L’INDÉFINITION DES FORMES


Colloque de Cerisy 1999
Henri Michaux est-il seul ? 1er juillet 1999
Cahiers bleus n°13, 1999

INTRODUCTION: L’entre-deux.

Le titre de ce colloque pose la question de savoir si Michaux est seul. Nous avons choisi une façon de montrer qu’il ne l’est pas, en convoquant Aristote, Bataille, Deleuze et Freud, autour du recueil Peintures et dessins , publié en 1946. Celui-ci, précédé d’une introduction En pensant au phénomène de la peinture, rassemble quarante-trois oeuvres accompagnées d’autant de “légendes” extraites de textes antérieurs.
Ces textes et dessins qui n’ont pas été faits les uns pour les autres, Michaux les met en corrélation, d’une manière parfaitement emblématique de sa méthode: retravailler les agencements pour en tirer de nouvelles pistes; mais aussi, tout simplement faire surgir les analogies pour élargir l’ “espace du dedans” et susciter la richesse de ses possibles.
Ce recueil permet ainsi d’interroger chez Michaux le rapport entre image et langage, comme deux modes de formalisation du même, à savoir l’informe: deux moyens de liquidation du réel (au double sens de sa fluidification et de son évacuation), deux stratégies d’affleurement du virtuel. Affleurement et non dévoilement, parce que ce virtuel n’est jamais intégralement actualisé, toujours dans l’indéfinition d’un entre-deux.
Mais cette indéfinition ne correspond pas à un flou, elle dit au contraire la précision d’une intention qu’on va tenter ici d’expliciter. On montrera ainsi en quoi l’indéfinition est paradoxalement, chez Michaux, vectrice d’affirmation, en quoi le déconstruit fait, en un certain sens, architecture.

I. LA RÉVERSION DE LA PUISSANCE

La question de la puissance nous semble être au coeur de l’oeuvre de Michaux, dans son double sens antinomique: opposée à l’acte d’une part, rapportée au possible d’autre part.

A. PUISSANCE SANS ACTE

1. La dynamique de l’inachèvement

Les images de Michaux se présentent toujours dans une dimension d’inachèvement, par leur facture autant que par leur thématique: ce sont des représentations d’entités en puissance, jamais intégralement actualisées. Potentiels sans réalité, virtuels privés d’existence, elles semblent se caractériser par leur absence de statut, l’impossibilité où elles se trouvent d’accéder à l’être. Soit forme privées de matière, soit matière privée de forme.
Plastiquement, les formes privées de matière font l’objet d’un travail linéaire: celui du dessin, à l’encre ou au crayon (“les hommes en fil”, “la nuit remue”, “la ralentie”, les “alphabets”, “la paix des sabres”, “Plume” au nom emblématique, “eux”). La ligne est en effet ce qui échappe à la fois à l’épaisseur et à la surface, dans une dynamique à la fois précise et non délimitante, celle de l’acuité.
Les matières privées de forme font l’objet d’un travail liquidien, celui de l’aquarelle ou de la gouache (“un palan”, “entre centre et absence”, “au pays de la magie”, “mes propriétés”, “je vous écris d’un pays lointain”).
Mais il peut y avoir aussi un travail de dessin qui dit la matière privée de forme (“Sphynx”), ou un travail de peinture qui dit la forme privée de matière (“les Emanglons”); enfin, une technique qui utilise la sécheresse du dessin à une invasion liquidienne de la surface: le pastel (“la paresse”).

Dans tous les cas, ce travail tourne toujours autour de la constitution d’entités sans identité, ou d’entités non substantialisées et de ce fait impossibles à définir ou à fixer dans une idée. L’identité manifeste en effet toujours la possibilité d’un rapport de soi à soi, ou d’une reconnaissance de soi-même ( ce qu’indique le latin “idem”). C’est précisément ce rapport qui devient ici impossible, et qui fonde le processus de représentation dans l’ambigüité. Ambigüité qui porte autant sur le niveau de focalisation de l’image (télescopique,macroscopique ou microscopique) que sur le registre de l’objet (détail d’un organe ou totalité d’un personnage), sur son appartenance (végétal, animal ou minéral) ou sur son niveau d’investissement projectif (humain, non humain ou inhumain).
Ainsi, “la paresse” présente l’image indécidable d’une bouche,ou d’un poisson, ou d’une vulve, ou d’une bactérie. “Combats” peut être un conglomérat de personnages ou un animal, “dragon” un mouvement cosmique ou une queue écaillée, “toujours son moi” un visage ou une série de silhouettes, “entre centre et absence” un singe ou une tête de mort, “éducation” deux personnages ou une série d’éventails, “les masques du vide” un visage ou une architecture , “la ralentie” une tête, un ver ou une double verge; “alphabet”, une série de lettres ou une série d’objets.
Ces entités sans identité peuvent apparaître dans le versant positif de la métamorphose: possibilité du passage d’une forme à l’autre, dynamique du devenir produite par l’indétermination. Un héraclitéisme selon lequel la vie même se définit par le flux, le changement et la mutation, ouvrant à la fluidité des formes la dimension créatrice de la plasticité. A cette plasticité répond dans l’ordre biologique le plasma, fluide originaire qui conditionne la circulation des éléments vitaux dans le corps, c’est-à-dire la constitution même du corps, et dont le sens originaire est en grec “ouvrage façonné”, ou possibilité de produire une forme. On peut dire à cet égard qu’il y a bien une dimension plasmatique de la production picturale de Michaux, au double sens biologique et esthétique de ce terme, dans la mesure où la dimension embryonnaire de ses entités sans identité est porteuse de devenir et vectrice de toute la richesse de l’ en- puissance et des métamorphoses.

2. La privation existentielle

Mais ce versant positif de l’héraclitéisme possède aussi sa négativité: dans ces entités sans identité, la reconnaissance de soi ne peut jamais se faire parce que jamais n’ a lieu la rencontre de la forme et de la matière, qui permet l’accès à l’existence . Ce que disent ces dessins et peinture, c’est donc tout simplement le manque d’être. Le possible de l’art est conditionné par son objet même: l’impossible d’exister.
Au livre Z de la Métaphysique, Aristote montre comment l’accès à l’existence suppose une corrélation, ou un “principe d’union” entre matière et forme, qui est, dit-il, la “substance formelle” de chaque chose, ce qui constitue à la fois sa matérialité et sa fixité définitionnelle: la “forme” n’est pas un principe matériel, mais au contraire un principe intellectuel qui permet de rendre compte de l’objet, de le rendre accessible à la conscience en tant que lui-même, d’en autoriser la reconnaissance. Le mot “eidos”, qui signifie en grec la forme, a donné en français l’idée, dans la dimension fixatrice de ce qui permet la représentation mentale d’une chose.
L’absence de ce principe d’union rend l’oeuvre de Michaux inaccessible à l’intellection parce que résistant à la matérialisation. Ce que dit l’aspect corrélativement linéaire et liquidien de son oeuvre, qui ne se présente jamais dans la dimension de l’épaisseur. Dans la brève autobiographie qu’il écrira à l’âge de cinquante-neuf ans, les trois premiers termes renvoient à ce refus d’accéder à l’épaisseur de l’existence en définissant la position anorexique: “indifférence, inappétence, résistance”.

Mais l’accès à l’existence conditionne l’accès à l’identification. Comme l’écrit Aristote:
“On peut cependant penser qu’il existe un principe d’union qui, tout en n’étant pas un élément, est cause du moins que ceci est de la chair et celà une syllabe”.

Effectivement, dans les dessins de Michaux, rien ne peut être cause que “ceci soit de la chair et celà une syllabe”, puisqu’on est au contraire dans un processus d’indistinction, d’ambigüité et d’indétermination, où les alphabets-personnages sont corrélatifs de l’équivalence entre cosmique et moléculaire.
Cette indétermination désidentifiante renvoie, on l’a vu, aux virtualités embryologiques demeurées au stade embryonnaire: puissance ne parvenant pas à passer à l’acte. Ce possible qui semble n’entrer jamais dans le réel bascule alors dans une dynamique négative, du côté de l’impuissance, ou de ce qui devient, dès lors, impossible:
“L’impuissance est l’impossible, c’est la privation (...) de sorte que, à chaque puissance, répond pour un même sujet (...) une impuissance correspondante”

Ce constat d’impuissance est au coeur du personnage de Plume. Aristote écrit:
“C’est parce qu’il peut s’actualiser que ce qui est puissant au sens premier est puissant”.

Plume est celui qui ne peut pas s’actualiser, celui qui, face au réel, est toujours dans la position de l’inactuel. Celui qui, devant les faits, “se rendort”; mais aussi celui qui, de ce fait,est condamné à subir passivement les agressions du monde. Sa présence sur le plan plastique se limite à une composition aléatoire de virtualités linéaires, qui clôt la série des Dessins et Peintures, avec la légende suivante:
“Les uns lui passent dessus sans crier gare, les autres s’esuient tranquillement les mains à son veston”.

Ce qui importe ici est moins le syndrôme persécutif, que le syndrôme d’inexistence: un fantôme traversé par le regard des autres, une improbabilité renvoyée à l’impuissance face au réel, face au monde des existants, impuissance à manifester sa propre présence.

Cette impuissance se dit aussi dans la thématique de l’affolement. Michaux écrit dans En pensant au phénomène de la peinture, qui sert d’introduction au recueil:
“L’affolement (sentiment dans ma tendance, quoique je le tienne en respect dans l’ordinaire de la vie), l’affolement donc de voir le papier boire trop vite, ou la tache m’éloigner de mon dessin, cet affolement trouve en moi presqu’aussitôt l’écho de mille affolements”.

Cette perte de la maîtrise et de l’autocontrôle manifeste l’impossibilité de se resaisir comme unité. Il produit ainsi ce que Michaux, dans la légende de “toujours son moi”, appelle “l’éparpillement”, une sorte de force centrifuge qui traverse l’individu et le désagrège, réduisant l’unité en différence, dans une impuissance à constituer l’identité.Dérision d’une impuissance à agir qui fait symptôme de l’impuissance, plus radicale, à être:
“Je m’affaire dans mes branchages
Je me tue dans ma rage
Je m’éparpille à chaque pas
Je me jette dans mes pieds”.

Cet affolement se dit plastiquement dans un émiettement des formes dont on retrouvera la trace et la charge d’autodérision dans les dessins scandés, elliptiques et émiettés, de Reiser, produits de l’indéfinition.

B. PUISSANCE EN ACTE: LE GESTE ARTISTIQUE

1. L’énergie

Mais c’est à partir de cette indéfinition que Michaux se définit, de manière radicalement polémique. Il écrira dans son autobiographie: “Il voyage contre”. Et ce “contre” se retrouve à tous les stades de son travail: le geste artistique est un geste réactif, geste de revanche à l’encontre du réel; et il n’est pas indifférent à cet égard que Michaux ait côtoyé le surréalisme.
Un texte de Michaux semble à cet égard métonymique de toute son oeuvre plastique: c’est le texte “Contre”, écrit en 1933 et publié dans La nuit remue. Michaux y écrit:

“Je vous construirai une ville avec des loques, moi!
Je vous construirai sans plan et sans ciment
Un édifice que vous ne détruirez pas,
Et qu’une espèce d’évidence écumante
Soutiendra et gonflera, qui viendra vous braire au nez,
Et au nez gelé de tous vos Parthénons, vos arts arabes, et de vos Mings.

Avec de la fumée, avec de la dilution de brouillard
Et du son de peau de tambour,
Je vous assoierai des forteresses écrasantes et superbes,
Des forteresses faites exclusivement de remous et de secousses,
Contre lesquelles votre ordre multimillénaire et votre géométrie
Tomberont en fadaises et galimatias et poussière de sable sans raison”.

L’artiste se définit contre le défini, il s’affirme contre l’affirmatif, transformant ainsi son impuissance face au réel en pouvoir de le destituer.
Aristote écrit au livre de la Métaphysique :
“Aussi tous les arts, c’est-à-dire toutes les sciences poétiques, sont-elles des puissances car ce sont des principes de changement dans un autre être, ou dans l’artiste lui-même en tant qu’autre”.

L’artiste est le détenteur de l’ “energeia”, ce qui tranforme la puissance en acte. Chez Michaux, par un véritable processus de subversion, cette “energeia” est la manifestation du pouvoir de l’indéfinition: ce qui fait “ville”, “édifice” ou “forteresse”, c’est la “fumée”, le “brouillard”, les “remous” et les “secousses”. Toutes les puissances de dilution se font matériau de construction. Autant dire que ce qui fait oeuvre n’est rien d’autre que la réversion de l’impuissance à vivre, du manque à exister, de l’inaccessibilité à l’être , par un acte de “poièsis”, c’est-à-dire de l’ordre du faire ou de la production concrète de l’ oeuvre.

2. L’intervention

C’est le sens même d’une thématique souvent reprise par Michaux: celle de l’ “intervention”, production mentale permettant une re-création du monde contre l’existant, affirmant résolument le pouvoir du potentiel à l’encontre du réel, du devoir-être contre l’être, à partir d’un en-deçà qui est en quelque sorte un substrat sans substance, métaphorisé dans la “loque”: c’est le déchet qui fait fond, c’est l’informe qui donne corps.
Le geste artistique, geste décisif et violent, est donc véritablement un coup d’Etat, un renversement de pouvoir: l’inversion de l’ordre du donné.Projection positive de l’inconsistance, ou d’une existence sans contenu.
C’est de ce fait un acte de réappropriation de soi, mais d’un soi reconnu dans son indéfinition: à “mes interventions” sont corrélées “mes propriétés”, dans lesquelles le virtuel est paradoxalement érigé en objet de possession.L’intolérable de l’impuissance face au réel est ainsi reconverti en puissance de révélation du vrai.
Mais le vrai chez Michaux n’est pas un vrai ontologique, unifié, transcendant et idéel, d’ordre platonicien ou augustinien: c’est un “phénomène” obscurément éprouvé par les nerfs, issu du biologique dans sa dimension pusatile et pulsionnelle, un agglomérat de “remous et de secousses” qui défie toute mesure et toute “géométrie”, les renvoyant au “sans raison”.

Si donc dans le versant de l’impuissance il y a le dessin de “Plume”, dans le versant de la puissance il y a l’aquarelle de “Au pays de la magie”, dont la légende indique que “les malfaiteurs ont le visage arraché”.Cet arrachage demeure ambivalent: il peut apparaître dans la dimension kafkaïenne d’un châtiment infligé à partir d’un effet de culpabilisation sans origine, qui renvoie le spectateur à une violence subie. Il peut aussi apparaître comme l’acte même du geste artistique: arracher le visage du réel pour révéler son informité, prendre sa revanche sur la dictature de la forme, révéler la nature à l’état brut derrière le masque culturel de la visagéité.
Il semble donc y avoir une triple postulation de la puissance chez Michaux: contredire l’existence, poser un acte et dire le vrai. Vrai inassignable et irrécupérable, non pas de l’ordre platonicien de l’idéel, mais de l’ordre bataillien de l’informe. L’indétermination plastique correspond ainsi, à l’encontre de Platon, à un refus de la détermination culturelle.

II. L’USAGE DE L’INFORME

A. LA FORME TRANSGRESSÉE

1. Le déclassement

Dans La valeur d’usage de l’impossible, Denis Hollier affirme à propos de Bataille:
“La transgression est d’abord transgression de la forme”.
Et Bataille, dans un article écrit pour la revue “Documents”, définit l’informe ainsi:
“L’informe n’est pas simplement un adjectif ayant tel sens , mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu’il désigne n’a ses droits dans aucun sens et s efait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. La philosophie entière n’a pas d’autre but: il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre, affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat”.

On peut remarquer d’abord que la linéarité de l’araignée et la liquidité du crachat reprennent les deux formes plastiques données par Michaux à ses oeuvres. En outre, cette approche de l’informe le situe dans un en-deçà de la ressemblance humaine: ce qui fait déchet ou abjection dans une dimension post-humaine (le crachat), ou ce qui fait embryon dans une dimension pré-humaine (le ver de terre). Clairement, Michaux se situe du côté de l’embryonnaire, alors que Bataille explore le versant de la déjection. L’embryon est, en tant que matière non encore informée, en tant qu’entité sans identité, l’informe par excellence: ce qui, dans la catégorie du vivant, échappe à la représentation (larve, ou insecte en tant que moment archaïque du processus de l’évolution). Ce qui fait tabou parce que recouvert par la dimension culturelle (la redingote), occulté par le mesurable (les mathématiques, en particulier dans leur usage cartésien), interdit par l’ordre (l’univers comme organisation cosmique assignable à des lois).
L’informe est déclassé parce qu’il n’appartient à aucune classification repérable, à aucun ordre acceptable par le gardien de la culture qu’est “l’homme académique”.
Celui-ci, philosophe pour Bataille, est aussi pour Michaux le peintre, puisqu’il écrit à Waldberg en 1956:

“Je haïssais les peintres plus que n’importe quels gens, comme étant les auxiliaires bénévoles de l’encombrante réalité et de ses apparences qui ne sont que trop apparentes ou couvrantes”.

Langage là encore platonicien puisque le reproche adressé ici aux peintres est le même que Platon adresse aux artistes en les mettant à la porte de la cité au livre IX de la République : ajouter un poids supplémentaire à l’ “encombrante réalité” en se livrant à une vaine imitation du monde extérieur (monde sensible pour Platon, apparence culturelle de l’humanité pour Michaux).
Mais là où Platon, identifiant l’art à une “mimèsis”, le rejette comme vain, Michaux au contraire lui assigne la fonction de “poièsis” qu’on a vue: se détourner de l’extériorité pour produire non pas une imitation, mais un affleurement de l’intériorité. Fermer les yeux sur la forme, c’est refuser la construction mathématique d’une géométrie de l’art: les “Parthénons” tels qu’il les réfute dans le texte “Contre”; mais aussi l’intention cubiste dans sa rigueur reconstructrice, tout ce que Bataille renvoie à la “redingote mathématique”. Michaux appelle en quelque sorte à se déshabiller de cette “couverture” pour apercevoir ce qu’il appelle “le dessous des cartes”: la dimension a-culturelle, in-forme, a-morphe, d’une intériorité qui nous est commune et constitue de ce fait un universel.

2. Le devenir

Pour Michaux comme pour Bataille, la dimension de l’informe est radicalement irréductible à un devenir apprivoisé par la culture. D’où, chez Bataille, une véritable haine à l’encontre du hégélianisme, qui nous semble corrélative de la position de Michaux. Hegel en effet, contrairement à Platon qui la réfutait, réintègre la position héraclitéenne: le devenir doit être admis comme constitutif de l’existence, intégré comme une donnée. C’est cette idée qui constitue l’essence même de la notion de dialectique: une dynamique de l’être corrélative d’une dynamique du processus de connaissance.
Or cette dynamique permet l’intégration de toute donnée dans un processus de maîtrise du réel par le rationnel. Elle affirme que toute entité, virtuelle ou actuelle, est, à terme et en droit, réductible à l’ordre de la raison: démarche encyclopédique qui coupe court à tout processus d’échappement. Dans cette démarche, toute entité est par définition assignable à une identité, toute matière à une forme, tout devenir à une idée. L’informe est reconnu, mais comme un état transitoire qui a sa place dans un processus de rationalisation, de même que la violence trouve sa justification logique dans le mouvement contradictoire de l’histoire. Tout phénomène irruptif peut ainsi être rapporté à une logique rationaliste et y trouver sa place.
Une telle conception réfute à l’avance la possibilité même de la transgression, dans une perspective pour laquelle tout doit faire système.
C’est cette logique qui est inacceptable pour Bataille, parce qu’elle enserre à l’avance tout devenir dans la camisole de la “redingote mathématique”. Bataille va affirmer l’informe comme irruption inassignable, radicalement irréductible à un devenir apprivoisé par la culture. Comme transgression.
Mais ce phénomène irruptif n’est en fait que la manifestation sporadique ou convulsive d’une permanence qui est le fond inhumain de l’humanité, sa disproportion.

B. LA DISPROPORTION

Ce qui caractérise la disproportion, c’est d’abord précisément qu’elle n’a sa place nulle part; ou, comme le dit Bataille, “n’a ses droits dans aucun sens”, elle est un principe d’échappement. Il existe ce qui ne peut être réduit à aucune formalisation académique, logique ou mathématique, dans la dimension matérielle du crachat comme dans la dimension pulsionnelle du désir.
C’est cette affirmation de la disproportion qui sous-tend les images de Michaux: bouches comme des gueules, yeux exorbités, béances qui débordent leur orifice, c’est-à-dire précisément la place qui leur est assignée. Ainsi en est-il de la gouache “crier”, dont le titre fait acte, dans sa dimension la plus inhumaine, animale, biologique, profondément a-culturelle.
C’est cette disproportion même qui ouvre un espace irréductible à l’ordre extérieur de l’univers, ce que Michaux appelle “l’espace du dedans”, espace à la fois biologique et indéfini, espace abyssal de “la connaissance par les gouffres”. Espace inintelligible, que son oeuvre picturale tente de rendre sensible.

Cette disproportion qui conditionne l’informe se retrouve dans le travail photographique d’Eli Lotar sur les abattoirs, ou celui de Jacques-André Boiffard sur le corps et le visage. Réfutant toute idéalisation de la figure humaine, toute formalisation, ils la renvoient à l’analogie de la viande, dans une dimension bestiale où l’humain se fond dans l’inhumain et le vif dans le mort. Rosalind Krauss, dans l’essai Corpus delicti, montre comment la dynamique de ces photographies est toujours celle d’un basculement vers la chute, d’une entropie déconstructrice qui tend à renvoyer toute forme vers la désagrégation de l’informe.
Lotar et Boiffard semblent ainsi assigner au medium photographique une fonction analogue à celle que Michaux assigne au dessin: faire émerger l’en-deçà dans des figures radicalement désidéalisées.
C’est cette fonction de désidéalisation que Georges Didi-Huberman, dans La Ressemblance informe, assigne au refus de “l’anthropomorphisme”:

“Je désigne par anthropomorphisme tout ce qui tend à faire de l’homme une ressemblance divine, tout ce qui tend plus généralement à idéaliser la figure humaine”.

Il montre ainsi comment l’idée que l’homme ait été créé “à l’image de Dieu” fonde toute l’esthétique chrétienne de la forme, idéalisant la figure humaine jusqu’à l’extrême de l’icône où sa représentation codée devient épiphanie de la divinité. La Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin fonde cette valorisation de l’anthropomorphisme sur le principe de la ressemblance à Dieu par la beauté, nouvelle version de la “mimèsis”. Bataille écrira à son encontre la Somme athéologique, qui subvertit les codes de la représentation par l’irruption de l’informe.
Cette dimension “athéologique”, ou a-culturelle, ou an-anthropomorphique, Michaux la réalise par la déconstruction des traits du visage. Il écrit ainsi dans En pensant au phénomène de la peinture :

“Comment peut-on avoir un tel sang-froid que de faire l’exact portrait de quelqu’un et de voir un visage comme composé de traits? (...) Derrière les traits figés, cherchant désespérément une issue, les expressions comme une bande de chiens hurleurs”.

A la fluidité dynamique et ouverte de la ligne, s’oppose ainsi la rigidité du trait dans son double sens esthétique: ce qui fait dessin et ce qui fait visage.
Récuser l’anthropomorphisme des traits, c’est donc donner acte à la dynamique du devenir contre la forme figée de l’ “eidos” (que Bergson appellera, par un référence dépréciative à la photographie, “une vue stable prise sur l’instabilité des choses”). C’est récuser dans un même mouvement la fixité de l’image et l’humanité culturalisée du visage; c’est récuser l’humanité même comme mensonge sur l’homme, et le renvoyer par là, selon l’expression de Deleuze, au “devenir-animal”.

III. ESPACE ET ÉTRANGETÉ

A. LE DEDANS/DEHORS

1. L’espace contaminé par le temps

Les titres mêmes des oeuvres de Michaux, dans cette dynamique du devenir, constituent un questionnement incessant sur l’espace, mais un espace contaminé par le temps: non pas une étendue passive, mais une énergie en acte, un produit de la subjectivité (au sens même où Kant présente l’espace et le temps comme “formes de la sensibilité”): La nuit remue, L’espace du dedans, La vie dans les plis, Face aux verrous, L’infini turbulent, La connaissance par les gouffres, Entre centre et absence...
Le thème du voyage, constant chez Michaux, ouvre un accès paradoxal à cet exotisme de l’intériorité.

Cet espace en mutation, contaminé par le devenir, produit ainsi le rythme, qui extériorise l’intériorité biologique de la pulsation. En 1974, Michaux publiera Par la voie des rythmes, pure séquence plastique de signes rythmiques; et ses recherches sur les musiques primitives le conduiront à travailler les instruments à percussion. On peut voir ainsi dans cette musique réduite au rythme la même dynamique d’affleurement de l’en-deçà, la même quête d’un virtuel embryologique concentré dans le battement cardiaque.

Dans Francis Bacon. Logique de la sensation , Deleuze engage ce rapport de la figuration picturale au rythme par le thème du diagramme. Le diagramme est ce qui manifeste la disproportion par le rythme visuel: le mouvement sous-jacent qui scande l’image, et qui de ce fait brouille la figuration en imposant une sorte de trame qui lui sert de tempo. Dans la peinture de Van Gogh, par exemple, c’est le diagramme qui prend le dessus dans les dernières oeuvres (notamment le “Champ de blé aux corbeaux”). Deleuze écrit:

“Le diagramme est un chaos, une catastrophe, mais aussi un germe d’ordre et de mesure”.
C’est par sa dimension rythmique que le diagramme ouvrre l’espace à la disproportion, “comme si tout-à-coup on introduisait un Sahara dans la tête (...), comme si on écartait les deux parties de la tête avec un océan (...), comme si on changeait d’unité de mesure”.
Cette dimension irruptive de l’espace dans le corps, qui caractérise le travail de Bacon, se retrouve notamment dans le dessin de Michaux “la trahison du corps”,, où l’irruption du phlegmon fait éclater les repères anatomiques, comme le rythme pulsatile d’une vie autonome. Le diagramme introduit dans l’image un temps qui en fait imploser la cohérence formelle.

2. L’espace figuré par le corps

Le rapport de l’espace au temps produit ainsi un nouveau rapport au corps: le corps chez Michaux est tenu par les nerfs, non par les organes. Ainsi, ce qui par l’anatomie construit une géométrie du corps est ici aboli. Ce que Deleuze et Guattari, dans Mille plateaux, appelleront à la suite d’Artaud le “corps sans organe”, a une fonction esthétique au sens originel du terme: celui de l’ “aisthèsis”, qui signifie en grec la sensation. Le corps sans organe est un corps “esthétique”, entièrement ramené à la sensation, c’est-à-dire irréductible à l’ordre de la forme. Un corps désigné par les circulations aléatoires de l’influx nerveux, dans lequel la fixité du repérage anatomique fait place à la dynamique de l’éprouvé neurobiologique. Un corps où surface et profondeur communiquent dans le sensitif, sans que puissent en être distingués les différents plans.

Deleuze et Guattari renvoient ce corps sans organe, notamment à partir de l’expérience d’Artaud, à la toxicomanie. Mais chez Michaux, l’expérience toxicomaniaque n’est pas fondatrice. Elle ne surviendra comme mode d’appréhension de soi que tardivement, sera toujours contrôlée, et nettement circonscrite puisqu’elle ne s’étendra que sur dix années, à la suite desquelles Michaux y mettra fin.
On peut dire que chez Michaux, c’est l’expérience existentielle elle-même qui est d’ordre toxicomaniaque, focalisée sur l’intériorité, sur l’hyper-acuité de la sensation comme épreuve paroxystique de soi, sans que cet adjuvant ou ce catalyseur que constituent les drogues y soit fondamentalement nécessaire. Contrairement à Artaud, Michaux n’est pas toxicomane au sens pathologique de ce terme parce qu’il l’est constitutionnellement: il sécrète en lui-même sa propre drogue, qui est une forme d’ascèse de la réceptivité interne. Cette réceptivité est telle qu’elle rend en quelque sorte toxicomaniaque toute expérience.

Mais ce corps sans organe est de ce fait renvoyé à une dimension embryologique, dans laquelle l’informe est puissance d’être non actualisée, indistinction entre devenir-humain et devenir-animal que Deleuze désigne par la thématique de la “tête-viande”, commune entre autres à Michaux et à Bacon.
Le sujet embryologique est un sujet par excellence exposé aux métamorphoses du devenir, mais en même temp il demeure toujours un sujet figuré, reconnaissable jusque dans son informité comme présence vivante. La pulsation abstractive du diagramme, qui vient perturber l’image, ne peut jamais l’abolir: le diagramme, qui permet d’éprouver le débordement d’une pulsion de chaos, n’est jamais proliférant mais toujours contrôlé par la figuration.
C’est ainsi que Bacon lui-même oppose le travail de Pollock à celui de Michaux: dans l’expressionnisme abstrait, l’oeuvre est totalement envahie par le diagramme, auquel elle finit par se réduire; alors que chez Michaux, le diagramme maîtrisé par la figuration évite de sacrifier l’acuité de l’oeuvre à sa violence.

Cette force que donne à l’image la figuration du corps pulsée par le diagramme est corrélée à ce que Deleuze appelle la fonction “haptique” de l’image (du grec “haptein” qu signifie “toucher”), fonction par laquelle l’oeil est capable d’éprouver et de produire des sensations d’ordre tactile, où l’interaction entre le regard et l’objet devient de proximité, de contact et non plus de distance. Cette abolition des distances par la fonction haptique produit une sorte de vertige en abolissant aussi la distinction des sens: voir et toucher deviennent des facultés indistinctes, dont l’indistinction perturbe l’ordinaire du repérage spatio-temporel.

On aboutit ainsi à la constitution d’un espace régressif et a-culturel, hors du territoire culturellement reconnu: c’est l’espace de la “déterritorialisation”, qui constitue le “devenir-animal” comme force de propagation de soi:

“Dans un devenir-animal, on a toujours affaire à une meute, à une bande, à une population, à un peuplement, bref à une multitude (...). Nous nous intéressons aux modes d’expansion, de propagation, d’occupation”.

Le dessin chez Michaux est précisément le moyen de cette propagation, qui affirme la force à la fois reproductrice et contaminante de l’intériorité. Les “propriétés” ou les “interventions” sont le moyen? d’une colonisation de l’espace extérieur par la puissance, devenue cette fois en quelque sorte phallique, de l’intériorité. L’éparpillement improductif est relayé par la dissémination procréatrice, qui constitue le devenir-animal en métaphore physiologique d’une reproduction sans limite. Ce que manifestent chez Michaux non seulement les thème et les genres de l’oeuvre picturale, mais sa multiplicité et son jaillissement intense et permanent, la rapidité de son exécution, la.légèreté de ses supports. Le besoin qu’il éprouve lui-même de la canaliser en recueils comme pour en ressaisir la dissémination originellement foisonnante.

3. La ligne du pli

Cette spatialisation de l’intériorité se dit chez Michaux dans la métaphore du pli, qui constitue le titre du recueil La vie dans les plis . Le pli est une intériorité concentrée sur un potentiel de déploiement. Déplier, c’est donc extérioriser l’intériorité , ouvrir “l’espace du dedans”. La ligne du pli est un devenir qui, comme l’écrit Deleuze en analysant ce thème comme mode de création esthétique (en particulier dans l’art baroque), rend le dedans “co-présent” au dehors: la ligne est un dedans:dehors (ce qui intéresse aussi la fonction spécifique de celle-ci chez Michaux, indépendamment même de la question du pli).

Mais il se trouve que cette métaphore du pli renvoie elle-même à un double registre: le registre textile du plissé (notamment utilisé, en création de mode contemporaine, par le styliste Issey Miyake, ou en peinture chez Hantaï) et le registre tissulaire ou biologique de l’invagination (notamment utilisé par Michel Foucault).
On a donc une dimension à la fois rythmique et biologique du pli, comme figure de la puissance (du potentiel en voie de développement), mais aussi du repli, de l’occultation ou de la protection.
La puissance du déploiement garantit l’infinité de l’espace intérieur, puisque le pli est une promesse d’appropriation du monde par laquelle “le plus lointain devient intérieur par une conversion au plus proche”, selon l’expression employée par Deleuze dans son ouvrage sur Foucault. C’est un pouvoir d’extension dans la détente brusque de l’énergie vitale, que Deleuze qualifie à propos de Michaux de “lanière du fouet d’un charretier en fureur”.
Mais le corps sans organe n’est pas seulement un corps tenu par les nerfs, c’est aussi un corps invaginé dans les plis. Le pli confère à cet espace une dimension embryonnaire, immature, non actualisée. Dans la position repliée, le pli est à la fois puissance et régression, renvoyant le temps de l’image au temps de l’enfance. C’est ainsi le modèle embryonnaire qui permet à Michaux dans la gouache “éducation”, de faire du dépliage la métaphore du processus de développement de l’enfant:

“L’enfant, l’enfant du chef, l’enfant du malade, l’enfant du laboureur, l’enfant du sot, l’enfant du Mage, l’enfant naît avec vingt-deux plis. Il s’agit de les déplier”.

B. LE MONSTRUEUX ET LE FAMILIER

1. L’intime occulte

Il y a ainsi, dans les textes de Michaux comme dans ses oeuvres plastiques, une référence constante à l’univers infantile, soit qu’ils ironisent sur la forme du conte ou de la comptine, soit qu’ils mettent en scène des personnages de la fantasmagorie enfantine. Le recueil des dessins et peintures de 1946 n’y fait pas exception, au contraire: on peut le voir comme un livre d’images où de courts récits, de style souvent magique ou incantatoire, font face à des images peuplées de princes, d’ogres, de dragons, de monstres terrifiants et d’animaux étranges ou pitoyables, d’êtres attendrissants ou rigolos, farfadets ou bouffons.
Sans cesse nous sommes renvoyés à un univers qui, dans son étrangeté même, nous est familier, proche des histoires dont nous avons été bercés, des chansons qu’on nous a apprises, des images qui nous ont fait peur ou qui nous ont fait rire.L’univers de Michaux correspond à beaucoup d’égards à un imaginaire codé face auquel nous nous retrouvons en quelque sorte dans nos pantoufles.
Or l’univers des contes, lui-même ambivalent puisqu’il inclut la présence du méchant ou du monstrueux, est ici subverti par le fait que ce monstrueux n’est jamais défini, et de ce fait jamais assignable à une altérité identifiable. Dans l’univers de Michaux, le monstrueux semble toujours une autre figure du soi.
C’est précisément sur ce concept d’une familiarité effrayante que travaille l’essai de Freud traduit en français sous le titre de L’inquiétante étrangeté. L’ouvrage commence par une recherche philologique à propos du mot allemand “unheimlich” qui signifie étrange ou inquiétant, par opposition à son antonyme “heimlich”, qui signifie familier.
Mais l’intérêt du texte repose sur ce que montre Freud à propos de “heimlich”, dont il va déployer l’ambivalence. Le terme, qui signifie à l’origine domestique, proche, natal, confortable, intime, va, par un glissement de sens imperceptible, passer de l’intime au caché, de là au dissimulé et au secret, enfin à l’ésotérique et au dangereux, rejoignant ainsi le sens même de son antonyme.
C’est l’usage même du terme qui convoque l’ambivalence qu’il désigne: le familier contient en soi la présence du dangereux et de l’effrayant, l’étranger est au coeur de la sphère de l’intime, conférant un sens non plus religieux mais psychanalytique au “deus interior intimo meo” de Saint Augustin. Devient dangereux, selon la formule de Schelling, “tout ce qui devait rester dans le secret, dans l’ombre, et qui en est sorti”. Le danger est dans un véritable surgissement de l’intériorité vers l’extériorité, la dynamique angoissante d’un accouchement monstrueux de soi-même.
Freud montre ici une familiarité littéralement distendue par l’irruption du monstrueux, d’une altérité aliénante puisqu’elle constitue en même temps l’identité, et renvoie l’intime à l’occulte.

2. Le double archaïque

Le monstrueux devient alors ce qu’il est fondamentalement chez Michaux un archaïque hors du champ de l’imaginaire codé des contes pour enfants, renvoyant bien plutôt aux paniques originelles qu’à leur formalisation dans les contes.
Freud va en effet montrer, à partir d’une analyse du conte d’Hoffmann L’homme au sable , et de la métaphore de l’oeil qui y est présente et qu’il interprète comme angoisse de castration, comment se constitue, d’un point de vue psychanalytique, le thème du double. Il s’agit bien d’une dynamique de surgissement de l’intériorité vers l’extériorité, mais la constitution du double dans l’intériorité aurait originellement une fonction de survie:

“le double était à l’origine une assurance contre la disparition du moi (...) Formation qui appartient aux temps originaires dépassés de la vie psychique (...), le double est devenu une image d’épouvante”.

Le double apparaît ainsi d’abord comme une séquelle archaïque de la constitution du moi, autrement dit comme son étape embryonnaire. Or ce qui est monstrueux, ce n’est pas l’embryon comme moment, mais l’embryon comme acte. L’embryon comme acte définit le monstre parce qu’il sort de l’ombre alors qu’il devrait y rester. Le monstre n’est monstre que parce qu’il se montre et produit en acte une puissance qui ne devrait pas s’actualiser.
Cette occultation de la constitution embryologique de soi constitue précisément le moment du refoulement, à partir duquel se construit l’inconscient. L’irruption du double serait donc celle d’une intériorité projetée comme hostilité extérieure à la suite du refoulement . Or cette projection définit, on l’a vu, chez Michaux, le geste artistique comme actualisation d’un soi toujours en puissance, c’est-à-dire en panne d’être, mais dynamisé par sa force de résistance au refoulement .

Cette volonté originelle de lutte contre la disparition du moi peut ainsi permettre d’expliquer non pas le sens, mais la force de ces images faibles dans leur indéfinition, informes dans leur virtualité. Ce trouble de l’ambivalence, dû, selon la formule de Freud, à une “accentuation excessive de la réalité psychique par rapport à la réalité matérielle” justifierait alors la violence paradoxale de ces êtres sans substance, livrés à une disjonction permanente entre matière et forme, lignes en liquéfaction refusant de se laisser liquider, affleurant obstinément à la surface de la page.
Freud affirme ainsi que le sexe féminin exprime par excellence l’ambivalence de l’ “heimlich”:objet à la fois d’angoisse et de fascination, totalement étranger à l’homme, et pourtant “terre natale” de son entrée dans le monde. C’est cette image qui ouvre, sous le titre de “paresse”, la série des Peintures et dessins de Michaux, dans l’élément liquide d’une ambivalence, entre amibe, vulve, bouche et poisson, quatre figures de l’origine de l’homme.

CONCLUSION: L’ambivalence

Ainsi l’ambivalence de l’oeuvre de Michaux semble-telle convoquer un universel en l’homme: son impuissance à être pleinement ce qu’il revendique, à s’affirmer comme identité formelle et constituée. L’acte esthétique y est reconnaissance d’une puissance qui ne se formalise que comme potentiel et ne se reconnaît que dans sa virtualité: l’oeuvre demeure en marge de l’accès à l’être et s’identifie à cette marge.
Ce qui fait architecture dans cette oeuvre est la dénégation de toute géométrie architecturante par la revendication de la loque. Ce qui fait fond est la dimension héraclitéenne d’un flux du devenir. L’être autre est un être retourné contre lui-même par le repliement, comme le dit la légende du dessin de “la vie double”: “J’ai laissé grandir en moi mon ennemi”.
Le travail pictural est donc une réappropriation du primitif au sens embryologique, l’assomption revendiquée d’une dimension radicalement originaire et régressive.

C’est pourquoi, chez Michaux, la violence semble être d’abord celle que l’artiste se fait à lui-même en maîtrisant avec la plus extrême rigueur tout désir d’accès à l’être, en ne posant comme affirmative que la volonté criante du renoncement à prendre forme et à déplier ses invaginations. En posant l’exigence paradoxale d’un ascétisme de l’informe.

© Christiane Vollaire