Questionner l’esthétique à partir d’une philosophie de terrain


Pour l’École des Beaux-arts d’Angoulême
Mardi 18 décembre 2018
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La question de l’usage du réel n’a jamais cessé de se poser, autant en art qu’en philosophie.
Mais l’intérêt pour le terrain à proprement parler caractérise davantage les sciences humaines, dont il est constitutif.
Cependant, l’ouvrage Pour une Philosophie de terrain, paru en 2017, vise à interroger spécifiquement le rapport de la philosophie au terrain, en en montrant à la fois la nécessité et les difficultés.
Du point de vue esthétique, elle ouvre sur un champ problématique large :
- Quelle relation peut s’instaurer, sur le terrain et à partir de lui, entre le travail philosophique et celui de la photographie documentaire ?
- Quelles formes peut-il produire ?
- En quoi l’entretien, élément essentiel de la relation qui se noue entre les chercheurs et les acteurs de terrain qu’ils souhaitent solliciter, relève-t-il de positions respectives qui doivent aussi être interrogées en termes de représentation ?

1. Aux origines modernes de la question esthétique

L’esthétique est un champ qui excède largement la question de l’art, mais dont l’art est un point nodal. Au XVIIIème siècle, dans le temps de l’émergence de la notion même de Beaux-arts, la manière dont Kant la situe au centre d’un questionnement sur le rapport entre nature et liberté est particulièrement éclairante : dans la Critique de la Faculté de juger, l’esthétique est considérée comme le moyen d’unir les deux parties de la philosophie – celle qui traite de la nature et celle qui traite de la liberté. L’esthétique potentialise notre rapport à la nature, dont elle nous offre matière à jouir pleinement en la reconfigurant par le regard porté sur elle et les modes de représentation qu’on en tire. Et, par là-même, elle se manifeste comme libre jeu, c'est-à-dire capacité de produire, de créer ou de saisir. Elle met en exergue ce qui, dans l’inventivité humaine, tant du côté du producteur que du côté du spectateur, échappe à toute prédiction.
Mais, de ce libre jeu et de cette échappée, va naître du commun. La norme esthétique, qui permet de la reconnaissance, n’a pas pour finalité de permettre la manifestation du « ressenti » ou l’expression pulsionnelle, et encore moins « intime », de tel ou tel sujet individuel, mais de produire ce que Deleuze appellera des « agencements de subjectivations » autour de la communauté des goûts, fût-elle celle du refus de la norme et de l’assignation. Mais le jugement esthétique, s’il prend nécessairement en compte des normes pour fonder du commun (autour de l’idée de « beau » en particulier), n’est pas pour autant dogmatique. Il est au contraire en permanence ouvert à la discussion, à ce qui permet une forme de partage. Rancière insistera plus tard sur le double sens de ce mot : celui de la mise en comun et celui de la partition. Et on peut dire qu’il relève en effet de l’usage que nous en faisons, de le faire basculer dans l’un ou l’autre camp.
Ce qui fait qu’on peut dire qu’aux yeux de Kant, l’homme est véritablement un animal esthétique : celui à qui la représentation donne le pouvoir de prendre du recul à l’égard de sa condition biologique. Et même souvent, dans l’art contemporain, de l’interroger.

Au XIXème siècle, Hegel, dans son introduction à l’Esthétique, montre comment le désir esthétique est au fondement de l’existence humaine, dans les comportements les plus originaires, parce qu’il introduit dans le monde une possibilité de résister à son hostilité fondamentale :

L'homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger, et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l'enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l'eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité .

Et il insiste ensuite sur la manière dont le rapport à la représentation affecte d’abord la façon dont chacun use de son propre corps, quelle que soit son appartenance culturelle. C’est cet universel du rapport à l’esthétique, qui induit la manière dont chacun fait œuvre de son propre corps, dans le quotidien de l’habillage, du maquillage, de la coiffure, de l’économie de la barbe, du tatouage, du piercing ou tout simplement des bijoux. Et il montre comment ce désir est à l’origine y compris des pratiques les plus violentes de contrainte du corps (il cite en particulier la mutilation du pied féminin dans la culture aristocratique chinoise).
Ce rapport commun à l’esthétique doit être à la fois pensé dans universalité, et dans la variabilité de ses traductions culturelles. Récemment, dans le camp de Calais par exemple, des tentatives de partage musical ont eu lieu, pour saisir les différences et les résonnances entre les sensibilités et les pratiques, et produire une forme auditive possible du commun.

2. La position de Benjamin dans L’ Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique

La première version du texte date de 1935, la dernière (cella à partir de laquelle nous allons travailler) de 1939, et elle n’était pas considérée par Benjamin comme définitive ; mais il est mort en 1940 sans avoir pu l’achever. Et elle n’a été publiée en volume, comme quasiment toute son œuvre, qu’à titre posthume. Le texte est bref (46 pages), il se compose de quinze propositions, précédées d’un avant-propos et suivies d’un épilogue.
Auparavant, en 1931, Benjamin avait publié en revue une Petite Histoire de la Photographie. Il en reprend des éléments lorsqu’il rédige L’œuvre d’art, mais c’est pour les inscrire dans une tout autre problématisation. Entre l’année1931 et l’année 1935 (date de la première rédaction de l’œuvre d’art, il y a eu 1933, et le fracas que constitue l’arrivée au pouvoir du parti nazi. Dans ce moment d’ultraviolence, dont les effets discriminants pousseront immédiatement Benjamin, qui les subit de plein fouet, à l’exil, la question de la reproduction va désormais se déporter, d’une problématique de la relation entre esthétique et technique à une problématique de la relation entre esthétique et politique. Ce que dit L’œuvre d’art, c’est en quelque sorte l’urgence qu’il y a à penser l’esthétique dans sa fonction politique, c'est-à-dire à affronter les usages destructeurs qui peuvent en être faits.
Et c’est pourquoi, au cœur de L’œuvre d’art, se pose la question du statut des masses, et des usages d’une massification du rapport aux œuvres.

Benjamin est en partie affilié à l’École de Francfort, co-dirigée par Horkheimer et Adorno, qui dénonceront en 1944, depuis les Etats-Unis, cette « industrie culturelle » dont ils feront l’analyse critique dans leur ouvrage commun La Dialectique de la raison. Et Hannah Arendt, proche de l’École de Francfort, rejoindra par plusieurs aspects cette analyse en publiant dans les années soixante La Crise de la culture.
Mais ici, chez Benjamin, le terme de masse n’a justement pas une connotation péjorative. La massification est un problème, et non pas une faute. Elle affronte les domaines intellectuels et artistiques à de nouveaux obstacles, qu’il faut tenter de surmonter, et non pas d’évacuer par le mépris. Il n’y a pas de politique sans nécessité d’avoir affaire aux masses : c’est un fait, et le réfuter serait poser une sorte d’anathème de principe, quasi-théologique, dont Benjamin conteste la légitimité, et qu’il se refuse à admettre.

Cette position de principe le conduit à se préoccuper en priorité non pas de la production des œuvres, mais de leur réception. Qu’est-ce qui fait qu’une œuvre est d’abord un objet de communication, bien plutôt qu’un objet d’expression ? Raison pour laquelle c’est son adresse, et non pas son origine, qui lui confère son sens et sa valeur.
Et l’avant-propos dit clairement que la question de l’adresse est bel et bien une question politique, celle qui permet qu’une œuvre fasse communauté, produise du commun autour d’elle. De ce fait, la question du rapport entre esthétique et politique devient une question véritablement stratégique. Et c’est dans le contexte polémique de la nécessité de combattre le fascisme que Benjamin va la penser. La question esthétique essentielle sera de ne pas donner à l’ennemi les moyens artistiques de sa propagande, de ne pas lui fournir des armes supplémentaires. Et de ce point de vue, l’œuvre d’art n’est pas un texte de réflexion sur l’activité artistique, mais un texte qui vise à en penser les usages politiques :

271. Les concepts que nous introduisons dans la théorie de l’art se distinguent des concepts plus courants en ce qu’il sont complètement inutilisables pour les buts du fascisme. En revanche, ils sont utilisables pour formuler des exigences révolutionnaires dans la politique de l’art.

C’est la raison pour laquelle Benjamin va commencer par récuser vigoureusement les théories de l’art pour l’art, en montrant que, loin de manifester le détachement d’un art « désintéressé », ou une autonomie de l’art à l’égard des déterminants socio-politiques, elles constituent une véritable volonté de réaction politique :

281. Quand apparaît le premier mode de reproduction vraiment révolutionnaire – la photographie (contemporaine elle-même des débuts du socialisme) - , l’art sent venir la crise que personne, cent ans plus tard, ne peut plus nier, et il y réagit par la doctrine de « l’art pour l’art », qui n’est autre qu’une théologie de l’art. C’est d’elle qu’est né ce qu’il faut appeler une théologie négative sous la forme de l’idée d’un part « pur », qui refuse non seulement toute fonction sociale, mais toute évocation d’un sujet concret. (En littérature, Mallarmé fut le premier à occuper cette position).

Il associe ainsi la théorie de l’œuvre d’art détachée du monde à une réaction contre les bouleversements liés à l’apparition de la photographie. Le texte établit, à partir de la coïncidence entre cette apparition de la photographie et l’émergence du mouvement socialiste, une véritable corrélation : la révolution technologique que constitue la photographie accompagne l’idée d’une révolution sociale, dont elle serait en quelque sorte la métaphore.
Dans la Petite Histoire de la photographie, écrit huit ans plus tôt, il avait insisté sur cette réticence, et cet acharnement anachronique à combattre l’invention photographique au nom d’une conception fétichiste de l’art, crispée précisément sur une représentation de ce dernier comme désintéressé. Vouloir défendre la photographie contre les théoriciens réactionnaires de l’« art pour l’art », c’est agir en pure perte, face à des systèmes qui ne sont pas historiques, mais théologiques. Or c’est précisément au contraire en tant qu’historien, que Benjamin tente de dégager les enjeux de l’émergence de la photographie :

297. C’est néanmoins avec cette conception fétichiste de l’art, par principe ennemie de toute technique, que, pendant près d’un siècle, les théoriciens de la photographie cherchèrent à s’expliquer, sans naturellement parvenir au moindre résultat. Car ils entreprenaient précisément de justifier le photographe devant le tribunal qu’il renversait. Tout autre est l’esprit qui souffle dans l’exposé par lequel le physicien Arago, le 3 juillet 1839, défendit l’invention de Daguerre devant la Chambre des députés. La beauté de ce discours vient de ce qu’il prend en compte tous les aspects de l’activité humaine.

Ce tribunal que la photographie renverse, c’est celui qui prétend juger des œuvres au nom d’un idéalisme métaphysique, au nom de leur autosuffisance et de leur origine surnaturelle : celle qui défend les théories du génie. Il va y opposer le discours de François Arago, chercheur en physique, ressaisissant l’invention photographique dans ses enjeux scientifiques et la contextualisant dans une histoire de la recherche. Contextualisation scientifique, contextualisation technique, contextualisation sociale, contextualisation politique, c’est toute cette configuration des contextes qui, en éclairant les enjeux de l’invention photographique, va par là même éclairer ceux de l’art, non seulement dans son histoire, mais dans les valeurs dont il est porteur.
Ainsi, Benjamin va articuler cette problématique du rapport de la photographie à l’art sur une distinction restée célèbre : une distinction axiologique concernant le fondement des valeurs dans le domaine de l’art. C’est la distinction entre valeur cultuelle et valeur d’exposition, dont il va montrer que ce sont les deux pôles entre lesquels le jugement qu’on peut porter sur les œuvres est comme tendu.

3. Les multiples rapports à l’esthétique dans une philosophie de terrain

Dans le travail d’une philosophie de terrain, l’esthétique est d’abord dans la forme de la rencontre. Aucune personne, fût-elle dans les condition s d’existence les plus précaires, ne se présentera autrement que décemment vêtu, et, s’il reçoit dans l’espace qui lui est dévolu, ce sera aux conditions d’un aménagement, même minimal, de cet espace, qui puisse le rendre accueillant au visiteur et signifier, dans le sens de l’hospitalité, non pas seulement la générosité de l’accueil à l’égard de l’étranger, mais la dignité de l’accueillant et la manière dont il souhaite se représenter à son hôte. De ce point de vue, un entretien de terrain est d’abord le dispositif mis en place par l’interrogé pour créer les conditions d’un échange équitable qui ne le désigne pas, aux yeux de son interlocuteur, comme subalterne, mais mettre en lumière ses qualités de partenaire dans le jeu du questionnement, quelles que soient les appartenances respectives du questionneur et du questionné.
Ainsi la question esthétique, celle de la représentation, va aussi orienter le contenu du dialogue : donner à celui auquel on s’adresse ce que le philosophe Étienne Tassin appelle « la puissance d’agir » (en tant qu’ouverture au déploiement d’un potentiel). Et celle-ci ne peut se déployer que par la mise ne lumière d’un « monde commun », qu’on puisse se représenter comme tel, à partir de la parole donnée à l’autre. Il le montre en particulier dans le rapport à la question des migrations :

Il est possible que le seul monde commun auquel puissent prétendre les actions politiques qui se soucient de l’instauration d’un monde soit le « monde commun des étrangers ». Ou encore, qu’il faille se rendre à soi-même étranger pour honorer la pluralité sans laquelle aucun monde ne saurait être dit commun .

Qu’il faille se rendre à soi-même étranger signifie bien que la question esthétique, pour celui qui interroge, passe bel et bien par la nécessité d’un déplacement, qui n’est pas seulement géographique mais aussi mental. Et que celui-ci suppose de ne pas considérer l’autre comme objet d’une « enquête » (avec toute la connotation policière du terme), pas plus que comme dépositaire d’un « témoignage » (avec toute la connotation judiciaire du terme), mais comme acteur d’une histoire. Et cette histoire n’est pas seulement la sienne propre, mais s’inscrit dans une histoire collective, qui est aussi bien celle de sa communauté d’origine que celle du monde qui nous est commun, et auquel notre propre communauté d’origine paraissait nous rendre étrangers.
Tous ces questionnements et ces déplacements n’affectent pas seulement la recherche philosophique, ils affectent aussi la recherche photographique, en tant que celle-ci participe, au même titre, de la construction de ce monde commun. Se rendre à soi-même étranger, c’est la condition pour participer de cette construction performative du commun, qui doit, de part et d’autre, à la fois reconnaître et dissoudre le rapport à la communauté d’origine.

Une telle réflexion s’inscrit dans la temporalité même du travail de terrain. Et dit comment celui-ci doit être à la fois :
- pensé à l’avance dans ses finalités
- rendu souple, et le plus possible plastique, dans sa réalisation. Plastique non pas seulement parce qu’il doit faire l’objet d’un travail plastique, mais parce qu’il requiert une véritable plasticité de l’intervention, une ouverture à la transformation, à l’adaptation, à la mutation, qui laisse une place essentielle à l’imprévisible. Mais cette ouverture ne peut avoir lieu que si le fil de la finalité est tenu. Et si l’on ne perd pas de vue la dimension authentiquement politique du travail : celle qui permet, au sens de Rancière, de faire « la part des sans-part ». Dans le cas contraire, on ne fera que le jeu des rapports de pouvoir subrepticement établis.

Ensuite se posera la question de la mise en forme du travail commun, qui puisse donner sens à l’association ente philosophie de terrain et photographie documentaire critique, au sein de leur visée commune de relation à la question politique. Pour le travail élaboré en commun entre Philippe Bazin et moi, cette forme s’est différenciée selon les travaux et les circonstances.
Si le travail fait en Pologne dans les centre d’hébergement et de rétention des réfugiés a donné lieu à un livre et à plusieurs expositions, comme on s’apprête à le faire actuellement pour le travail en Grèce, le travail sur les Femmes militantes des Balkans a pris la forme d’une exposition, ayant circulé dans les Balkans avant de prendre sa place au Musée de Tourcoing. Le travail sur la Bulgarie a pris la forme d’une projection parlée, comme une partie du travail sur Lesbos. Le travail sur le Chili s’est diffusé dans un texte commun à paraître dans un ouvrage collectif que la question citadine. Le travail en Égypte a été diffusé de manière séparée, sous la forme d’un long article paru dans la revue Outis. Et le travail en Turquie n’a pour l’instant fait l’objet que de la publication d’une partie des entretiens dans la revue Chimères, dont une photo de Philippe a fait la couverture. Et pour le travail à Calais, initialement prévu pour une publication commune, les conditions imposées par le maquettiste ont été telles qu’elles dénaturaient le travail photographique, que pour cette raison Philippe a refusé de publier dan ce contexte.
Ici est apparue au grand jour une problématique particulière, sur laquelle nous ne cessons de travailler : tenter de déconstruire la véritable hégémonie esthétique que représente le pouvoir de la presse. La photographie de presse, celle du photojournalisme, impose des standards de la représentation du « réel » qui s’opposent pour une large part aux exigences de la photographie documentaire, avec laquelle prétend pourtant souvent pouvoir se confondre. Ces ont ces standards (de photos utilisées comme simple légende du texte, en particulier), que nous avons clairement refusés lors de la publication de l’ouvrage Décamper, où il nous a été impossible de faire comprendre les exigences de notre travail commun. Sans arrêt, de cette manière, des malentendus peuvent dénaturer l’intention originelle d’un travail, comme le photographe Bruno Serralongue en a fait récemment les frais dans l’exposition Persona Grata, où son travail a été instrumentalisé au service d’un propos clairement dépolitisant. Le résultat en est une exposition qui ne joue que sur un symbolisme simpliste pour ce qui est de ses intentions plastiques, et une réduction du documentaire au reportage, pour ce qui est de sa part « informative ».

4. Des éléments d’un travail commun entre philosophie de terrain et photographie documentaire

-> PROJECTION