Sur la notion de position


Pour la rencontre à la BPI Périples, Langages de l’exil
Lundi 6 juin 2016.
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La précarité devenue non pas le moment d’une vie, mais la définition d’un être, produit la pérennisation d’un clivage entre ceux qui en sont affectés et ceux qui en sont supposés abrités. Mais dans le même temps, les mutations incessantes de ce que Zygmunt Bauman appelle « la vie liquide » soumettent à ce risque des classes qui pouvaient se considérer jusque là comme protégées, puisqu’elles tendent à creuser les écarts dans un effacement des classes moyennes. Ces situations devenues définitionnelles intègrent les clivages sociaux comme des données quasiment naturelles. Et à ce stade, elles interdisent à une situation de devenir une position.

Une position, stratégiquement, est ce qui permet de prendre appui pour rebondir. Et l’assurance de la position est indispensable à la dynamique du mouvement : elle lui donne son assise, et détermine par là même sa force, comme le montre toute théorie des arts martiaux, conditionnant l’efficacité de leur pratique. Dans La Propension des choses, publié en 1992, présentant une Histoire de l’efficacité en Chine, François Jullien montre comment « le potentiel naît de la disposition (en stratégie) », et par là même « la victoire est déterminée avant l’engagement ». Il affirme donc que « la position est le facteur déterminant (en politique) », et que par là « la position politique s’exerce comme un rapport de forces ». Cette analyse de la philosophie chinoise, et de l’art de la guerre qui en est le centre, peut nous permettre de penser en termes stratégiques, et non plus seulement en termes « sociaux », la question du logement.
En essentialisant les situations, on leur fait en effet perdre toute possibilité de devenir des positions. La position est ce qui permet de passer à l’offensive, d’engranger un potentiel d’action, de se reconnaître dans la possibilité de surprendre. Le logement doit donc être, pour chacun, ce qui lui permet de prendre position. Et c’est en quoi l’incarcération est dégradante : loin d’offrir un socle à partir duquel prendre position, elle impose un espace de contrainte, d’interdiction du mouvement. Elle assigne à la passivité, et c’est là précisément l’une des sources des abus de toute sorte qui en sont la constante, et conduisent au suicide, physique, mental ou social, toute une part de ce qu’on appelle « population carcérale ».

Dans le monde des migrations, qui est par définition dynamique, l’incarcération dans les Centres de Rétention Administrative dit exactement en quoi l’essentialisation sociale du migrant en « migrant » produit cette volonté policière de nier la migration par l’incarcération. Faire obstacle par l’externalisation des frontières, faire obstacle par l’assignation aux empreintes, faire obstacle par l’incarcération, sont des modes du refus de penser l’exil comme une position active, et de réduire son acteur à la passivité.
L’incarcération est de ce point de vue l’antonyme de la construction. Et l’on réduira un sujet à la précarité en l’empêchant de construire, de devenir acteur de son propre habitat.

Howard Zinn, historien américain auteur de Une Histoire populaire des Etats-Unis, le montre en évoquant la manière dont, au début des années 1970, la construction d’une cabane, décidée par des Indiens en Californie va d’abord être discréditée esthétiquement, pour légitimer l’attaque policière qui viendra ensuite contre ses occupants :

À l’automne 1970, une revue intitulée La Raza (…) donna des nouvelles des Indiens de la Pit River, au nord de la Californie. Une soixantaine de ces Indiens occupaient des terres qu’ils revendiquaient comme leurs. Ils s’opposèrent aux services forestiers quand il leur fut ordonné de quitter les lieux. (…)
Ils avaient construit une cabane. Le responsable de la police locale leur dit qu’elle était affreuse et qu’elle déparait le paysage. Wilson (un des Indiens) écrivit par la suite : « Le monde entier pourrit. l’eau est empoisonnée, l’air pollué, la politique corrompue, la terre est bouffée de l’intérieur, la forêt pillée, les rivages défigurés, les villes incendiées, les vies des gens détruites, (…) et les fédéraux ont passé presque tout le mois d’octobre à nous dire que notre cabane était affreuse. Pour nous, elle était très belle. C’était le début de notre école, notre lieu de rassemblement, un abri pour ceux qui n’en avaient pas. »
Finalement on fit venir cent cinquante policiers avec mitrailleuses, fusils, revolvers, matraques, chiens, chaînes et menottes. (…) Ils furent ensuite emmenés dans les fourgons de la polie et accusés d’avoir agressé des agents fédéraux et abattu des arbres. On se garda bien de les accuser d’avoir pénétré sur les terres par effraction, afin de ne pas soulever le problème de la propriété des terres.

On ne peut s’empêcher de mettre en parallèle cet épisode avec celui de l’évacuation récente du camp de Calais par la police française. Là aussi, des cabanes de bric et de broc avaient été conçues, aménagées, et pour certaines inventées comme lieu de rencontre, de réunion ou de conseil. Une situation (d’exclusion et de précarité) était devenue une position (un début de reconquête du commun, un espace de rencontre et de production, la base arrière d’un nouveau départ). Ce qu’il s’est alors agi de faire, pour des politiques policières de chasse à l’homme, c’est de vider les lieux, d’arraser le terrain comme si les constructions n’y avaient jamais existé, sur des prétextes qui s’apparentaient indifféremment à ceux de l’esthétique ou à ceux de l’hygiène.

Les exilés ne sont plus alors considérés ni selon les raisons de leur départ et la situation de guerre et de danger des pays d’où ils viennent (Syrie, Érythrée, Soudan, Afghanistan, Irak), ni selon les potentiels de savoir dont ils sont porteurs, mais exclusivement comme des produits dont on peut contenir ou libérer le flux.
Et c’est précisément cette considération-là, purement gestionnaire, c'est-à-dire privée de fait de tout réalisme authentique, qui va conduire à transformer des enclaves où une vie relationnelle est encore possible en de simples lieux de stockage. L’édification du nouveau camp de Calais, dont les logements ne sont plus des lieux de vie mais des habitacles, est à cet égard parfaitement emblématique : un camp de conteneurs.