TRANSGRESSION BOUCHERE


Revue Parade, "Aimer ça", mars 2004

Il ne peut s’agir que d’une compulsion frénétique, parfaitement injustifiable. On ne demande pas au serial killer pourquoi il aime ça, pas plus qu’à l’accro des vidéos porno ou au toxico. Il ne peut s’agir que de la transgression d’un interdit, d’un passage à l’acte réitéré qui, en tout cas, ne fait pas consensus. Le “ça” qu’on aime est évidemment ce qu’on ne devrait pas. Qui répond à ce “on”, parfaitement désolidarisé du groupe ? Et, s’il s’en désolidarise, devant qui doit-il répondre ?
Le fil du rasoir, le tranchant de l’épée, le revers de main, ce qui sépare, dissocie, crée les lignes de partage, distingue et affirme les choix. La ligne du dessin qui différencie l’espace indifférencié de la feuille. La trace de l’éclair, l’étrave du navire, l’étroit sur le large. Le noir sur blanc du graveur, le brutal, le tranché. La force qui coupe et scinde, le geste précis et sans appel du boucher.
Aimer, c’est-à-dire d’abord se désaffilier. Rejeter les préférences précédemment dictées, refuser la reproduction. Faire rupture.
Aimer ça, c’est affirmer le contraire d’un jugement de goût, refuser de faire communauté. Le jugement de goût atténue les préférences dans la nécessité d’une socialité, et n’admet le pluriel que s’il peut faire l’objet d’une mise en commun dans l’espace public, d’un aveu. Aimer ça est parfaitement inavouable, parce que le “ça” qui doit faire l’objet d’une esthétisation est, dans son origine, inesthétisable. Aimer ça, ce n’est pas aimer telle ou telle oeuvre, mais aimer ce qui, dans toute oeuvre, ne devrait pas pouvoir être aimé. Aimer ça, c’est dire le malentendu dont toute oeuvre est l’objet, l’artifice communautaire auquel elle s’adresse. Ce pourrait être aussi violer l’oeuvre, ou l’engrosser de ce que l’artiste n’y a pas mis. Aimer ça est toujours intempestif, anachronique, et dans ce cas, la justification de l’amour est une trahison de son objet. Quand Huysmans proclame, devant l’oeuvre de Grünewald, à quel point il aime ça, ce sont évidemment ses propres compulsions qu’il proclame, sa fascination du pourrissement et de la maladie, son plaisir de la décomposition, dont le rétable d’Issenheim n’est que le support. Et les oeuvres les plus fortes sont peut-être celles qui supportent le mieux ce type de trahison, ou qui se prêtent aux trahisons les plus multiples. Aimer ça, c’est aimer le lien qui ne nous retient aux oeuvres que par le désir. C’est faire comme si pouvait faire communication ce qu’il y a en nous de plus incommunicable. C’est vouloir supposer un réseau subreptice de mise en tension subliminale, qui nous connecterait de façon quasi sensorielle à des sujets morts depuis longtemps; un réseau microscopique qui circulerait sous les communications macroscopiques du jugement de goût, et nous mettrait ainsi en tension avec les oeuvres.
Aimer ça, c’est dire que le jugement de goût, loin d’être “désintéressé”, présente au contraire l’intérêt majeur, soit de masquer, soit au contraire de légitimer une émotion qui n’ose pas dire son nom. C’est pourquoi aimer ça nous oblige à aller à la racine du désir, à savoir où il s’enracine en nous, en quel point il touche au vital, mais aussi en quoi ce vital-là peut ou a pu résonner en d’autres. Or c’est de cet enracinement du désir que s’origine aussi une oeuvre : faire oeuvre, c’est à la fois occulter et exhiber ce qui fait compulsion. Double tendance qui est au coeur de ce que la psychanalyse appelle “sublimation”. C’est dans ce processus corrélatif d’occultation et d’exhibition, que réside aussi la transgression. Aimer ça, c’est, à un niveau ou à un autre, transgresser la norme esthétique. Mais si, dans l’art contemporain, comme le montre toute la sociologie de l’art, la norme esthétique devient à bien des égards celle-là même de la transgression, c’est alors sans doute un double degré du transgressif qu’il faut franchir, pour jouir de ce qui fait oeuvre.

© Christiane Vollaire