familiales qui non seulement cessent alors d’être familières, mais cessent aussi pour cette raison même, à plusieurs endroits, d’être figures, et perdent la forme même de leur visage. Deleuze et Guattari écrivaient en 1980, dans Mille Plateaux :

Si l’homme a un destin, ce sera d’échapper au visage, défaire le visage et les visagéifications, devenir imperceptible, devenir clandestin, non pas par un retour à l’animalité, ni même par des retours à la tête, mais par des devenirs-animaux très spirituels et très spéciaux, par d’étranges devenirs en vérité qui franchiront le mur et sortiront des trous noirs, qui feront que les traits de visagéité même se soustraient enfin à l’organisation du visage, ne se laissent plus subsumer par le visage, taches de rousseur qui filent à l’horizon (…). Ces mouvements sont des mouvements de déterritorialisation .

Ces « trous noirs » qui se soustraient à la visagéité pourraient peut-être qualifier ce travail entre les mondes comme une tentative de déterritorialisation photographique.

Car c’est bel et bien entre ces mondes que Christine Delory, chercheure en sciences de l’éducation, a créé la revue Le Sujet dans la Cité, tout comme le Collège International de Recherche Biographique en Éducation. Espaces déterritorialisés de questionnement autour de la parole comme interface entre social et intériorité, ils sont autant de lieux d’interdisciplinarité et de réflexion collective. C’est dans ce même interface, qu’elle choisit aussi d’interroger le geste photographique, en publiant plusieurs entretiens avec des photographes (Antoine d’Agata, Jane Evelyn Atwood, Klavdij Sluban), autour de ce qui articule l’image à l’autobiographie. Elle semble ainsi inscrire son propre travail dans une quête ininterrompue, dont l’exercice photographique, par son potentiel esthétique, est l’une des formes.