Politiser l’esthetique


L’usage des émotions dans la photographie documentaire contemporaine
Le Documentaire photographique contemporain dans les Amériques
(Université Lumière Lyon 2 en collaboration avec l’Université Toulouse Jean-Jaurès)
9-10 mars 2017
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Walter Benjamin opposait radicalement la nécessité d’une politisation de l’esthétique aux dévoiements d’une esthétisation du politique, qu’il dénonçait. Les circulations contemporaines de l’image constituent souvent au contraire une incitation à leur confusion.
Dissocier le documentaire des mythologies galvaudées du reportage, ce sera donc réfléchir l’ambition d’une philosophie de terrain pour laquelle le traitement de l’image, sa charge de pouvoir critique et sa mise en écho à une réflexion politique, ouvrent un nouveau champ à la puissance de l’émotion esthétique. On voudrait penser ce champ en s’appuyant sur les volontés contemporaines de penser le rapport au documentaire, dont, du côté américain, le travail d’une artiste comme Latoya Ruby Frazier pourrait fournir un exemple éclairant. Mais on examinera d’abord les pistes ouvertes par le travail du géographe et historien du paysage américain John Brinckerhoff Jackson.

1. Stratégies de l’adaptation au réel : sensoriel et géopolitique

Le réel, qui fait l’objet de l’intention documentaire, n’est en aucun cas un donné neutre. Il est bien au contraire lui-même objet d’affects, et ne se présente à nous que sous la forme de ses représentations : de la manière dont on se situe dans un espace et dans un temps. Et ce donné spatio-temporel relativise pleinement notre conscience du réel, qui ne nous apparaît lui-même qu’à travers ce que Kant appelait, en publiant en 1781 la Critique de la Raison pure, les « formes a priori de la sensibilité » : ce qui fait que nous ne savons jamais ce que sont les choses « en soi », mais seulement ce qu’elles sont relativement aux conditions spatio-temporelles de notre perception.
Lacan écrira très lapidairement et très puissamment : « Le réel, c’est l’impossible ». Signifiant par là à la fois l’opposition entre un potentiel et sa réalisation, mais aussi l’impossibilité d’accéder à un réel « en soi ». Et le fait que le réel est toujours marqué par la relation qui fait précisément que nous entrons en rapport avec lui. Et cette relation, c’est précisément la représentation, produisant une « réalité » qui relève de l’imaginaire autant que du symbolique. À cet égard, la représentation photographique du réel est à la fois ce qui désigne l’imaginaire du producteur, et ce qui suscite l’imaginaire du récepteur. Chez Lacan le réel se dérobe donc toujours au profit d’une réalité de la perception. Le premier texte de ses Écrits s’intitule « Au-delà du principe de réalité ». Et sa présentation s’achève sur un questionnement de l’image :

À travers les images, objet de l’intérêt, comment se constitue cette réalité où s’accorde universellement la connaissance de l’homme ?

Et il ajoute :

Nous devons examiner ce qu’apportent, sur la réalité de l’image et sur les formes de la connaissance, les recherches qui, avec la discipline freudiene, concourent à la nouvelle science psychiatrique.

Le réel est ainsi à la fois ce qui nous échappe, et ce à quoi s’affronte pourtant notre exigence de connaître en vue de la nécessité vitale de nous adapter (au sens le plus darwinien du terme). Et c’est en ce sens que nous intéresse la position de John Brinckerhoff Jackson, qui conçoit sa première épreuve décisive de cette réalité dans l’expérience militaire. Celle-ci semble supposer une neutralisation des affects, alors même qu’elle plonge à tout instant dans l’impossible à vivre du réel, pour assurer la survie. Et cette nécessité de la survie supposera, dans le temps même de la mise à distance des affects, l’ouverture maximale à l’expérience sensorielle. Jackson décrit cela dans un texte bref intitulé « À l’école des paysages », cette « école » étant son affectation au service du renseignement militaire dans les rangs de l’intervention armée américaine pendant la Deuxième Guerre mondiale en Europe :

En très peu de temps, les hommes apprenaient à se fier à leurs sens pour se guider ; qu’ils fussent dans une ville ou en pays découvert, leurs sens glanaient sans cesse des informations – l’odeur de la cordite, celle des cadavres, et même celle de l’ennemi, car chaque armée se distinguait par son odeur. Il y avait les sons respectifs des différents types de fusils, celui des obus qui sifflaient, celui des pas, celui des véhicules.

Et il ajoute :

L’expérience avait tôt fait d’enseigner son importance, et chacun prenait la peine de la cultiver. Ce qui la rendait extrêmement précieuse, c’est qu’il s’agissait d’une expérience partagée, dont on parlait, que l’on transmettait aux nouveaux, et qui était admise par tous comme une dimension de leur vie au front. (…) Cette réceptivité sensorielle était rarement du genre exalté : l’horrible goût des rations C, l’agrément voluptueux des vêtements propres, la chaleur et la lueur d’un feu de camp.

Cette « école du paysage » n’est donc précisément pas purement visuelle : elle est même principalement olfactive, puis auditive. Et de fait, la nécessité d’objectiver le danger, en tant qu’expérience partagée (il insiste sur ce terme), est déjà, en tant que partage du sensible, de l’ordre d’une expérience esthétique.
Un autre géographe, Yves Lacoste, fondateur de la revue française Hérodote, donnait pour titre, en 1976, à l’ ouvrage qui l’a rendu célèbre : La Géographie, ça sert d’abord à faire la guerre. Il y affirmait :

Poser d’entrée de jeu que la géographie sert d’abord à faire la guerre n’implique pas qu’elle ne serve qu’à mener des opérations militaires ; elle sert aussi à organiser les territoires (…) pour mieux contrôler les hommes sur lesquels l’appareil d’Etat exerce son autorité. (…) L’articulation de connaissances relatives à l’espace qu’est la géographie est un savoir stratégique, un pouvoir. (…) Moyen de domination indispensable, de domination de l’espace, la carte a d’abord été établie par des officiers et pour les officiers.

Mais on peut comprendre évidemment que cette prise de pouvoir politique entre aussi dans les stratégies du « struggle for life » existentiel. Le rapport à l’espace et à l’orientation entre dans les stratégies de survie, et peut être par là même un motif de désespoir : la « désorientation mentale », qui est la dénomination donnée aux pathologies de la dépendance neurobiologique et du vieillissement, est un motif de mort et l’annonce d’une disparition. Elle tue, dans le vivant, le sujet, amorçant déjà, par la désorientation, la disparition sociale de la vie de relation et la mort biologique. L’officier orienteur dans le génie militaire, le guerillero, sont les acteurs d’une adaptation darwinienne au réel qui, par la structuration du rapport à l’espace et la dimension sensorielle de ce rapport, affronte des enjeux vitaux.

2. Esthétique documentaire et sociologie du double langage

Or cette structuration du rapport à l’espace est au cœur de l’esthétique documentaire. Et, si l’on peut dire qu’un photographe documentaire construit à bien des égards son projet de travail comme une carte d’état-major, le produit de ce travail, lui, fait l’objet d’une satisfaction esthétique d’autant plus intense qu’elle inscrit le regard du sujet dans les formes d’une réalité.
On sait bien, en particulier dans la culture nord-américaine, comment le modèle esthétique du pionnier, comme premier orienteur, conditionne à la fois une stratégie idéologique et une stratégie militaire de conquête. Et l’usage des images va être, de ce point de vue, fortement ambivalent. Comment interpréter, dans l’œuvre de Robert Adams, et en particulier dans Beauty in Photography: Essays in Defense of Traditional Values, paru en 1981, le rapport entre l’affirmation d’une « défense des valeurs traditionnelles » et une volonté de « neutralité » dans la représentation des paysages de l’Ouest américain, telle qu’on la trouve accentuée de The New West en 1974, à West from the Columbia: Views from the River Mouth en1995 ? Comment ne pas savoir que ces paysages de l’Ouest amoureusement photographiés ne sont originellement pas « neutres », ni vierges et sauvages, mais ont été des lieux habités, puis vidés par d’extermination des Indiens ? Et que la valorisation d’une nature vierge sur des espaces habités est une forme de négationnisme qui entre dans une stratégie politique ?
L’historien américain Howard Zinn, dans Histoire populaire des Etats-Unis publié à partir de 1980, montre ainsi que la conquête d’un territoire géographique s’exerce en parallèle de la destruction d’un territoire social. Une orientation stratégique et militaire peut ainsi constituer une désorientation politique, si l’on entend par politique ce qui peut permettre de constituer un espace commun et de déterminer des objectifs intégrateurs.
Ainsi, aux Etats-Unis précisément, le double langage de la première déclaration des Droits de l'Homme de 1983, et de l’ambition libérale (puis néolibérale) de l’enrichissement économique à tout prix, s’accompagnant de l’extermination des Indiens et de l’exploitation esclavagiste des Noirs, provoque une véritable fêlure au cœur même du système institutionnel. Le marquage racial détermine alors la partition, comme forme perverse de l’orientation. Et l’image est au cœur de ces enjeux : la photographie documentaire accompagne dans les années vingt, avec le travail de Curtis dans les territoires indiens, les modalités de la conquête. Elle accompagne à la fin des années trente, avec American Exodus de Dorothea Lange et Paul Taylor, la violence économique qui s’abat, par l’effet de la spéculation industrielle, sur le monde rural. Elle accompagne dans les années soixante, avec le travail de Helen Lewitt dans les ghettos noirs, les effets de la discrimination.

La sociologie de l’École de Chicago du début du XXème siècle est actrice de ce double langage, inscrit dans la question de l’appropriation du territoire : l’appropriation du territoire urbain devient, après celle du territoire rural, la nouvelle forme de la conquête. William Isaac Thomas en donne, dans un article de 1923, le présupposé :

Toute grande ville a ses colonies raciales.

La conquête du territoire urbain est au centre d’un enjeu social de discrimination raciale. Mais les chercheurs chargés de l’analyser sont des Blancs, et on peut lire sous la plume de Robert Park, figure de proue de l’École de Chicago, dans un article de 1925, cette « analyse » fort éclairante d’une « écologie urbaine » qui considère la « pauvreté » à la fois héréditaire, liée au « vice » et consubstantielle de certains espaces urbains :

Dans la grande ville, la promiscuité malsaine et contagieuse dans laquelle vivent l’indigent, le vicieux, le délinquant, fait qu’ils se reproduisent indéfiniment, corps et âme, et je me suis souvent dit que ces longues génalogies des Jukes et des tribus d’Ismaël n’auraient pas présenté une telle régularité désespérante dans le vice, le crime et la pauvreté si elles n’étaient pas bien adaptées à l’environnement dans lequel elles sont condamnées à exister.

C’est donc bien de contrôle social qu’il s’agit, non pas seulement pour stigmatiser l’origine « ethnique », mais pour la circonscrire. Le même « sociologue » écrit en 1929 :

La science de la nature est née dans un effort de l’homme pour parvenir au contrôle de l’univers physique. La science sociale cherche aujourd’hui par les mêmes méthodes désintéressées, à procurer à l’homme le contrôle de l’homme.

L’adjectif « désintéressé », pour qualifier le « contrôle de l’homme sur l’homme », a quelque chose de sidérant, tant il est clair qu’il s’agit bien du contrôle d’une classe d’hommes sur une autre, classification qui s’opère autant par le repérage ethnique que par la discrimination économique. Dans un texte de 1952, écrit donc un quart de siècle plus tard par le même auteur, on a la conséquence logique de ce « désintéressement », tirée sans le moindre état d’âme :

Les noirs, la pauvreté, les familles nombreuses, les Églises, sont des indices d’une communauté de niveau intérieur. Par contre, les dentistes, les bureaux de tabac, la propriété du logement et un faible taux de natalité – je chois quelques traits au hasard – sont des indices d’une communauté de niveau supérieur.

Chercher à comprendre le réel sera bel et bien ici chercher à l’orienter ou le réorienter : lui donner sens, c’est assigner une finalité aux actions sociales qui vont contribuer à accréditer la ségrégation, à la légitimer et à faire du territoire urbain l’objet d’une conquête de la « civilisation » ou d’un empiètement de la sauvagerie primitive. Et cette partition recouvre bien évidemment une partition raciale. En 1921, Roderick Mackenzie, autre éminent membre de l’École de Chicago écrivait :

Le quartier noir, c’est l’ « ombre du tableau » pour les gens de Hilltop si fiers de leur communauté. (…) Beaucoup de familles de couleur y vivent depuis plus de trente ans, mais il s’y est ajouté un apport d’occupants noirs qui a suivi de peu les émeutes de Springfield, voilà dix ans environ. Un marchand de biens immobiliers dépourvu de « sens social » et « âpre au gain » a vendu sa propriété à ces gens-là qui, de ce fait, sont devenus des éléments inamovibles de la communauté. Pourtant, en-dehors des graves problèmes que leur présence suscite dans les écoles, les gens de couleur vivent entre eux.

Le marchand de biens immobiliers dépourvu de « sens social » et « âpre au gain » est celui qui a vendu sa propriété à ces gens-là, permettant par là une forme de mixité sociale. Et, clairement, la préconisation du sociologue « désintéressé » est de circonscrire ce fléau en cantonnant une communauté noire désormais indésirable dans des quartiers réservés. Une politique du ghetto s’instaure et se pérennise, au début du XXème siècle, pour prendre le relais de la discrimination qu’assurait jusqu’au XIXème un esclavage désormais aboli.
Le concept qui se fait jour par la sociologie de l’École de Chicago n’est nullement descriptif, et ne relève d’aucune finalité scientifique. Il est au contraire prescriptif, et relève bel et bien d’une finalité politique au sens policier du terme : les motifs de la réappropriation de l’espace urbain, à Chicago, sont profondément discriminants.
La population noire y est considérée d’abord comme un facteur de perturbation sociale. Les émeutes raciales, qui ont précisément eu lieu à Chicago, ne sont pas considérées comme une conséquence de la discrimination qui pourrait engager à pratiquer une politique de mixité, mais au contraire comme la cause nécessaire de nouvelles discriminations qui doivent désormais relever de l’ « écologie urbaine » : un équilibre du milieu urbain qui passe par sa division en classes et en races, et considère la convivialité comme un pur et simple facteur de contamination. La présence des Noirs est désormais considérée comme un motif de fuite des Blancs, et donc comme un simple objet de spéculation immobilière, en tant que repoussoir et obstacle à la montée des prix des biens immobiliers.

3. Une réalité saisie de l’intérieur

Soixante ans après les préconisations des sociologues urbains de l’École de Chicago, Latoya Ruby Frazier naît, en 1982, à Braddock, dans le quartier ouvrier noir de la banlieue de Pittsburg, en Pennsylvanie. Et ce qu’elle va documenter par l’image, ce sont précisément les effets de cette « écologie urbaine ». À partir de l’âge de seize ans, dès la fin des années quatre-vingt-dix, elle photographie une ville industrielle en pleine désagrégation sociale : l’écologie urbaine, dans sa volonté immunitaire de ségrégation sociale, a produit l’exposition sans protection de toute une catégorie de population à la pollution industrielle. La génération de sa grand-mère a été décimée par la guerre, celle de sa mère par la toxicité des usines ; et la sienne, celle des années quatre-vingt, par la toxicité des drogues répandues dans les ghettos urbains avec la complicité policière.
Son ouvrage majeur, paru en 2009, s’intitule donc Notion of Family. Et il pourrait constituer une réponse aux Essays in Defense of Traditional Values de Robert Adams, autant que l’antithèse exacte de West from the Columbia : Views from the River Mouth. Ce sont des personnes que la pollution détruit, bien plutôt que la nature. Et ce sont précisément les « valeurs traditionnelles » de la conquête qui détruisent les sujets exposés, par leur statut racial, social et économique, à l’exploitation.
La photographie de Frazier sera donc, par l’image, à la fois une mise en évidence de la désorientation produite par les « valeurs traditionnelles » et un mode de réappropriation de l’espace esthétique. La puissance des images est dans cette faculté qu’elles ont de rendre perceptible cette double postulation de la désorientation et de la réappropriation, qui est au fondement de la relation entre esthétique et politique. C’est aussi bien ici une stratégie de survie individuelle qu’une stratégie de survie collective ; et le topos familial est précisément au cœur de cette double stratégie. L’émotion documentaire est à la fois l’effet de ce dispositif et le moteur qui l’anime : elle caractérise autant la production des images que leur réception. Et elle produit de ce fait un autre rapport au géopolitique. Il ne s’agit pas du travail de terrain fait par un sociologue ou un photographe dans une banlieue industrielle ghettoïsée et dégradée, mais d’un travail sur la ghettoïsation et la dégradation accompli de l’intérieur du ghetto par l’un de ses membres. Et l’on peut dire de ce point de vue que le terrain de Latoya Ruby Frazier n’est pas le ghetto, mais bien plutôt le monde de l’art contemporain au sein duquel elle fait intrusion et qu’elle va de cette manière utiliser pour faire valoir, par la puissance de son travail esthétique, une revendication qui ne prend pas la forme du slogan mais celle du constat sociologique. De ce point de vue, les textes qui accompagnent ses images n’en sont pas la légende, mais le contrepoint. Là où l’image montre la ruine des bâtiments industriels, le texte dit ce que fut l’activité économique et productrice des lieux, le nombre de travailleurs et de familles qui y vivaient, l’activité qui s’y déployait. Là où l’image montre l’hôpital désaffecté, le texte dit ce que représente le trajet jusqu’au lointain regroupement hospitalier, l’impossibilité de se soigner. Et c’est à l’intérieur de ce contexte, de l’analyse des paramètres socio-économiques qui le constituent et du vécu quotidien qu’il représente, et des modalités urbanistique que l’image offre à l’imaginaire, que va s’inscrire une histoire familiale où, dans la dégradation du modèle masculin détruit par la discrimination, par la guerre et par le travail, la filiation passe par les femmes. On est ici à l’encontre de l’esthétique victimaire du reportage, et des positions voyeuristes qu’il suscite, telles que les dénonçait déjà Susan Sontag au début des années deux mille.
L’espace privé, tel qu’il est montré ainsi, n’est pas la production de cette antienne des années quatre-vingt-dix de l’« intime », comme repliement sur le narcissisme du quotidien. Il est au contraire pleinement partie prenante de la destruction montrée dans l’espace public. Le privé est destiné à produire ici un crime économique dont l’origine est clairement désignée : celle des responsables industriels et des acteurs politiques.
La construction de l’usine sidérurgique, le drainage de la main d’œuvre ouvrière vers la zone industrielle et son cantonnement, l’exploitation du travail, les effets polluants ; puis la fermeture des usines, le chômage, la déshérence, l’introduction du crack dans les banlieues, la fermeture de l’hôpital délocalisé à Pittsburg, l’abandon sanitaire en pleine explosion des maladies consécutives à la toxicité industrielle, tout cela est montré par l’image tout autrement que par le texte qui lui fait contrepoint. Les vues surplombantes ou panoramiques en montrent l’étendue.
Mais à l’intérieur de l’appartement familial, l’étroitesse des pièces, les clôtures, les cloisons omniprésentes, la contrainte des corps dans les espaces, racontent une autre histoire, qui en est la conséquence. Celle de la difficile promiscuité, celle de la maladie, celle du vieillissement précaire, celle de la mort.
Or cette histoire, racontée de l’intérieur, n’est ni plaintive ni victimaire. Elle assigne le spectateur à voir. Et ce qu’elle l’assigne à voir, c’est une société dont il fait partie, un monde dont il est citoyen, et dont les acteurs présents à l’image sont en position de colère réfléchie, incitant à la revendication bien plutôt qu’à la compassion. Les corps qui occupent l’espace de l’image, parmi lesquels celui de la photographe, l’occupent pleinement. Ils y tiennent une place qui parvient à structurer le regard, dans un noir et blanc qui n’est pas celui de la nostalgie, mais qui s’inscrit lui-même dans une histoire de la photographie documentaire politique.
Les images d’Eugène Smith à Minamata, au début des années soixante-dix, montraient à la fois les effets de la pollution et les moments de la revendication des sujets : à beaucoup d’égards, même les images de l’intérieur de l’appartement de Bradock, avec les regards lourds des membres de la famille braqués sur l’objectif, tiennent un langage de l’accusation et de la détermination similaire à celui des plaignants de Minamata lors du procès des pollueurs.

Il faut donc établir clairement le champ du documentaire comme porteur de valeurs esthétiques spécifiques, permettant, dans le refus d’un sentimentalisme primaire, la mise à distance des émotions et leur reconfiguration réflexive. Et pour cela, penser non seulement la puissance de la dimension sérielle des images, mais aussi un rapport texte-image qui ne soit ni celui de la légende (inféodation du texte à l’image), ni celui de l’illustration (inféodation de l’image au texte). De ce point de vue, le travail Frazier, bien différemment de celui de Jackson, devrait pousser à réfléchir de nouvelles configurations possibles de la photographie documentaire, dont le continent américain, par la reconnaissance du travail critique de ses artistes, demeure un vecteur privilégié.