Politiser l’esthétique par la Documenta de Kassel


Pour la revue La Vague, numéro Art contre la barbarie
Décembre 2017
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Cette année 2017, du mois d’avril au mois de septembre, a eu lieu la quatorzième édition de la Documenta de Kassel, partagée entre la Grèce (à Athènes d’avril à juillet) et l’Allemagne (à Kassel de juin à septembre). Partagée donc entre un pays du Nord et un pays du Sud de l’Europe. Et, plus précisément un pays du Sud sous tutelle de ce pays du Nord, puisque la politique allemande est aux avant-postes du soutien à la violence économique de la « troïka », attelage des banques européennes et mondiales, qui remet en cause la souveraineté grecque en exigeant la destruction des politique sociales au nom de l’ « équilibre » financier. C’est dans ce contexte que s’est organisée cette Documenta : une valeur commune de l’art, clairement affirmée, à l’encontre de la barbarie économique.

Un texte, qui n’est pas une œuvre d’art, mais qui est l’acte même de la barbarie économique, parcourt l’exposition. Il y est à plusieurs reprises montré, soit sous la forme de l’objet livre dont il est issu, soit sous la forme de pages découpées de ce livre, ou de morceaux choisis qui en sont sélectionnés. Il date du XVIIème siècle : c’est le Code Noir, édicté par l’administration de Louis XIV pour régler l’organisation du « commerce triangulaire », c'est-à-dire de la Traite des Noirs. C’est donc un texte officiel, qui utilise le droit non pas pour mettre fin à l’esclavage mais tout au contraire pour le règlementer et instituer comme norme la violence qui, l’ayant constitué, s’institue désormais comme référent juridique. Dans ce texte, le pouvoir occidental de rendre esclave se met en scène au nom de Dieu et se justifie entièrement par le système religieux (catholique) qui lui confère sa légitimation. Les huit premiers articles en sont entièrement consacrés à la légitimation religieuse de l’activité de la Traite. Autrement dit, les esclaves n’y sont considérés que comme un enjeu de guerre et de pouvoir entre religions rivales, dans la période même où, en France, le pouvoir de Louis XIV, après la Révocation de l’Édit de Nantes, déchaîne les persécutions contre les Protestants.
À la Neue Galerie de Kassel, une œuvre de Pélagie Gbaguidi, d’origine béninoise, présentée dans un espace de déambulation ouvrant sur l’extérieur, met en son centre la présence réelle de ce texte, dans la dissémination de ses pages. Elle s’intitule The Missing Link. Dicolonisation Éducation by Mrs Smiling Stone. C’est une installation qui organise, autour du texte, des bureaux d’écoliers sur lesquels sont posées des photos de personnes noires, se regroupant, débattant ou manifestant. Entre les bureaux, faisant écran ou passage, sont déroulés de longs rubans de feuilles ornées de dessins multicolores aux représentations sanglantes ou florales.
La luminosité de l’espace, l’éclat des couleurs, offrent un contrepoint ironique au noir et blanc des photographies d’archive, et à la noirceur métaphorique du Code de Louis XIV. Ce « lien manquant », c’est celui qui se déploie dans les rouleaux peints pendant du plafond, disant la présence vivante d’une pensée à l’œuvre contre la violence d’une aberration politico-économique. Mais les photos noir et blanc, dans la précision de leur contraste, attestent aussi cette vitalité de la rencontre, de la transmission, de la décision commune, de l’ouverture, à travers l’histoire, aux possibilités d’une éducation émancipatrice à l’encontre du discours colonial, dont la matrice aussi violente qu’absurde est exhibée dans les pages du Code Noir. Par les lumières, les formes, les couleurs, un véritable dispositif scénique atteste ici des luttes contre la barbarie de ceux-là mêmes que leurs bourreaux qualifiaient de « barbares ». Ce n’est pas seulement l’ineptie pompeuse du Code Noir qui est exhibée, mais la tradition vivante de ceux qui ont encore à en affronter les séquelles.

Dans une autre salle centrale est exposé le travail de Sergio Zevallos, d’origine péruvienne. Il s’intitule A War Machine, reprenant le concept de « machine de guerre » élaboré par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, où l’on en trouve cette présentation :

Quant à la machine de guerre en elle-même, elle semble bien irréductible à l'appareil d'État, extérieure à sa souveraineté, préalable à son droit : elle vient d'ailleurs. Indra, le dieu guerrier, (…) serait plutôt comme la multiplicité pure et sans mesure, la meute, irruption de l'éphémère et puissance de la métamorphose. Il dénoue le lien autant qu'il trahit le pacte. Il fait valoir une furor contre la mesure, une célérité contre la gravité, un secret contre le public, une puissance contre la souveraineté, une machine contre l'appareil.

La machine de guerre sera ainsi ce qui échappe, par sa dynamique, aux violences contraignantes de l’appareil d’État. Sergio Zevallos va mettre en tension dans la même salle, les dessins d’une sexualité contrainte et anatomisée sur un mur, et sur le mur d’en face les portraits diffusés dans les photographies de presse, des principaux chefs d’État et dirigeants de banques et de multinationales, placés côte à côte comme des repris de justice.
Entre les deux murs, à la façon des moulages caricaturaux de Daumier représentant les notables de la France du XIXème siècle, sont disposées dans des vitrines les têtes réduites de ces dirigeants du XXIème siècle, traitées comme les ennemis des Indiens Jivaros. L’outrage symbolique de la caricature répond ainsi à la violence réelle de la globalisation politico-économique.

Dans un autre espace, sous le nom d’Archive précaire, l’artiste grec Stefanos Tsivopoulos scénographie un dispositif pluriel de projections diapositives autour d’une architecture circulaire, présentant les différents actes de l’inféodation de la Grèce aux puissances américaines et européennes à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Seulement des images d’archive, dont les collisions mettent bel et bien en scène des collusions, que les gestes d’une performeuse viennent éclairer et désigner.
Écrivant L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin appelait à une politisation de l’esthétique qui permette, par l’art, d’entrer dans le champ de la conflictualité politique. Entre Athènes et Kassel, cet appel a résonné, contre tous les silences et les dénis de la barbarie économique.