TRANCHER DANS LE VIF
Sur les fonctions esthétiques de la photographie


Revue L’Ecole des philosophes, septembre 2003

Introduction

La photographie est, dans la définition du Robert, “un procédé technique permettant d’obtenir l’image durable des objets par l’action de la lumière sur une surface sensible”. Son origine remonte aux recherches corrélatives de Niepce et de Daguerre dans les années 1830, et le terme peut désigner indifféremment l’activité d’élaboration à tous ses stades (prise de vue, développement, tirage), l’objet qui en résulte ou le domaine qu’elle permet de constituer. De quoi parle-t-on donc lorsqu’on pose la sacro-sainte question, apparemment jamais résolue puisque récurrente, de savoir si la photographie est un art ?

On peut répondre sur la première désignation par le tour de passe-passe philologique qui consiste dans l’identification originelle du latin “ars” et du grec “technè”, montrant que l’activité photographique, comme tout savoir-faire, est un art.
On peut au contraire, sur la seconde désignation, affirmer leur radicale séparation dans la notion de beaux-arts au XVIIIème, qui définit précisément l’oeuvre d’art par son opposition à l’objet technique, et récuserait ainsi par anticipation l’image photographique comme oeuvre.
On peut enfin, sur la troisième désignation, répondre par l’évidence d’une multiplicité des domaines de la photographie, dont les finalités diverses semblent exclure le champ de l’art. On présentera ainsi ses finalités scientifiques (c’est sur cet argument qu’Arago, député et physicien, la défendit vigoureusement devant la Chambre de députés en 1839), de l’astrophysique à la microbiologie et à l’imagerie médicale; ses finalités policières ( de la simple photo d’identité à la fiche anthropométrique ou aux recherches sur le déterminisme morphologique des comportements sociaux) ou historiques (le rôle de l’archive). Mais aussi ses finalités journalistiques (de l’essor des magazines de reportage dans les années cinquante, à son usage constant et fondamental dans la presse quotidienne, écrite ou télévisuelle) et publicitaires (incluant aussi bien la propagande politique que sa fonction exponentielle de moteur de la consommation par l’affiche). Sans parler de ses finalités affectives comme photo-souvenir (étudiées par Bourdieu dans Un art moyen, mais aussi questionnées par Barthes dans La Chambre claire).

Il faut également mentionner que, dans tous ces domaines, le cinéma, dérivé de l’invention de la photo à partir de la fin du XIXème, puis incluant la reproduction du son à partir des années 1930, assume des fonctions similaires. Enfin, les techniques télévisuelles, puis informatiques, et les moyens de communication qu’elles déploient, potentialisent jusqu’au vertige l’extension de ces usages. Une période où l’image est omniprésente, comme tentait déjà d’en témoigner il y a dix ans le cinéaste Wim Wenders dans Jusqu’au bout du monde, est une période dans laquelle les enjeux du photographique dépassent largement la question de sa valeur artistique, si l’on réduit cette question à celle de la place de la photographie dans le marché des oeuvres d’art, ou sur les cimaises des musées. Il n’est plus nécessaire de légitimer la photographie comme productrice d’oeuvres pour en reconnaître la place essentielle comme fait, et plus encore comme génératrice d’un devenir culturel.

En ce sens, ce qui ne peut être récusé, c’est la place centrale de la photographie au coeur d’un processus de civilisation. On doit ainsi d’une part reconnaître comme une constante de l’histoire des hommes la fonction de l’image comme déterminant de civilisation, d’autre part affirmer comme une spécificité récente sa réappropriation (non pas totale, mais décisive),par le medium photographique; et enfin reconnaître comme un fait très contemporain, dans ce medium, le moteur d’un nouveau redéploiement de cette fonction de l’image, dont le potentiel de transformation économique, sociale et politique, déjà constaté comme un phénomène majeur, ne peut être intégralement ni évalué ni anticipé.
En interrogeant ici les fonctions esthétiques de la photographie, c’est donc d’abord dans le sens le plus large que nous l’ entendrons : la manière dont la photographie, dans toutes ses acceptions, affecte notre perception du monde.


I. LA PHOTOGRAPHIE COMME PROCESSUS DE DÉRÉALISATION

A. LA PANIQUE DU RÉEL

1. La fixation des signes

Dès lors, c’est en interrogeant la photographie dans son essence technique qu’on peut comprendre ce que, dans la diversité de ses formes, elle nous dit d’un rapport au monde. Il y a en effet, entre photographie et cinéma, la différence majeure de la fixité. Mais, dans cette dimension même, la photographie s’oppose aussi à la peinture, au sens où la fixité n’y est pas du même ordre : là où la fixité de l’image peinte se présente comme statique, celle de l’image photographiée se présente comme rupture d’une dynamique. C’est le geste de la fixation d’un mouvement dans un instantané, mise à l’arrêt du flux héraclitéen. Si donc la photographie nous présente une réalité, c’est d’entrée de jeu par sa déréalisation, réduction arbitraire du temps de la vie à l’espace de l’image. C’est la brutalité de ce processus de déréalisation qu’il faudra donc d’abord interroger, à partir de son origine matérielle.

Il est emblématique, à ce propos, qu’on ait théorisé la photographie à partir d’une théorie des signes précédemment établie par la recherche logique : c’est dire qu’elle ne relève pas prioritairement du champ d’objectalité qu’on prétend communément lui assigner, mais d’un champ sémiotique. Que ce qu’elle désigne pour nous n’est jamais la nature des phénomènes, mais la culture des signes. Or l’objet de l’esthétique n’est rien d’autre que la manière dont la culture des signes médiatise notre rapport à la sensation.
Ainsi Charles Peirce, fondant la sémiologie à la fin du XIXème, propose une taxinomie des signes en distinguant entre : les symboles (conventions arbitraires établies entre signifiant et référent : c’est le cas des mots), les icônes qui représentent le référent à partir d’une ressemblance (tableaux, cartes géographiques) et les indices qui établissent un rapport physique au référent (trace, empreinte, symptôme). Si l’on applique cette taxinomie à la photographie, il est clair que celle-ci se présente sous un double statut : à la fois icône au même titre que n’importe quelle oeuvre picturale, puisqu’elle établit un rapport de ressemblance avec son référent, et indice au même titre que n’importe quelle empreinte, puisque, contrairement à la représentation picturale, elle conserve la trace physique de ce référent.
La dimension indicielle de la photographie semble ainsi la placer dans un rapport d’immédiateté à l’égard du réel, puisqu’une photo est bien la trace physico-chimique d’une impression produite par la lumière à partir d’un objet sur une plaque sensible.

2. La discordance des temps

Or ce rapport au réel lui-même est déjà au coeur d’un véritable noeud problématique. Le photographe est en effet, étymologiquement, celui qui écrit avec la lumière. Mais, comme l’écrit Henri Vanlier dans Philosophie de la photographie, “la lumière, agent physique, ne saurait ni dessiner ni écrire”. Ce que montre ainsi Vanlier, c’est que le rapport du photographe à la lumière, comme son rapport à la matière, ne sont que des rapports déréalisants :
“Le photon qui traverse les lentilles de l’objectif et altère les halogénures de la pellicule n’est pas vraiment une substance et ne produit pas d’impact”.
Ainsi le processus physico-chimique, dans toute son élémentaire naturalité, est-il déjà ce que Vanlier appelle “une empreinte abstractive”. En outre, le temps dont il témoigne s’avère être non pas la durée concrète de la perception, mais le temps mathématique de l’impression chimique : dès la prise de vue, l’acte photographique substitue subrepticement à la temporalité sensible une temporalité physique abstraite de toute sensibilité. Si donc l’appareil photographique imite le dispositif oculaire, c’est en pervertissant l’effectivité de la sensation visuelle :
“Tout ce qui concerne le regardeur se trouve dans le présent, la simultanéité concrète de Bergson; tout ce qui concerne le spectacle photographique se trouve dans l’espace temps à quatre dimensions, dans la simultanéité abstraite d’Einstein”.
On est ainsi conduit à reconnaître entre réel et réalité un conflit dont la photographie est le lieu : à la réalité phénoménale, constituée par la relation sensible, organisée dans un cosmos et culturellement apprivoisée par le sujet, s’oppose un réel inaccessible aux sens, en quelque sorte a-phénoménal ou a-cosmique, proprement irreprésentable au même sens que l’espace einsteinien. C’est cet irreprésentable que capte l’objectif photographique, c’est lui qui va constituer la matière de la représentation dans l’image.

La photo apparaît bien ici comme la mise en abîme d’un vertige : celui d’un réel corrélativement permanent et invisible, captable et inaccessible. Celui du conflit entre des temps discordants et des espaces inassignables. Celui d’une indicialité qui, n’étant l’empreinte d’aucun objet de perception, va cependant produire une icône non seulement perceptible mais ressemblante à l’objet de la perception.
“On bavarde autour (de la photographie), dit Vanlier, à la fois pour échapper à la panique du réel qui gît là, et pour alimenter la réalité défaillante”.
Dans son origine référentielle autant que dans son processus de production, la photographie concentre la “panique du réel” qui est au coeur de toute existence humaine : ce qu’elle interroge, c’est le statut même du sujet. Dès lors, dans l’affirmation même d’un point de vue du sujet que représente la position photographique, c’est une entreprise radicale de désubjectivation qui se met en route. En cela, l’objet photographique fait violence à l’intention même de son auteur. C’est cette subversion que montre la critique Rosalind Krauss dans un article sur le photographe Irving Penn :
“Et comment tenir compte dans tout cela du semi-automatisme du procédé photographique, c’est-à-dire du fait que, par-delà toute possibilité de sélection et de composition, l’enregistrement de l’image échappe au contrôle du photographe ?”.

3. Les impressions insensibles

Ce que l’intention photographique exprime, c’est l’essence même de l’intention philosophique : l’effectivité d’un rapport problématique au réel. Toute image le manifeste, dans la mesure où elle met le réel à distance par la représentation. Mais l’image photographique, dans sa dualité indicielle et iconique, en dénonce l’ambivalence. Constituée par une réalisation physico-chimique, elle montre non seulement ce qui n’est plus, mais ce qui, pour l’oeil humain, n’a jamais été. La perplexité où nous plonge un produit de photomaton le dit assez. En même temps, elle provoque en nous cet étrange effet de réel que Barthes appelle le “ça a été”, nous mettant en présence d’une perception que nous n’avions pas aperçue. Ce que dit le photographe Rodtchenko quand il affirme que “nous ne voyons pas ce que nous regardons”. C’est aussi de ce décalage entre voir et regarder que témoigne la photographie. En celà, ce qu’elle nous donne à voir, à partir d’une incomplétude de la sensation, c’est aussi la distance qui sépare la présence de l’attention. Comme si elle venait donner corps à la formule de Leibniz dans les Nouveaux Essais sur l’entendement humain :
“En un mot, c’est une grande source d’erreur de croire qu’il n’y aucune perception dans l’âme que celles dont on s’aperçoit”.
L’aperception ramène ainsi à la conscience une part de ce que le flux de l’existence noie dans les “petites perceptions” ou “impressions insensibles”. Cette dernière formule, dans sa terminologie paradoxale, ne nous donne rien d’autre que l’objet même de la photographie : le décalage entre ce qui impressionne la pellicule et ce qui fait image dans la représentation mentale. Si, au moins dans la tradition classique de la peinture, l’image est bien adéquate à cette représentation, dans la photographie, elle en demeure définitivement dissociée. Et l’on peut dire que les tentatives modernes et contemporaines, dans la peinture, pour s’approprier cette dissociation, sont une conséquence de l’irruption de la photographie. Lorsqu’Henri Michaux, récusant violemment le formalisme pictural et sa prétention à représenter le réel, décide d’introduire l’expérience de la mescaline dans la production de son oeuvre plastique, c’est bien de l’intention photographique que son activité picturale s’inspire : celle qui permet d’impressionner l’insensible ou d’apercevoir les petites perceptions, pour en faire trace. Il fait en quelque sorte de son propre système nerveux (ce que Deleuze appellera le “corps sans organes”) l’équivalent d’un appareil photographique, un mécanisme d’enregistrement à partir duquel la main qui dessine joue le rôle de révélateur.

B. LE RÉVÉLATEUR

1. La tradition supra-sensible de la révélation

D’où la très forte connotation de ce simple produit chimique qu’on appelle, précisément, “révélateur”. Ce terme, pourtant, concentre dans l’activité photographique toute une tradition esthétique antagoniste de la précédente : tradition métaphysique et théologique de l’art. Lorsque Klee affirme dans les Esquisses pédagogiques, en 1925, que “l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible”, il se situe dans la droite ligne de la pensée hegelienne, telle qu’elle s’affirme dans l’Introduction à l’Esthétique. Le réel qu’il s’agit de rendre visible n’a rien à voir avec un substrat imperceptible de la matière, c’est au contraire une dimension radicalement spirituelle de l’existence, un devenir idéel du monde, dont il donne ici une définition quasi-platonicienne :
“N’est vraiment réel en effet que ce qui existe en soi et pour soi, ce qui forme la substance de la nature et de l’esprit (...) C’est l’art qui nous offre des aperçus sur les manifestations de ces puisances universelles, qui nous les rend apparentes et sensibles”.
L’art s’y affirme, dans sa fonction même, comme vecteur de révélation; mais un vecteur secondaire, un auxiliaire soumis, comme le lui reprochera le théoricien contemporain de l’art Arthur Danto, aux exigences de la philosophie et de la religion :
“Dans la hiérarchie des moyens servant à exprimer l’absolu, la religion et la culture issue de la raison occupent le degré le plus élevé, bien supérieur à celui de l’art”.
La condition sensible qui est celle de l’art le situe donc à une place à la fois valorisante et dévaluée. Il ne peut révéler que parce qu’il occupe une position dialectique de moment destiné à être dépassé, entre le “monde sensible et direct” (celui qui fait l’objet de la perception immédiate et “dissimule la pensée sous un amas d’impuretés”) et la “réalité plus haute née de l’esprit”, qui “échappe totalement à l’expression sensible”.
Si l’art rend visible, c’est donc en quelque sorte en dégradant son objet, qui est d’essence spirituelle. Mais cette dégradation est précisément ce qui rend cet objet accessible. A cet égard, on pourrait exactement appliquer, à la révélation chimique opérée par la photographie, la fonction médiatrice que Hegel assigne à l’art : d’une part il “nous met en présence d’un principe supérieur”, mais d’autre part il est “incapable de satisfaire notre besoin d’absolu”, car il “opère sur une matière sensible”.
De ce versant déceptif de la révélation, relève toute une tradition spiritiste en photographie, dont Hugo à Guernesey fut l’un des acteurs. Elle cherche à capter par l’impression chimique des présences fantômatiques, des apparitions imperceptibles à l’oeil. Si la mécanique peut objectiver ce que le sujet n’a pu éprouver, l’activité technique des matières naturelles peut dès lors se mettre au service d’une révélation surnaturelle. Ainsi la photographie, conçue pour réaliser une finalité de fixation du sensible par la reproduction, semble-t-elle au contraire devenir le moyen privilégié de l’accession au supra-sensible.

2. L’inconscient visuel

C’est précisément cette conception spiritualiste de la révélation, que Walter Benjamin dénonce en 1935, en écrivant L’Oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, l’appliquant à la fois à la photo et au cinéma :
“Abel Gance parle d’une écriture sacrée, et Séverin-Mars parle du cinéma sur le ton qui convient aux peintures de Fra Angelico. Il est caractéristique qu’aujourd’hui encore des auteurs particulièrement réactionnaires tentent d’interpréter le cinéma dans une perspective du même genre, et qu’ils continuent à lui attribuer, sinon une valeur sacrée, du moins un sens surnaturel”.
La position réactionnaire est ici celle qui consiste à attribuer à l’image une fonction qui n’est plus la sienne. Ce que montre Benjamin, c’est que la photographie ( et à sa suite le cinéma ), détermine une réorientation complète de la fonction de l’art, en le dissociant de la dimension rituelle et théologique à laquelle il était jusque là associé. La reproductibilité technique, en brisant “l’aura” de l’oeuvre (sa sacralité liée à son unicité), rompt les amarres avec son origine religieuse. Vouloir restaurer à l’oeuvre photographique sa sacralité, c’est la destituer de ce qui fait son essence, mais c’est aussi par là destituer l’art de tout son devenir contemporain.
Ce texte est bien sûr nourri des échos de la polémique marxiste contre l’idéalisme hegelien. Mais ce qu’il permet, à partir de ce socle, de mettre en évidence, c’est la révolution qu’opère la photographie au coeur même de l’histoire de l’art; et comment c’est seulement en revendiquant une position refondatrice, qu’elle peut imposer sa légitimité. C’est précisément parce que la photographie fait rupture contre les modalités culturelles antérieures, qu’elle doit dénoncer tout ce qui viserait à la situer dans leur continuité :
“On s’était dépensé en vaines subtilités pour décider si la photographie était ou non un art, mais on ne s’était pas demandé d’abord si cette invention même ne transformait pas le caractère général de l’art”.
Or cette rupture est d’abord une rupture dans l’activité de regard. Benjamin rend ainsi corrélatives une esthétique de la production et une esthétique de la réception : à la démultiplication de l’oeuvre permise par sa reproductibilité, correspond une démultiplication de la vision permise par la potentialisation des fonctions visuelles que permet l’appareil optique :
“Grâce au gros plan, c’est l’espace qui s’élargit; grâce au ralenti, c’est le mouvement qui prend de nouvelles dimensions”.
Et il ajoute dans la version de 1939 :
“Le rôle de l’agrandissement n’est pas simplement de rendre plus clair ce que l’on voit de toute façon, seulement de façon moins nette, mais il fait apparaître des structures complètement nouvelles de la matière”.
Ce qui nous intéresse ici, c’est que ces structures nouvelles de la matière ne renvoient pas à l’espace physique dont traite Vanlier, mais à un espace mental . La révolution photographique consiste en ce que, captant le dehors, son objectif se retourne vers l’intériorité, renvoyant ainsi non pas à l’objectivation de l’espace, mais à son élaboration subjective :
“Il est bien clair par conséquent que la nature qui parle à l’appareil photographique est autre que celle qui parle à l’oeil - autre, avant tout, en ce qu’à un espace consciemment travailllé par l’homme, se substitue un espace élaboré de manière inconsciente”.
“La caméra nous ouvre l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel”.
L’au-delà du sensible que révèle la photographie, et qu’elle est la première à révéler, n’est donc pas à chercher du côté de la métaphysique, du spirituel ou du surnaturel, mais du côté même de cet inconscient visuel que Leibniz anticipait dans la théorie des impressions insensibles, et que Michaux cherchera à capter par le dessin et la peinture. Ce qu’est cet inconscient visuel, quelle relation il entretient avec celui de la psychanalyse, Benjamin ne le développe pas au-delà de cette analogie. Ce qu’il montre en revanche, c’est que son accès nécessite le medium photographique, et qu’en cela l’image photographique fait révolution par rapport à toute la tradition antérieure de l’iconographie.

3.La question du point de vue

a. Les insuffisances de la perspective picturale

La révolution esthétique opérée par la photographie devient alors métonymique d’une révolution politique, métonymie affirmée par les avant-gardes des années vingt, dont Benjamin se fait ici le relais. Ainsi trouve-t-on, chez le photographe Rodtchenko en URSS, la conviction d’un double statut, politique et esthétique, de la rupture.

Une rupture essentielle, accomplie par cette émergence et les processus de désubjectivation qu’elle engendre, vise la perspective elle-même, telle qu’elle s’était établie au XVème dans l’intention d’Alberti : intention humaniste qui, précisément, proportionnait l’environnement au regard humain, à une visibilité assumée de l’ordre du monde. Pour Alberti, c’est à partir d’un regard conscient et volontaire que se déterminait l’organisation du monde comme objet de ce regard, et l’architecture en manifestait l’équilibre et la proportionnalité. Dès lors que la photographie manifeste l’inconscient visuel, c’est la position du sujet dans le monde qui devient inassignable. De même, dès que la photographie peut montrer ce que l’oeil ne peut voir, c’est la fonction imaginante elle-même qui se dérègle.
C’est à la mise en oeuvre de ces processus de dérégulation que se livre à la fin des années vingt Rodtchenko, et c’est à partir d’eux qu’il participe à l’élaboration de la théorie constructiviste. Le perspectivisme albertien y est qualifié de “point de vue du nombril”, appellation à bien des égards révélatrice : elle dénonce d’une part une attitude individualisante, d’autre part un modèle de régression, enfin une castration de la puissance imaginative. A l’encontre de toutes ces réductions, Rodtchenko affirme la puissance de la photographie comme art déterminant, dans la mesure où, cassant la convention antérieure, elle accomplit un geste décisif : à la souveraineté figée de la géométrie albertienne, se substituent les potentialités infinies ouvertes par les techniques optiques. Mais ces potentialités ne rendent pas seulement possible la production de nouvelles images. Ce ne sont pas seulement les objets, mais le sujet lui-même qui est potentialisé : ce à quoi appelle Rodtchenko, c’est à une ouverture de la capacité perceptive. Ainsi écrit-il dans Les Voies de la photographie contemporaine :
“Derrière ce redoutable poncif (le “point de vue du nombril”) se cachent des idées préconçues, une éducation routinière de la perception visuelle et une déformation réductrice de la pensée visuelle”.
“Nous qui sommes dressés à voir les choses habituelles, à voir ce qu’on nous a inculqué, nous avons à découvrir le monde du visible”.

b. Le regard géomètre

Qu’y a-t-il donc à voir ? Rien d’autre qu’une multiplicité des organisations du monde, que l’opérateur anticipe, que l’appareil capte et que l’image va révéler. Une complexité qu’aucune technique picturale ne peut mettre en oeuvre. C’est ce que montre le texte de 1934 La photographie est un art, dans lequel Rodtchenko renvoie la tradition picturale à ses insuffisances :
“La photographie ayant enfin trouvé son chemin s’épanouit et exhale les parfums qui lui sont propres. Des possibilités inouïes s’offrent à elle (...) Des compositions, surchargées de formes, qui laissent Rubens loin derrière elles. Des compositions aux motifs très complexes, où il ne reste rien des Hollandais ni des Japonais.”

La démultiplication des points de vue chez Rodtchenko, permise exclusivement par la médiation technique de la photographie, n’a pas pour finalité de révéler l’essence du réel, d’en découvrir l’esprit caché ou d’en manifester la vérité. Ici est évacué tout rapport métaphysique au monde. Et pourtant, la photographie agit bien comme révélateur. Ce qu’elle révèle, c’est un potentiel esthétique dont la peinture n’actualisait qu’une infime part : celui du regard. L’obsession du point de vue chez Rodtchenko dit cela : c’est dans sa relation esthétique au monde que l’homme déploie sa puissance, c’est par elle qu’il accède à la révélation de soi-même :
“Chaque image photographiée sous un angle nouveau agrandit le champ de nos représentations visuelles.”
Qu’à l’évacuation de la métaphysique se substitue ici un messianisme de la modernité, cela n’est pas contestable. Mais cet enthousiasme véhicule une réflexion authentique sur ce paradoxe, que par la médiation technique de l’objectif, le regard cesse d’être témoin du monde pour en devenir acteur, et peut ainsi réfléchir intentionnellement, tel la monade leibnizienne, une infinité de points de vue, actualisant par là la totalité des impressions insensibles dont nous ne cessons d’être le lieu. Dès lors, le regard du photographe est le regard prométhéen d’un constructeur de mondes.

c. L’abstraction

De cette incessante reconstruction du monde, l’opérateur est la ligne : c’est elle qui, dans l’image, sépare, détermine les contrastes, impose les orientations, et, en quelque sorte, architecture l’espace :
“Avec la ligne apparaît une nouvelle idée de la contruction. Il s’agit de construire, non de figurer.”
Ainsi, par la pregnance des lignes de force dans l’image, la construction du monde n’est-elle rien d’autre que son implacable géométrisation. Et, dès lors, le mouvement même de son abstraction. Rodtchenko écrira en 1936 :
“Mes premières photographies ont été un retour à l’abstraction. Des photos presque sans objet. Ce sont les problèmes de composition qui étaient pour moi au premier plan.”

Ce qui donne forme au monde est ici précisément ce qui lui enlève sa figure : rompant avec le point de vue du nombril, Rodtchenko rompt aussi avec la nécessité figurative, avec l’imitation. Si la photo est une empreinte, ce dont elle s’empreint est la volonté géométrisante du regard humain, sa faculté d’abstraire. Autrement dit, son intention déréalisante, corrélative d’une intention dénaturalisante. C’est en ce sens que Rodtchenko évacuera du champ photographique les phénomènes aléatoires de la nature, pour inscrire son travail dans l’univers urbain marqué par la géométrie intentionnelle des hommes :
“Je me promène et je regarde la nature : là un buisson, là un arbre, ici un creux de terrain, des orties ...Tout est dû au hasard, pas organisé, on ne sait pas par quel bout commencer la photo, il n’y a rien d’intéressant.”
De fait, quand il arrivera à Rodtchenko de photographier des arbres, ce sera pour en saisir les lignes comme un analogon des géométries de l’espace urbain. C’est dans le réel urbain que la ligne tranche des univers taillés pour le regard. Des images qui appellent à sa reconversion, et revendiquent par là une véritable fonction éducatrice. Que l’apparition de l’abstraction comme tendance picturale soit corrélative du développement de la photographie, montre à quel point c’est, aussi, à un renouvellement du regard de la création artistique, qu’appelle ici la photographie.

II. LES MÉDIATIONS VIOLENTES DE LA PHOTOGRAPHIE

A. LA VIOLENCE CONSTITUTIVE DE LA PHOTOGRAPHIE

1. Le lieu du crime : la photographie détectrice

Mais, si l’on considère que la défaillance du regard est métonymique d’une défaillance de l’intégralité du rapport au monde, alors il est clair que, si l’intention photographique la manifeste, elle n’a pas pour autant vocation à en dresser le constat. Bien au contraire, elle s’affirme essentiellement comme un désir de revanche sur cette impuissance, comme une volonté de la surmonter. En cela, la photographie engage toujours une part héroïque de l’homme, une volonté de faire rendre gorge au réel. Héroïsme qui se traduit en deux filiations : celle de la détection et celle de la possession. Ainsi l’indicialité de la photographie lui permet-elle corrélativement d’indexer le réel (y désigner l’objet d’une perception) et de l’annexer (en faire l’objet d’une appropriation).
Dans le film Blow-up en 1967, Antonioni mettait en scène cette volonté d’indexation, la dimension détectrice (et même en ce cas détective) de l’activité photographique. Thème que Brian de Palma reprendra en 1981 dans Blow-out. Il faisait ainsi de l’espace photographié, au sens propre le lieu d’un crime, dont le photographe cherchait à révéler la trace par les agrandissements successifs d’un détail de l’image. Mais cette enquête, au-delà d’une enquête dont la photographie serait le moyen, était une enquête sur la photographie comme moyen, mettant en scène dans l’image la fonction même accordée par Benjamin à toute photographie : celle de révéler “le lieu du crime”. Ainsi écrit-il, dans L’Oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, à propos des photos de Paris réalisées au début du siècle par Eugène Atget :
“On a dit à juste titre qu’il avait photographié ces rues comme on photographie le lieu d’un crime. Le lieu du crime est lui aussi désert - Le cliché qu’on en prend a pour but de relever des indices.”
Et en 1931, dans la Petite Histoire de la photographie :
“Dans nos villes, est-il un seul coin qui ne soit le lieu d’un crime, un seul passant qui ne soit un criminel ? Héritier des augures et des aruspices, le photographe ne doit-il pas, sur ces images, découvrir la faute et désigner le coupable ?”
Qu’est-ce que le crime ici ? Sinon, précisément, ce qui échappe à l’oeil nu, ce qui se dérobe à la perception : le réel que nous passons notre vie à traquer, et dont la photographie ne peut capter que des traces énigmatiques. C’est cette même métaphore de la vie comme lieu du crime, que met en scène la littérature policière. Le héros enquêteur est celui pour lequel tout réel est énigme. Celui qui, tentant de réduire les défaillances de la réalité, y détecte les indices d’un réel doublement inaccessible (le crime est passé, et la victime est morte) et définitivement opaque. Dans cette tentative, pour revivifier un moment aboli autant que pour donner forme à un réel inaccessible, c’est une constante existentielle qui est désignée : celle-là même dont traite la psychanalyse. De cette constante, c’est l’intention photographique qui témoigne, établissant cette fois entre inconscient visuel et inconscient pulsionnel non plus un simple rapport analogique, mais une véritable voie de passage.

2. La brutalité

a. Le geste photographique

Dès lors,tenter d’indexer le réel est aussi une manière de vouloir l’annexer : tout rapport problématique au monde provoque une volonté de réappropriation par la représentation. C’est de cette intention que participe le jeu d’enfant : mise en scène à son échelle d’un monde dont la puissance lui échappe, le jouet, plutôt qu’une imitation, n’est que la réappropriation des objets dont l’étendue ou la complexité le dépassent. Le jeu, première forme de l’annexion du réel, est par là même sa première forme d’esthétisation.
Mais ce qui dans le jeu d’enfant trouble le plus intensément le monde adulte, c’est précisément ce qui en fait l’essence et lui donne sa raison d’être : sa cruauté, par quoi s’exprime nécessairement toute volonté de puissance. A cette règle n’échappe pas l’intention photographique, et Susan Sontag y insiste dans son essai sur la photographie :
“Toute utilisation de l’appareil photographique est implicitement une agression”.
“Un appareil photographique est vendu comme instrument de prédation”.
“L’appareil photographique est l’arme idéale de la conscience quand elle cherche à multiplier ses possessions”.
En insistant sur la fonction de l’appareil, c’est la démarche technicienne de la photographie que Sontag met en évidence.S’il est vrai, comme le montre Heidegger dans La Question de la technique, que l’essence de la technique est dans sa violence, dans l’arraisonnement qu’elle impose à la nature, dans la brutalité avec laquelle elle la “somme”, la “provoque” et la “met en demeure”, alors il y a, au coeur de l’attitude photographique, la violence qui définit toute activité technique.
L’essence du geste photographique est violente. Le déclic sonore qui l’accompagne, le viseur, l’instrument porté comme une
arme, la précision du déclenchement, tout contribue à lui conférer la rigueur d’une exécution, réduisant le mouvement de la vie à la fixation du cliché. Quels que puissent en être les prétextes ou les réelles motivations humanistes, l’attitude photographique est brutale. Soumettre le monde à la précision mathématique d’une mécanique, ou épingler son objet, tel un papillon figé dans sa course, à un tableau de chasse.
En définitive, c’est cet unique instant de brutalité absolue qui constitue le dénominateur commun de toutes les attitudes photographiques, dans la diversité infinie des intentions et des choix esthétiques que recouvre ce terme. C’est là que se situe la spécificité gestuelle de ce medium unique; et, de cette brutalité immédiate et instantanée, aucune autre pratique esthétique n’offre l’équivalent. Qu’on le masque sous les déclarations les plus généreuses, sous les intentions les plus poétiques, qu’on l’étende en installations, qu’on le dévoie en morphing, le geste originel demeure, dans sa même rigueur implacable, objectif face à l’objet.

Une esthétique de la production ne peut ignorer cette dimension, une esthétique de la réception en est aussi tributaire. Elle rend impossible la réduction de l’objet photographique à tout autre objet esthétique, précisément parce qu’en lui seulement se concentre la violence originelle de toute intention esthétique. C’est pourquoi plus le discours sur la photographie est lénifiant et “poétique”, plus éclate son hypocrisie. C’est pourquoi aussi Barthes, analysant dans La Chambre claire le “punctum” photographique, avait, comme regardeur de la photographie, capté cette essence violente : ce qui me point, ce qui me fait mal, mais avec acuité, quand je regarde une photographie, ce n’est pas le “studium” qui me permet d’y repérer des codes (y compris ceux de la violence représentée), mais ce qui fait blessure en moi de manière immédiate et incompréhensible, ce qui tranche dans le vif.

b. Une esthétique de la crise

Le concept, si divulgué en photo et en cinéma, de “tranche de vie”, prend ici par transfert son sens le plus abrupt : celui d’une découpe bouchère dans l’indifférenciation du réel. Car trancher, c’est d’abord séparer, différencier, rendre à l’évidence. Mais c’est aussi décider. La photo décide pour nous de ce qui doit être vu, sélectionne ce qui va disparaître, à la prise de vue comme au tirage. Prendre et tirer sont aussi des mots de la chasse, ou du vocabulaire sexuel le plus brutal.
Mais cet espace décisionnel que constitue la prise de vue est un instantané, dont la brutalité fait acte. Décider, dénouer, juger, séparer, sont les traductions d’un seul et même verbe grec, “krinein”, et du substantif “krisis” qui lui correspond. Face à la panique du réel, la photographie impose ainsi une esthétique de la crise, que la précision du geste dénoue. En cela, “l’instant décisif”, par lequel le photographe Cartier-Bresson désigne à la fois le déclenchement de l’appareil et sa traduction dans l’image, n’a pas seulement la valeur d’une captation, mais celle d’une résolution par la capture.
En cela enfin, la photo de reportage, à laquelle on a trop souvent tendance à réduire la totalité du photographique, en constitue cependant bien une manifestation emblématique. L’archétype du reporter appareil au poing dans la tourmente, qui contribue à l’héroïsation factice d’un culte de la panoplie (le baroudeur et son gilet à poches) reconduit malgré tout une essence effective de l’activité photographique : elle appartient au genre guerrier, et avalise une dimension polémique de l’existence.
Le photographe est un tueur, serial killer ou assassin méticuleux, selon qu’il pratique la prise de vue “en rafale” ou la précision maniaque du vivisecteur. Et, chacun le sait pour l’avoir expérimenté, être face à l’objectif produit un effet similaire à celui du braquage. Tout acte photographique, comme moment de crise, joue ainsi un rôle identique à celui du cataclysme de Pompeï : figer chimiquement son objet dans une éternité qui commence avec sa mort. La prise de vue, pour cette raison, interdit tout processus d’identification entre le photographe et son objet. Tout au plus pourra-t-il ensuite être mis en oeuvre, après le tirage, par la contemplation de l’image.

3. La blessure photographique

a. L’image comme effraction dans le regard

C’est de ce coeur même de la violence photographique que traite Barthes, à partir cette fois de l’image elle-même comme manifestation d’une violence ontologique. Et l’on peut à cet égard reconnaître, dans la démarche de La Chambre claire, une démarche paradoxalement analogue à celle du Discours de la Méthode.
Dans les deux cas est à l’oeuvre un processus de recherche du fondement (de la connaissance pour Descartes, de la réception esthétique pour Barthes). Dans les deux cas, ce processus se caractérise par une critique des dogmatismes culturels et des préjugés (l’entreprise du doute radical chez Descartes, l’élimination du “studium” chez Barthes). Dans les deux cas, le fondement recherché est caractérisé comme “point de résistance” (ce que Descartes désignera dans les Méditations comme point d’Archimède, et que Barthes appelle le “punctum”). Dans les deux cas, la démarche qui y mène est paradoxale : elle ne prend la forme autobiographique que pour s’inscrire dans l’universel. C’est donc identiquement une subjectivité fondatrice qui est à l’oeuvre, tendue vers la quête de ce qui résiste à l’épreuve du doute : le “cogito” chez Descartes, affirmation d’une irréductibilité de la conscience.
Le “cogito” de Barthes relève de la dimension indicielle de la photographie : c’est l’ “intraitable”, le “ça a été” spécifique de la photographie, qui résiste à toute entreprise de réduction et interdit de confondre la photographie avec tout autre art de l’image. Ce que Barthes appelle le “certificat de présence”. Or cet intraitable, on l’a vu, est un “punctum”. Ce qui vient, dit Barthes, “casser le studium”, produire une irruption violente dans la convention de l’image, briser les repères culturels pour brutaliser le regard :
“Rien que la chose exorbitée. La photographie est violente : non parce qu’elle montre des violences, mais parce qu’à chaque fois elle emplit de force la vue.”
Cette dernière formule est impeccablement ambivalente : “emplir de force la vue”, c’est d’un même mouvement la confronter à la force et la lui donner. C’est dire que la puissance de l’image n’est pas une puissance écrasante, mais une puissance roborative. Non pas une violence tétanisante, mais une violence activatrice, celle qui met en oeuvre la pulsion vitale. D’où la seconde partie du livre, qui traite la photographie “du point de vue de l’amour et de la mort”, alors que la première ne la traitait que “du point de vue du plaisir”. Le véritable pouvoir de l’image n’est pas d’hypnose ou de fascination, il est au contraire de stimulation : sa puissance fonctionne par contamination du spectateur.
Ici apparaît toute la cohérence de cette esthétique de la réception : si la force de l’image peut être contaminante, c’est que l’image fonctionne comme un “eidolon”, c’est-à-dire une émanation des choses elles-mêmes. “Eidos”, en grec, désigne à la fois la forme et l’idée; “eidolon”, l’image, désigne la reproduction de la forme, au sens, devenu péjoratif chez Platon, d’une dégradation de l’idée, ce qui prétend abusivement lui donner figure (l’idole). Dans le langage platonicien, l’ “eidolon” est dévalorisé comme simple apparence sensible et illusoire des choses, par opposition à l’ “eidos” qui en est l’essence intelligible et vraie. L’art de l’image est donc réduit à une simple imitation de l’ “eidolon” (définition à laquelle la conception aristotélicienne de la “mimèsis” rendra ses lettres de noblesse).
Au contraire, les épicuriens, valorisant la nature comme unique réalité et donc seule source de vérité, considèrent que notre rapport sensible au monde est le vrai moyen de la connaissance. Pour eux donc, l’ “eidolon” est le moyen par lequel les objets frappent nos sens de la façon la plus concrète : les images sont des émanations physiques de la réalité des choses qui viennent toucher nos organes. Notre perception nous place par rapport au monde dans le contact le plus direct, par un processus inscrit dans la matière même des choses.
Barthes se réapproprie cette théorie antique pour en faire l’essence même de la photographie : le processus matériel, chimique, par lequel il y a impression, est un “eidolon” (en quoi il identifie la valeur indicielle de l’image à sa valeur sensible), et c’est cette matière des choses captée par l’objectif, qui est brutalement restituée par l’image photographique :
“Les réalistes, dont je suis, ne prennent pas du tout la photographie pour une copie du réel, mais pour une émanation du réel passé : une magie, non un art.”
Ainsi, ce nouveau Discours de la Méthode qu’est La Chambre claire ouvre sur une attitude anti-cartésienne au possible, puisqu’elle est corrélativement sensualiste et alchimiste : le “punctum” de la photographie, à l’opposé de la pensée pure qu’est le “cogito”, représente, dans sa dimension la plus radicalement physique, la blessure par laquelle la matière affecte notre regard; mais par cette blessure nous est inoculée (introduite dans l’oeil) la puissance même de la vie. “Saisi à l’égard de la photographie d’un désir ontologique”, selon sa propre formule, Barthes fait de l’essence de la photographie cet “intraitable” : ce qui ne peut jamais être affecté, mais qui est à l’origine de tous les affects. Ce dont la monstration atteint le plus profond de nous et fait blessure.
Dès lors s’avère une essence en quelque sorte pathologique de la photographie, dont la violence “réaliste” se constitue de sa propre déréalisation. C’est en cela que Barthes la renvoie à la folie :
“La photographie peut être folle si son réalisme est absolu, et, si l’on peut dire, originel, faisant revenir à la conscience amoureuse et effrayée la lettre même du temps : mouvement proprement révulsif, qui retourne le cours de la chose et que j’appellerai pour finir l’extase photographique”.
A cette extase, révulsive au double sens du terme (celui de la régression et celui de la répulsion), renvoie, dans l’esthétique kantienne, la conception du sublime.

b. Le sublime comme rapport polémique à la nature

C’est dans la Critique de la faculté de juger de Kant, qu’on trouve cette définition du sublime, tirée de son Analytique :
“Est sublime ce qui plaît immédiatement à travers la résistance qu’il oppose à l’intérêt des sens.”
Le jugement sur le sublime, contrairement au jugement sur le beau, n’est donc pas du tout un jugement désintéressé, mais au contraire un jugement qui met en oeuvre un conflit d’intérêts contradictoires, un rapport de forces entre nature et liberté, au sein duquel c’est la violence même de la nature qui suscite la force antagoniste d’une liberté.
Cette “résistance à l’intérêt des sens” est précisément ce qu’on peut reconnaître dans ce que Benjamin appellera l’ “inconscient photographique”, en tant qu’il échappe à la sensibilité immédiate et fait obstacle à son emprise sur le monde. Là où la photographie trouve dans le réel ce qui contredit la sensation, elle fait violence non seulement au sujet percevant, mais au sujet concevant, précisément parce qu’elle déstabilise, et de ce fait disqualifie, le rapport phénoménal à la représentation:
“En revanche, ce qui suscite en nous le sentiment du sublime (...) peut, certes, paraître (...) inapproprié à notre faculté de présentation et faisant, pour ainsi dire, violence à l’imagination : il n’en est pas moins, pour cette raison, jugé d’autant plus sublime.”
Dès lors, c’est bien de ce rapport polémique à la nature comme “dunamis”, force et mouvement - c’est-à-dire puissance d’échappement - que témoigne la photographie. Et face à elle, c’est le regardeur lui-même qui est en état de guerre. D’où cette étonnante conséquence tirée par Kant :
“On peut donc continuer à débattre tant qu’on le voudra, en comparant l’homme d’Etat et le chef de guerre, pour savoir lequel des deux mérite plus particulièrement le respect : le jugement esthétique tranche en faveur du second.”
Ainsi la nature, dans son caractère corrélativement perceptible et incommensurable à la perception, est-elle vécue comme abîme. Or c’est précisément cet abîme de la perception qui constitue l’essence de la photographie, sa violence ontologique : le caractère inassignable du lieu qu’elle nous désigne. Si la photographie appartient, on l’a vu, au genre guerrier, la revendication de sa conquête est d’abord celle d’un impossible : ce qui fait la spécificité du sublime chez Kant, c’est qu’il demeure dans cette tension de l’inappropriable, dans cette revendication d’une nature toujours terrifiante parce que toujours résistante. L’abîme ouvert dans la nature n’est rien d’autre que, selon l’expression de Deleuze, pour désigner le kantisme, un “abîme ouvert dans le sujet”, par une esthétique du sublime dont bien des termes s’avèrent, désormais, assumés dans la photographie.

B. LA FICTION DU REPORTAGE

1. Le mythe de “l’ instant décisif”

a. Une théorisation confuse

Face à cette mise en abîme , le discours médiatique sur la photographie ne cesse d’opérer des réductions rassurantes. L’une des plus connues est la définition qu’en donne le photographe Henri Cartier-Bresson, fondateur de l’agence Magnum, dans un texte-préface de 1952 intitulé L’Instant décisif :
“Une photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction de seconde, d’une part de la signification d’un fait, et de l’autre, d’une organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment ce fait”.
On reconnaît évidemment, dans cette fraction de seconde, “l’instant décisif”. Mais ce qui est étonnant, c’est d‘une part tout ce que cet instant cristallise en lui de contradictoire, et d’autre part la manière dont il semble évacuer ce qui, dans la photographie, échappe précisément à l’oeil du photographe. Que la photographie manifeste une volonté de puissance, c’est, on l’a vu, de son essence. Mais ici semble s’y adjoindre une très paradoxale volonté d’aveuglement. Et il est redoutablement instructif que ce texte sur la distinction photographique repose sur un noeud de confusions.
La première confusion identifie le temps de la perception du référent, celui de la conception de l’image et celui du déclenchement de l’appareil. La seconde identifie la conception de l’image et sa production. La troisième est double : d’une part elle identifie le fait (affirmation d’un événement) à son donné empirique immédiat; et d’autre part, contradictoirement, elle le renvoie immédiatement à une dimension signifiante. La quatrième opère en cascade : elle identifie les formes à leur organisation, celle-ci à un donné perceptible, celui-ci à sa seule visualisation, celle-ci à une fonction expressive. Enfin, la dernière confusion applique l’expressivité à une factualité : si les faits peuvent être expressifs (d’une intention ou d’une tendance), et s’ils peuvent être représentés (dans l’image), ils sont, justement par définition, ce qui n’a pas besoin d’être exprimé.
De fait, ce que manifeste ce texte, au-delà des maladresses conceptuelles de son auteur, c’est l’illusion fondamentale d’une adéquation entre la réalité des faits et leur idéalité, réduisant à l’absence toute marge interprétative. De cette adéquation, le photographe est en quelque sorte dépositaire : il est le voyant, pour qui le monde révèle son sens par la production de l’image. Ici, la photographie n’est pas seulement (ce qu’elle est toujours) volonté de puissance, mais affirmation d’une toute-puissance. Toute-puissance qui serait conférée au photographe à partir d’un présupposé originel : celui d’une univocité du réel. Or, on l’a vu, c’est de la négation de ce présupposé que naît la possibilité même de la photographie. C’est parce que le réel est inassignable à un espace, parce qu’il est soumis à la discordance des temps, parce qu’il entre en conflit avec la réalité sensible et ouvre en elle une béance, que la photographie est un objet possible non seulement de l’activité technique, mais de la perception visuelle.

b. Un présupposé métaphysique

Enfin, cette illusion spatio-temporelle ouvre sur ce qu’on pourrait appeler, au mieux, une illusion politique (pour ne pas la qualifier de manipulation) : puisqu’il s’agit d’un “fait”, et que le domaine dont traite Cartier-Bresson est celui du reportage, il est clair ici que la réduction de l’événement à l’instantané de l’image, loin de manifester une factualité objective, n’exprime au contraire que la coïncidence entre un point de vue esthétique et un point de vue mental. Qu’il n’y ait pas de neutralité spontanée du photographe face à l’événement, c’est ce que Cartier-Bresson semble vouloir ignorer; et c’est pourtant ce que met en évidence tout point de vue de reportage, et du reste toute photographie en général.
Ce qu’exprime la photographie, ce n’est donc pas le fait, mais bien évidemment l’intention de son auteur, au service de laquelle s’établit “l’organisation rigoureuse des formes” qui lui confère sa “signification”. Dès lors, le noeud confusionnel dont témoigne ce texte est porteur d’un véritable présupposé métaphysique, au coeur de cette question de l’organisation des formes. Que les formes en effet puissent non pas représenter mais “exprimer” les faits, c’est ce qu’affirme, on l’a vu, toute la tradition métaphysique de l’ “eidos” issue du platonisme. Mais, de cette tradition, Heidegger, dans la Question de la technique, met en évidence les renversements conceptuels :
“Dans la langue de tous les jours, eidos signifie l’aspect qu’une chose visible offre à notre oeil corporel. Platon exige cependant de ce mot quelque chose de très insolite : qu’il désigne ce qui précisément n’est pas, n’est jamais perceptible par les yeux du corps. Mais même ainsi on n’en a pas encore fini avec l’extraordinaire. Car idea ne désigne pas seulement l’aspect non sensible de ce qui est sensiblement visible. Ce qui constitue l’essence dans tout ce qu’on peut entendre, toucher sentir, dans tout ce qui est de quelque manière accessible : cela est appelé aspect, idea, et est aussi tel.”
On voit, dans ce double renversement opéré à partir de l’ “eidos”, de la forme à l’idée et de l’idée à son expression accessible par le signe, à quel point la conception du photographique chez Cartier-Bresson est tributaire de cette confusion platonicienne des genres qui par la réduction du vrai à son expression univoque, ferme l’espace de l’interprétation.
Mais le présupposé métaphysique apparaît plus radicalement encore à partir d’une analyse de ce que Cartier-Bresson appelle “l’organisation rigoureuse des formes”. Il cite en effet dans un entretien de 1974 la formule dont on prétend qu’elle fut inscrite par Platon au fronton de l’Académie : “Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre”. Et il affirme dans L’instant décisif :
“On entend souvent parler d’angles de prise de vue; mais les seuls angles qui existent sont les angles de la géométrie de la composition.”
C’est dire précisément que cette géométrie n’est nullement déterminée par le point de vue d’un sujet (ce que revendiquait Rodtchenko), mais par un rapport objectif à l’espace, prédéterminé dans une composition que le photographe doit non pas construire mais révéler. “Les nombres gouvernent le monde”, disait Pythagore, et c’est au photographe de transmettre cette organisation mathématico-métaphysique de l’ordre physique. C’est pourquoi l’esthétique photographique de Cartier-Bresson ne se construit ni au développement ni au tirage ( les négatifs ne doivent pas être recadrés), mais au moment originel de la prise de vue : le mythe démiurgique de cet “instant décisif” que constitue la captation-capture du réel.

2. Le temps du regard

a. L’impact

De cette mythologie métaphysique, le genre photographique du reportage est paradoxalement tributaire. Il laisse entendre, précisément, que tout se fait dans l’instant, qu’il y a une proximité immédiate du photographe avec son sujet, qu’il est susceptible de capter l’objectivité d’un fait pour le transmettre comme donnée brute dans une image immédiatement accessible. La fluidité du temps sera réduite à l’instantané, le déploiement de l’espace au cadrage, la complexité des événements à leur visualisation.
Le reportage héroïse la dimension indicielle de la photographie, faisant du “ça a été” un “j’y étais”. La réalité effective à laquelle il renvoie est d’abord celle d’une présence du photographe sur le terrain, sur le lieu de l’action. Présence ponctuelle, qui suppose un temps divisé, découpé, réduit à la succession des instantanés. Le reportage photographique est un film rendu à sa discontinuité, dégagé de l’ “illusion mécanistique” que Bergson, dans l’Evolution créatrice, attribue au “mécanisme cinématographique de la pensée”. Sa présence comme auteur de l’image est en quelque sorte le substitut de celle du spectateur, conviant celui-ci à un processus d’identification.
Le temps de l’image est cette fois déréalisé en un nouveau sens : il doit intégrer le temps du regardeur et se substituer à lui. Il doit provoquer en lui une sensation artificielle de proximité - la sensation de sa propre présence, sur les lieux, auprès des gens. Le reportage vise ainsi d’abord à abolir les distances effectives (celle du lieu, celle du temps, celle aussi de la différence culturelle) pour produire un effet de présence. C’est le désir de voir qui est ici convoqué, mais sous la forme la plus immédiate possible, puisque c’est l’épreuve de la présence qui est visée à travers lui. A ce titre, la photo de reportage vaut d’abord pour son impact, pour le caractère primaire des émotions qu’elle suscite, ce que l’hebdomadaire “Match” appellera dans les années cinquante “le choc des photos”. C’est, de fait, à cet impact que contribue la géométrisation de l’espace photographique telle que la conçoit Cartier-Bresson : la rigueur du cadrage, la précision des lignes, la netteté des contastes, ont vocation, au-delà de leur justification métaphysique, à accrocher le regard, à le saisir dans un effort de captation symétrique de celui qui a présidé à la prise de vue. Capter le réel dans l’image, capter le regard par l’image, sont les deux versants d’un rapport au monde (le monde des regardés et le monde des regardeurs) dont la photographie est le pivot. On constate aisément que, de ce pivot qui sépare les vus des voyeurs, l’axe est bien souvent la ligne de démarcation planétaire entre Nord et Sud.

b. Le cliché

Mais, comme le dit Cartier-Bresson, la photographie est prise “en galopant à la même allure que l’événement”. Et, de cette vélocité même, l’esthétique du reportage est tributaire. Si en effet toute invention esthétique suppose le temps de la réflexion nécessaire à sa mise en oeuvre, la mâturation et l’élaboration de sa conception formelle, alors il est clair que l’esthétique du reportage est à cet égard sacrifiée au culte de l’ “instant décisif”. Non seulement parce que celui-ci ne tient compte que d’une prise de vue faite “au galop”, mais aussi parce que le temps de présence sur le terrain est un temps compté; et enfin par le statut même de la photo de reportage : destinée aux magazines pour “couvrir l’événement”, elle n’a, comme le montre Bourdieu dans Un art moyen, que la durée de vie de l’impact médiatique de celui-ci, et doit satisfaire à la voracité du Moloch journalistique.
De cette absence d’inventivité témoignent les clichés (en tous les sens du terme, puisqu’il en est l’origine) du genre. Soit un recyclage de l’esthétique des archives d’après-guerre (Gilles Peress photographiant les charniers du Rwanda en 1994, à la manière des photographes des armées à l’ouverture des camps nazis en 1945), soit un nouveau pictorialisme reproduisant les archétypes des peintures de la tradition religieuse (Hocine photographiant les femmes algériennes pleurant les massacres en 1997, à la manière des pietas baroques du XVIIème, ou Mérillon de même au Kosovo en 1990).
On peut dire à cet égard que le genre du reportage fonde bien une attitude, et manifeste une position face au monde, face à l’événement, face aux conditions de la production de l’image et de sa réception. En ce sens, sous-tendu par un présupposé métaphysique chez Cartier-Bresson, il détermine effectivement une éthique : celle de l’autre saisi comme objet photographique, regardé, ritualisé et immédiatement inscrit dans des codes référentiels, qu’ils relèvent d’un ascétisme du noir et blanc (dans Les Européens de Cartier-Bresson) ou d’un exotisme de la couleur (dans les reportages à visée ethnologique de “Géo”).
Mais cette éthique ne peut, précisément parce qu’elle est intégralement précodée, fonder une esthétique spécifique. Et c’est précisément en cela qu’elle est le plus accessible et détermine l’impact le plus immédiat. Le genre du reportage est ainsi celui qui autorise le mieux le recyclage des conventions. Un genre spécifiquement photographique, et pourtant délibérément anesthétique, ou, ce qui revient au même, esthétisant. Or une telle esthétisation, soumise à des codifications sacralisantes, finit par dévoyer la photographie de sa fonction subversive à l’égard des codes de la représentation.

3. l’esthétisation de la violence

a. la fascination guerrière

Tous les théoriciens de la photographie insistent sur ce point essentiel : la violence montrée dans l’image n’est pas la violence de l’image. Barthes l’écrit, on, l’a vu, dans La Chambre claire :
“La photographie est violente non parce qu’elle montre des violences, mais parce qu’elle emplit de force la vue”.
A cet égard, on peut dire que la violence indexée, montrée sur l’image, constitue au contraire une double euphémisation. C’est d’une part une euphémisation de la violence réelle de l’événement, qui le réduit à une abstraction visuelle. Non seulement la photo ne nous met pas en présence de l’objet, mais elle ne désigne en lui que la dimension optique : aucune photo ne peut faire percevoir ni les odeurs d’un charnier, ni les gémissements ou les hurlements d’un blessé, ni le contact d’une chair putride. Tout ce qui participe, dans la réalité vécue, du véritable dégoût, est ainsi évacué du champ de la perception. Plus la photo prétend se substituer à l’épreuve de la réalité, plus elle ment sur cette réalité elle-même.
Mais la violence indexée constitue aussi, dans un sens plus radical, une euphémisation de ce que Barthes ou Benjamin désignent, on l’a vu, comme la violence ontologique du rapport photographique au monde, réduit ici à la dimension rassurante du cliché.
En euphémisant la violence, la photographie participe ainsi à sa banalisation. Non pas au sens arendtien d’une dénonciation de sa présence sous les formes du quotidien, mais au sens d’une accoutumance passive à ses manifestation, qui finit par en avaliser la normalisation : c’est le cliché qui rend l’émotion factice parce qu’indifféremment renouvelable. C’est aussi lui qui l’offre aux rites de la complaisance.
En ce sens, un débat récent, dont Philippe Mesnard présente les éléments dans Consciences de la Shoah. Critique des discours et des représentations , montre clairement comment la médiatisation outrancière des photos d’archive du nazisme, loin de contribuer à la mise en oeuvre du “plus jamais ça”, participe au contraire, au même titre que les photos de reportage “humanitaire”, et selon les mêmes codes, à la double mise en oeuvre d’un fatalisme et d’un voyeurisme sadique (est-il indifférent que sur ces photos les corps, vivants ou morts, soient la plupart du temps exposés dans leur nudité ?)

Or cette esthétisation ne constitue précisément que l’un des versants du besoin d’appropriation : celui du désir de jouissance. En ce sens, Benjamin montre comment la guerre se prête à devenir l’objet privilégié de la photographie, en citant un manifeste futuriste de Marinetti :
“La guerre est belle, car elle crée de nouvelles architectures comme celles des grands chars, des escadres aériennes aux formes géométriques, des spirales de fumée montant des villages incendiés.”
Cette excitation morbide, attribuée ici au fascisme, n’en illustre pas moins une forme constante du voyeurisme, que manifeste l’adéquation entre la force intime d’une pulsion de mort, et l’expression politique qui la cristallise : la guerre comme événement. La photo de reportage est la technique visuelle qui peut donner forme à une telle adéquation. Benjamin l’écrit :
“Les mouvements de masse, en premier lieu la guerre, représentent une forme du comportement humain qui correspond tout particulièrement à la technique des appareils.”
On voit ici quelle forme peut prendre la dimension prédatrice de la technique photographique analysée, on l’a vu, par Susan Sontag. La guerre est présentée en quelque sorte comme le moment orgastique, l’acmè de la jouissance photographique, telle que la dénonce Benjamin :
“Tous les efforts pour esthétiser la politique culminent en un seul point. Ce point est la guerre.”

b. La fascination victimaire

C’est la guerre d’Ethiopie, menée par Mussolini, dont Marinetti exaltait en 1935 la violence esthétique. D’Ethiopie à nouveau, c’est la guerre civile qu’Eduardo Salgado photographie cinquante ans plus tard, en 1985, dans l’une de ses conséquences : une famine liée à la déportation des populations. C’est en ces termes que le représentant d’une organisation humanitaire s’extasie sur ces photographies dans la postface du livre qui les publie :
“Comme dans les tableaux médiévaux, le typhus, la lèpre, l’épidémie. On dirait que ces vieilles allégories, ces entités de la fin du monde, reprennent leur vie loqueteuse après tant de silence”.
De fait, la violence y est montrée comme naturelle, la famine comme le produit d’une sècheresse, et la photographie a pour vocation de véhiculer une esthétique de la déploration proche de l’imaginaire médiéval - on peut penser au rétable de Grünewald.
On voit ici comment apparaît l’autre variante d’une esthétisation de la violence: non plus l’exaltation guerrière mais la déploration religieuse; non plus le versant épique, mais celui du martyrologue. Dans les deux cas, une complaisance identique est à l’oeuvre, en même temps qu’un mensonge sur la réalité. Et la symétrie de ces deux mensonges montre que le second n’est que l’envers du premier : Marinetti, dans l’optique fasciste, exalte l’action guerrière dans une esthétique qui efface la réalité de la souffrance. Salgado exalte la souffrance (sacralisée dans le référent religieux) dans une esthétique qui efface la réalité de l’origine guerrière. Dans un cas la cause est héroïsée au mépris des conséquences, dans l’autre les conséquences sont héroïsées au mépris de la cause qui les a produites. Dans les deux cas, le non-dit est un tabou.
Ainsi l’esthétisation complaisante de la violence participe-t-elle indifféremment d’une propagande politique qui vise à la manipulation idéologique, ou d’une propagande “humanitaire” qui vise à la collecte de fonds. Dans les deux cas, elle est au coeur d’un processus intentionnel dans lequel l’esthétisation devient la forme même d’une perversion. Comme l’écrit Benjamin :
“L’humanité s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre.”
Il est manifeste alors que le genre du reportage, dans ses présupposés métaphysiques comme dans ses référents esthétiques, est la cheville ouvrière d’une perversion éthique dans laquelle le rapport à l’autre, objet du regard ou destinataire de l’image, véhicule, par l’usage même du cliché, une véritable puissance idéologique. En ce sens, ce qui est asservi par l’usage de la photographie, c’est la faculté esthétique elle-même.

III. LA PHOTOGRAPHIE COMME FONDATION ESTHÉTIQUE

A. L’ATTITUDE DOCUMENTAIRE

1. Un rapport clinique au réel

C’est un tel asservissement que tente de juguler l’attitude documentaire, à partir d’une interrogation consciente et critique sur le double pouvoir de l’image : pouvoir indiciel et pouvoir émotionnel. De cette interrogation critique témoigne le travail du photographe Walker Evans, des années trente aux années soixante-dix.
L’axe fondateur de cette interrogation se situe autour de 1936, moment d’un exode rural massif consécutif à la grande dépression économique aux Etats-Unis. La FSA, organisme gouvernemental chargé de ce dossier, décide de médiatiser cet exode : il s’agit d’une entreprise de réhabilitation par l’humanitaire de la politique américaine, qui suppose une présentation émouvante du sort des victimes. Elle se traduit par une très vaste commande photographique, qui s’étend sur plusieurs années et pour laquelle Evans, parmi d’autres, est engagé.
Conscient du contexte politique de cette commande, Evans y répond par des images strictement documentaires des lieux et des gens, présentés frontalement devant l’objectif dans un cadrage rigoureux. Pas de pieta néo-baroque, pas de dramatisation des attitudes, pas de sentimentalisme empathique (ou emphatique). Une attitude qui met le sujet (c’est-à-dire l’objet de la photographie) à distance. A la distance qui est effectivement la sienne. Dans un article de 1931 intitulé The Reapparence of photography, Evans avait affirmé que “le sujet photographié n’est pas un sujet photographique”. C’est dire précisément qu’il est d’abord reconnu dans son altérité, et non pas enfermé dans une démarche esthétique prédéterminée.
Si les images de Walker Evans peuvent permettre de reconnaître aux fermiers du Sud une dignité, c’est précisément parce qu’elles refusent d’en faire des icônes ou des archétypes de la dignité. Assumant en photographie la démarche accomplie par Flaubert en littérature, Evans récuse la doctrine romantique de l’expressivité révélatrice, pour établir avec le monde un rapport prioritairement clinique.

Or l’appareil photographique est l’instrument de cette relation clinique au réel : documenter, ce n’est pas présenter la matière d’une archive, mais c’est donner forme à une relation établie dans le refroidissement de la distance. C’est affirmer l’authenticité de la relation photographique à l’objet-sujet dans l’effectivité d’une différence. D’où une approche frontale du réel qui prend de plein fouet sa brutalité, mais en refuse toute dramatisation . Cette démarche, Evans la poussera dans les rues et le métro de New-York, en photographiant des passagers anonymes par un déclenchement aléatoire, dans le train devant le défilement des paysages, sur les trottoirs face aux déchets. L’esthétique photographique retrouve bien ici sa vocation originelle à impressionner l’insensible. Par là, c’est à l’informe qu’elle s’adresse, comme présence véritable des choses, précédemment masquée par les abus de la formalisation picturale : il s’agit en photographie d’admettre que l’inorganisé du réel puisse faire structure dans l’image et organiser le regard.
Aux géométries prédéterminées de Cartier-Bresson, aux points de vue démultipliés de Rodtchenko, à l’esthétique abstractive de Moholy-Nagy et du Bauhaus (dont il assume aussi l’influence), Walker Evans oppose une attitude photographique dans laquelle c’est le photographe lui-même qui se laisse impressionner, comme la pellicule, par les formes non intentionnelles du monde.

2. Discipline et intentionnalité

Dès lors, c’est la notion même d’intention photographique que l’attitude documentaire interroge, et elle oblige à dégager le double sens de ce concept.
L’intention photographique est d’abord, dans son sens volontaire, la décision active qui préside au projet du photographe; mais, dans son sens phénoménologique, elle est ce à quoi tend, d’elle-même, cette activité. Ainsi, lorsqu’en phénoménologie on parle d’intentionnalité, n’est-ce nullement pour affirmer l’activité volontaire de la conscience, mais pour désigner sa tension constante et irrépressible vers son objet, l’éclatement qui la constitue comme conscience par cette dynamique tensionnelle elle-même.
Le rôle du photographe n’est donc ni de mettre en oeuvre la stricte détermination d’une volonté (puisque le travail photographique n’est pas, contrairement à la peinture, une création “ex nihilo”), ni de se soumettre passivement à une tension phénoménologique (puisque l’activité photographique n’est pas un pur automatisme). Son rôle, tel qu’il est conçu dans toute la tradition issue de l’attitude documentaire, est d’assurer l’équilibre entre ces deux dimensions de l’intentionnalité, de mettre en oeuvre la dialectique qui les confronte. De cette tradition témoigne, dans sa filiation subjectiviste, le travail de Robert Frank ou de Diane Arbus dans les années soixante; dans sa filiation objectiviste, le travail de Bernd et Hilla Becher à partir des années soixante-dix, ou celui d’Andreas Gursky à partir des années quatre-vingt-dix.

Il s’agit, autrement dit, d’élaborer une discipline photographique rigoureuse, susceptible de réfléchir sa propre pratique : mettre en place un projet, ouvrir ses potentialités, choisir sa forme, et enfin interroger son résultat pour y repérer ce qui réalise le projet, ce qui lui fait échec, ce qui le potentialise; mais aussi ce qui lui échappe positivement, et de ce fait en permet la réorientation. En ce sens, plus l’activité photographique se discipline, plus elle est susceptible de s’ouvrir à l’imprévisible. Plus elle manifeste sa rigueur, plus elle est imaginatrice au double sens du terme : à la fois productrice d’image, et vectrice de la fonction imaginative.
Ainsi n’est-ce plus, dans cette attitude, le geste du déclenchement qui fait acte, mais la démarche tout entière, de son projet préalable à la formalisation de son exposition.Même quand le déclenchement est automatique ou aléatoire, c’est un dispositif photographique rigoureusement mis en place qui en décide; une collecte sélective des images qui y fait suite; un choix du cadrage, des contrastes et de la matière photographique qui s’opère au tirage; enfin, une sérialité assumée qui en résulte, qu’elle fasse l’objet d’une exposition ou d’une publication. Dans tous les cas, l’attitude documentaire est prioritairement la manifestation d’une volonté esthétique, en cela même qu’elle récuse les procédés a-photographiques de l’esthétisation.

B. LA RELATION ESTHÉTIQUE

1.La sérialité

La photographie perturbe notre rapport ordinaire au réel en subvertissant l’intention imitative qu’Aristote assignait pour fonction originelle à l’art : le medium qui reproduit le mieux la réalité est précisément celui qui ne l’imite pas, mais en capte l’empreinte. Dans Devant le temps, Georges Didi-Huberman renvoie cette problématique à celle des origine romaines de l’art pictural dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien : l’origine de la décadence se confond avec l’apparition de la peinture à Pompeï, au moment où la représentation du visage est transférée, de l’empreinte du masque mortuaire à l’imitation picturale des traits. Dès lors, l’histoire de la peinture est celle du renoncement à l’authenticité du visage de l’ancêtre, au profit de la reproduction indéfinie de traits indifférents, pouvant produire à l’infini des faces déliées de tout rapport au réel. Etrangement, la photographie participe corrélativement de ces deux traditions antagonistes: celle de l’empreinte, et celle de la reproduction indéfinie.
Que la photographie puisse reproduire, signifie précisément qu’elle n’aura pas à imiter, et n’est donc nullement concernée par la question de la “mimèsis”. C’est en ce sens du reste que Baudelaire lui dénie toute valeur artistique. Ainsi le reproche adressé par Baudelaire à la photographie est-il à la fois inverse et symétrique du reproche adressé par Pline à la peinture : Pline reproche à la peinture de se prêter à la reproduction parce qu’elle n’est pas une empreinte; Baudelaire reproche à la photographie de se prêter à la reproduction parce qu’elle est une empreinte. Dans les deux cas, ce qui ôte toute valeur à l’objet, c’est sa reproductibilité.
Benjamin subvertira la proposition en affirmant que la reproductibilité technique, en ôtant à l’oeuvre son “aura”, ne la destitue de sa “valeur cultuelle” que pour lui conférer sa véritable “valeur d’exposition”. Dès lors, c’est de la possibilité même de sa diffusion que l’oeuvre tire son impact, comme puissance de médiatisation.

Mais ce que Benjamin ne montre pas, c’est que la reproductibilité engage bien plus que la valeur d’exposition : elle conditionne le processus créatif lui-même, et détermine la forme de l’objet photographique. Ce qui en effet caractérise toutes les grandes oeuvres photographiques, c’est leur dimension sérielle : le projet qu’elles forment non pas de traiter un thème sous différents angles, mais de faire de cette variation le coeur de l’oeuvre.
Les rues d’Atget, les végétaux de Blossfeldt, les légumes de Weston, les nus de Penn, les châteaux d’eau des Becher, les visages de Bazin, les topographies de Baltz, font série non pas seulement au sens où ils forment une totalité, mais au sens où ils déploient de façon différenciée des variations thématiques au sens le plus musical. C’est dans la répétition que s’affirme la différence, et seule la technique photographique permet d’en déployer les modalités. En photographie, ce n’est pas l’individualité de l’image, mais sa sérialité qui fait oeuvre. Elle ne prend sens que relativement à la forme qu’elle donne au projet dont elle participe.
Ainsi en est-il du livre de la photographe américaine Roni Horn Another water, paru en 2000. L’eau de la Tamise, photographiée sans berges, comme pure matière, y est montrée dans la variation infinie de ses états, de ses textures, de ses couleurs. Du calme à l’agitation, du trouble au clair, du bleu à l’ocre, du miroitant au translucide. Pure surface décontextualisée, elle ne fait image que par la confrontation de ces différences, par le passage d’un état à un autre, qui permet de mettre en évidence les discontinuités d’une continuité spatiale, les dissemblances abyssales d’une identité élémentaire.
Ici, c’est la matière dans sa dimension la plus originelle qui est affrontée au regard, interrogée comme à la fois présente et inaccessible. Mais l’interrogation ne peut avoir lieu que par le surgissement des différences . La série est le moyen de capter, comme le montre Deleuze, ce qui fait différence à travers la répétition. Elle oblige ainsi le regard à une activité cinétique de mémorisation, d’effacement, de surimpression, qui fait surgir de l’image une nouvelle dynamique. C’est par là que la modalité sérielle imposée par la photographie potentialise notre relation esthétique au monde.
En destituant l’objet de son unicité, la sérialité en neutralise la dimension fétichiste pour y véhiculer une autre exigence émotionnelle. L’épreuve de la reproductibilité fait ainsi surgir de l’image une autre forme d’intensité en l’inscrivant dans sa dimension sérielle. Elle fait étrangement jouer la neutralisation sérielle comme ouverture de nouvelles potentialités réceptives. Le temps de la série n’est pas un temps clos mais un temps ouvert sur l’infini : les cinquante images de la surface de l’eau dans le livre de Roni Horn anticipent sur une infinité d’images possibles, dont elles ouvrent le champ. Le domaine de la photographie est illimité, et la série, en scandant une part de son territoire dans le cadrage de son champ, donne précisément lieu au hors-champ.

2. La photographie initiatrice

a. Le dispositif optique

On voit ici comment la dimension sérielle, qui peut être présente accessoirement dans toutes les formes d’art, constitue une constante définitionnelle de la photographie qui, dans la période contemporaine, contaminera largement l’art pictural, du cubisme au minimalisme en passant par l’abstraction et le monochrome.
Ainsi n’est-ce pas en imitant les beaux-arts, que la photographie affirme sa vocation artistique (ce que tentait le mouvement pictorialiste, à la fin du XIXème, en produisant des photographies dont la texture et la composition rappelaient ceux du dessin ou de la peinture), mais au contraire en contaminant les autres arts à partir de ses propres spécificités. C’est de ce va-et-vient que les arts du XXème sont tributaires aux titres les plus divers.
En ce sens, interroger la fonction esthétique de la photographie, ce n’est pas poser la question de savoir si oui ou non ses produits sont susceptibles d’appartenir au domaine de l’art, mais bien plutôt comment sa présence même, comme objet autant que comme processus de production, ne cesse de questionner la fonction même de l’art : l’esthétisation de notre rapport au monde. Ainsi est-ce d’abord dans la mutation du regard produite par la photographie que peut se lire sa vocation artistique. Rodtchenko l’écrivait déjà en 1928 :
“La révolution en photographie, c’est qu’un fait photographié agisse (...) de manière si inattendue par spécificité photographique, qu’il puisse non seulement entrer en concurrence avec la peinture, mais qu’il montre à chacun une manière absolument nouvelle de découvrir le monde.”
Dès lors, c’est le regard photographique qui agit comme déclencheur. On en trouve l’impact dans la technique même de la peinture impressionniste, et dans l’origine de son appellation. L’impressionnisme désigne en effet moins l’impression produite sur le spectateur par la diffusion des touches de couleur, que le fait même d’un privilège accordé à la touche qui impressionne la toile. Dans l’esthétique impressionniste, c’est le regard du peintre qui fait fonction d’appareil optique, et le pinceau de traducteur chimique de l’énergie des photons. Dès lors, tout l’art impressionniste a pour vocation d’impressionner les petites perceptions leibniziennes en transformant le peintre en machine enregistreuse des impressions optiques, plutôt qu’en producteur de figures.

Le rapport à la photographie est inverse dans la Nouvelle Objectivité allemande des années trente, ou dans l’hyperréalisme américain des années cinquante qui en est dérivé : là, ce n’est pas la technique photographique qui fait école, mais son produit. C’est la netteté des lignes, la précision des détails dans l’image photographique, qui sont picturalisés sur la toile, produisant un genre hybride dans lequel la matière picturale de l’image renvoie à une mutation iconique : une icône picturale contaminée par son référent indiciel, mais dans laquelle ne se trouve aucune trace de l’indice. C’est de ce double processus de déréalisation (déréalisation photographique du référent naturel, et déréalisation picturale du référent photographique) que provient paradoxalement l’effet d’un excès de réel dans l’image. C’est l’excès de présence des objets qui, de ce fait, dans la peinture hyperréaliste, nous les met infailliblement à distance.

b. Les effets de l’inconscient visuel

Mais, révélant l’inconscient visuel, la photographie ouvre la voie au cubisme et à l’abstraction. Les potentialités infinies du cadrage photographique, tranchant dans le vif de l’environnement, dépassent les limites de l’imagination spontanée, et transgressent toute effectivité intentionnelle dans la reconnaissance des formes. Dès lors, si la photographie ne se veut pas d’emblée abstractive, ses possibilités illimitées de trancher dans l’espace appellent à une géométrisation de celui-ci. Avant même que la photographie n’assume ses potentialités abstractives (dès 1916 avec Paul Strand, puis avec Moholy-Nagy au Bauhaus), la peinture les avait déjà actualisées dans des compositions qui récusent toute intention figurative au profit d’une géométrisation radicale de l’espace. Au Bauhaus comme chez les constructivistes, les recherches picturales, architecturales et photographiques seront menées de front.
L’autre effet de conversion du regard produit par l’esthétique photographique est celui de l‘à-plat : des zones d’ombre et de lumière nettement découpées, dont la perception naturelle ne nous offre aucun équivalent. L’image photographique, en particulier dans l’usage du noir et blanc, tend à faire disparaître la subtilité des reliefs et des variations lumineuses, pour réduire les objets aux zones qui leur correspondent dans un espace réduit à sa planéité. C’est de cette tendance que témoigne la peinture de Manet à la fin du XIXème, mais aussi celle d’Edward Hopper dans les années cinquante, renvoyant le visuel à l’effet d’optique de l’insolation photographique. Ainsi trouve son illustration la formule de Susan Sontag : “Aujourd’hui, tout art aspire à la condition de la photographie.”

Mais elle ajoute : “La photographie est le seul art surréaliste par nature”. Ainsi, le domaine esthétique qui réalise le plus expressément un devenir photographique est celui du surréalisme. Sa dénomination même (elle a cela de commun avec l’hyperréalisme) désigne un rapport problématique au réel que cristallise l’activité photographique. En outre, ce n’est pas une simple tendance picturale, mais un véritable courant de pensée. Dans le surréalisme prennent forme tous les effets du regard photographique, à commencer par son rapport à l’inconscient, visuel ou pulsionnel. Dès lors, les productions photographiques liées au surréalisme (pour l’illustration du Nadja de Breton, et davantage encore pour de multiples participations à la revue Documents créée par Georges Bataille) manifestent une intense vitalité de la recherche créatrice : liées à la thématisation de l’informe (les photos des abattoirs prises par Eli Lotar, les morceaux de corps ou de visage projetés en gros plan par Jacques Boiffard) ou de la liquidation du réel (les techniques de solarisation photographique utilisées par Raoul Ubac pour ses Penthésilées ), elles sont aussi liées aussi aux techniques de déconstruction que constituent les collages issus du mouvement dada, dans la filiation desquels s’élaborera l’oeuvre de Marcel Duchamp. A partir de ces représentations, elles manifestent cette désappropriation du monde qui est l’envers indissociable de la démarche d’appropriation photographique.

Dans une filiation américanisée du surréalisme, le pop’art à partir des années cinquante, se réappropriera de la photographie la simultanéité des plans, la perception visuelle d’un univers citadin sans cohérence initiale, où le prosaïsme du réel découpe des discontinuités spatiales. Univers désubjectivisant, dans lequel les effets de miroir, de transparence et de superposition construisent une géométrie paradoxale : corrélativement rigoureuse et productrice d’un effet de chaos. C’est dans cette mouvance que travaille le photographe américain Lee Friedlander, combinant dans son oeuvre la distance clinique de Walker Evans, l’esthétique syncopée du surréalisme et les mythologies urbaines du pop’art.

3. Les conduites esthétiques

Ainsi, c’est à une véritable redéfinition des conduites esthétiques que pousse la photographie, à partir d’une série de renoncements successifs. Si le domaine des beaux-arts n’est en effet que l’un des domaines de l’art, celui-ci n’est lui-même que l’un des domaines de l’esthétique. Baumgarten, en créant le terme au XVIIIème, en faisait la science qui détermine le beau par différenciation de celle qui détermine le vrai. Que le beau puisse être objet d’une science, c’est-à-dire d’une détermination catégorisante, c’est ce à quoi déjà l’esthétique kantienne devait renoncer en le dissociant de l’accès au concept. Mais le beau continue pour nous, sous les aspects les plus contradictoires, de désigner l’objet d’un désir, d’une tension fascinatoire. De désigner aussi une finalité essentielle de notre activité, sur nous-mêmes ou sur notre environnement (se vêtir, s’entretenir, habiter). Ainsi Jean-Marie Schaeffer peut-il désigner comme “conduite esthétique” tout ce qui, dans l’activité des hommes, vise à donner forme à un mode de vie, à y appliquer une attention, à y projeter une intention formalisatrice, de la cérémonie du thé à la pratique du tatouage.
Dès lors, si l’ “aisthèsis” désigne, dans son sens originel, la sensation comme rapport immédiat au monde, le terme d’esthétique l’élargit à la dimension culturalisée d’une relation remaniée par le langage, l’inscrivant ainsi dans le passage de l’ordre du besoin à l’ordre du désir. En ce sens, si la conduite esthétique est une constante universelle de la condition humaine, ses manifestations sont nécessairement, comme toute manifestation du désir, réorientées par la différenciation culturelle. Sans doute est-ce même, dans toute culture, la tendance esthétique qui fonde dans ses spécifications l’ordre du désir.

De cette conduite esthétique, la photographie est la manifestation, non seulement comme produit, mais comme processus : toute conduite photographique est une conduite esthétique au sens où elle donne une forme culturelle à l’objet de la perception. Mais c’est la conscientisation réflexive de cette conduite, sa redéfinition intentionnelle, qui permet d’en faire oeuvre, faisant passer sa production d’une activité compulsionnelle à une véritable activité esthétique. En ce sens, la photographie n’est conduite esthétique que parce qu’elle peut aussi déterminer des pratiques authentiquement artistiques. C’est ce que montrent, paradoxalement, à la période contemporaine, les manipulations informatiques de l’image (des photographes comme Gursky en sont coutumiers). Loin de réduire la pratique photographique à la mécanisation digitale, elles diminuent au contraire l’impact technologique, puisqu’elles ôtent à la photographie le caractère indiciel de sa fonction d’enregistrement, pour reconduire sa vocation iconique : celle du choix délibéré des formes et des couleurs, s’orientant vers un contrôle absolu de l’image, analogue de celui de la peinture. S’il existe bien dans ces manipulations un risque de dérive, c’est donc plutôt le risque passéiste d’une régression pictorialiste, que le risque futuriste d’une aliénation technologique.
Mais, déterminant les réorientations contemporaines de la conduite esthétique, la pratique photographique ne se réduit pas non plus à cette dimension, puisqu’elle répond aussi, on l’a vu, à des finalités anesthétiques. C’est pourquoi il peut y avoir abus à esthétiser arbitrairement tout produit photographique. Un tel risque concerne particulièrement la photo d’archive, et on a vu comment son instrumentalisation esthétisante (la formule même est contradictoire) conduisait à en dévoyer l’objet jusqu’à l’obscène. La critique Rosalind Krauss, dans un article de 1982 sur Les espaces discursifs de la photographie , dénonce une telle pratique, dans la mesure où l’usage esthétique de l’archive conduit corrélativement à une déconstruction factice du discours historique, et à un dévoiement du discours esthétique :
“Partout aujourd’hui on tente de démanteler l’archive photographique (...) pour la reconstruire dans le cadre des catégories déjà constituées par l’art et son histoire. (...) Ce qui est difficile à comprendre, c’est l’indulgence pour le type d’incohérence que celà produit.”
Ainsi la photographie ne peut-elle assumer un rapport esthétique au monde qu’en admettant ce qui, dans ses pratiques, déborde le champ de l’esthétique, en délimitant ses propres territoires, en différenciant les domaines de son opérationnalité. S’il y a donc bien une responsabilité photographique, c’est par un retour réflexif sur ses modalités opérationnelles qu’elle peut être assumée. A cet égard, la conduite photographique, comme l’indique le terme même de conduite, engage nécessairement, avant toute détermination esthétique, la reconnaissance d’un présupposé éthique.

Conclusion

Ce que signifie pour une culture la production d’images, de quelque ordre qu’elles soient, c’est d’abord un rapport vital à la représentation, donc au symbole, et c’est ce rapport qui fonde notre relation esthétique au monde, rendue nécessaire par notre relation conflictuelle à la nature. C’est de la violence initiale de ce conflit que dérive la violence constitutive de la médiation photographique, violence qui nourrit identiquement tous ses registres, de l’intention neutralisante de l’archive à l’intention surexcitante de la pornographie, potentialisées toutes deux par l’indicialité photographique. Ainsi, dans toutes ses conduites et sous toutes ses formes, la photographie s’affirme toujours corrélativement comme art de la maîtrise, et comme irruption brutale et incessante de l’immaîtrisé.
Mais les béances devant lesquelles elle nous laisse sont analogues de celles que n’a cessé de susciter la question esthétique. Comme l’écrit en 1999 Jean-Marie Schaeffer dans Adieu à l’esthétique :
“Les faits esthétiques sont tels qu’ils ruinent le projet et les espoirs qui sont à la racine même de l’esthétique comme doctrine philosophique.”
Ce que Kant avoue (plus particulièrement dans l’analytique du sublime), à la différence de Hegel, c’est son incoercible perplexité non pas tant face à l’art que face à ce dont il n’est qu’une manifestation : la nécessité esthétique issue de notre relation ambivalente à la nature. Devant cette constante, il demeure dans l’étonnement; dans la conviction non pas d’une énigme, mais d’une tension contradictoire et définitivement insoluble. Là où Hegel met en place un système des beaux-arts, Kant assume ainsi une inquiétude existentielle face à ce qu’on pourrait appeler la condition esthétique de l’homme.
C’est dans cette filiation que Barthes, montrant que la photographie est essentiellement “folle”, dénonce toute volonté de l’assagir. Sans doute est-ce la fonction de la philosophie, que de reconnaître à la photographie cette violence radicale, et d’en dénoncer les dérives euphémisantes. De retrouver, à partir d’un questionnement sur la photographie, la part originelle de notre relation problématique au réel, dans ses dimensions sensitives, désirantes et politiques. D’admettre le conflit irréductible, qui peut faire folie parce qu’il est au coeur de la tension esthétique, entre principe de réalité et principe de plaisir.

Dès lors, s’il est vrai qu’est esthétique tout regard sur le monde qui a été travaillé par un langage, alors il est clair que l’activité photographique, déterminant dans leur origine la multiplicité des conduites esthétiques contemporaines, constitue l’un des axes majeurs de leur interprétation et de leur devenir.

TEXTES THÉORIQUES SUR LA PHOTOGRAPHIE

Walter Benjamin, L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique
(Folio, 2000, t.III)
Petite histoire de la photographie (Folio, 2000, t.II)
Alexandre Rodtchenko, Ecrits complets : Sur l’art, larchitecture et la révolution (Vilo, 1988)
Pierre Bourdieu, Un art moyen (Minuit, 1967)
Roland Barthes La Chambre claire (Gallimard / Seuil, 1980)
Susan Sontag, Sur la photographie (10/18, 1982)
Henri Vanlier, Philosophie de la photographie
Jean-Marie Schaeffer, L’Image précaire (Seuil, 1987)
Rosalind Krauss, Le Photographique (Macula, 1990)
François Soulages, Esthétique de la photographie (Nathan, 1998)

TEXTES PHILOSOPHIQUES

G.W. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain (GF, 1966)
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (GF, 2000)
G.W.F. Hegel, Introduction à l’esthétique (Champs-Flammarion, 1979)
Martin Heidegger, Essais et conférences (Tel-Gallimard, 1980)
Michel Foucault, L’Archéologie du savoir (Gallimard, 1969)
Rainer Rochlitz, L’Art au banc d’essai (Gallimard, 1998)
Jean-Marie Schaeffer, Adieu à l’esthétique (PUF, 2000)
Philippe Mesnard, Consciences de la Shoah, Critique des discours et des représentations (Kimé, 2000)
Georges Didi-Huberman, Devant le temps (Minuit, 2000)

OUVRAGES DE PHOTOGRAPHIE

Monographies :
- En Photopoche (ed. du Centre national de la photographie) :
Eugène Atget (n°16)
Lazlo Moholy-Nagy (n°77)
Alexandre Rodtchenko (n°23)
Walker Evans (n°45)
Robert Frank (n°10)
Henri Cartier-Bresson (n°2)
Edouardo Salgado (n°55)
Gilles Peress (in Magnum Photo, n°69)
Lee Friedlander (n°29)
Photopoche a édité en trois petits volumes une histoire de la photographie, Histoire de voir (n°40, 41, 42).
-Autres :
Karl Blossfeldt (Taschen, 1999)
Edward Weston (Taschen, 1999)
Diane Arbus (Nathan, 1990)

Livres de photographes :
Bernd et Hilla Becher, Châteaux d’eau (Schirmer / Mosel, 1988)
Lewis Baltz, San Quentin Point (La Différence, 1986)
Andreas Gurski, Photographs (Schirmer / Mosel, 1994)
Philippe Bazin, Nés (Méréal, 1999)
Roni Horn, Another Water (Scalo, 2000)

Photographies présentées, dans Le Photographique de Rosalind Krauss :
-A l’article “Corpus delicti” : des photos de Jacques Boiffard, Eli Lotar, Raoul Ubac.
-A l’article “Les nus d’Irving Penn” : des photos d’Irving Penn.

© Christiane Vollaire