Penser le centre par la périphérie


Pour les Non lieux de l’Exil Exil postcolonial & empreintes artistiques
Mercredi 4 avril 2018
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Les Non lieux de l’Exil interrogent régulièrement le rapport ente esthétique et politique, qui en constitue l’un des fils rouges, tentant de destituer les facilités de l’esthétisation romantique de la migration, autant que celles d’un usage platement social des pratiques artistiques à des fins prétendument populaires, ou celles d’un photojournalisme misérabiliste. Les Non-lieux questionnent pour cela la force des pratiques documentaires, en cinéma comme en photographie, l’usage des arts plastiques comme puissance d’affirmation et de décentrement, et la possibilité de donner un sens revendicatif à des conditions de subalternité ou de destitution politique. Plusieurs artistes sont venus en attester ici en présentant leur travail.
C’est dans cette volonté de réflexion sur les usages esthétiques du décentrement que nous avons souhaité inviter Catherine David et Seloua Luste Boulbina.

Achille Mbembe, professeur d’histoire et de sciences politiques à l’Université de Johannesburg, et auteur de Politiques de l’inimitié paru en 2016, écrit à propos de Seloua Luste Boulbina :

Le débat français souffre de deux infirmités. D’une part, privilégiant la polémique, il se préoccupe surtout des « études postcoloniales », de leur syntaxe et de leur politique, au lieu de « faire des études postcoloniales » sur la base de cas empiriques. D’autre part il s’est vite retrouvé dans un cul de sac épistémologique à force d’importer des outils conceptuels qui ne rendent pas nécessairement compte de la singularité des trajectoires françaises de l’impérial et du colonial. L’Afrique et ses fantômes constitue la réponse de Seloua Luste Boulbina à cette double impasse.

Adam Szymczyck, directeur artistique de la Documenta 14 de Kassel en 2017, écrit à propos de Catherine David, directrice artistique de la Documenta 10 en 1997 :

Depuis sa fondation , la Documenta est passée par une série de modifications, tant au niveau curatorial qu’organisationnel, qui peuvent s’expliquer par l’étude du contexte de développements globaux plus larges contre lesquels elle s’est édifiée, et au sein desquels l’Europe est demeurée une référence centrale – même si le modèle et la pensée européocentrique en sont venus à être questionnés de façon répétée depuis la Documenta X, organisée par Catherine David en 1997.

Et il ajoute :

Chacune des quatre éditions suivantes de la Documenta (après celle de Catherine David) a attesté la nécessité de repenser la perspective eurocentrique sur le monde, et a posé des actes pour mettre un coup d’arrêt symbolique à la suprématie culturelle de l’Occident, encore profondément enracinée à Kassel, en Allemagne, comme « chez soi » propre de la documenta et lieu matriciel de ses expositions tous les cinq ans.

Chacune à leur manière, Catherine David et Seloua Luste Boulbina font donc rupture dans un contexte relativement homogénéisé : celui de la recherche intellectuelle et celui de l’art contemporain. Chacune, elles introduisent une dissonance qui fait date et produit des réorientations. Et chacune pense, avec une orientation qui lui est propre, cette question qui taraudait Michel Foucault, comme elle avait taraudé Kant deux siècles plus tôt : « Qu’est-ce que notre actualité ? ».

Chacune a donc quelque chose à dire du déplacement qu’elle a voulu opérer pour penser les problématiques esthétiques dans leur relation à l’exil.
Une phrase de James Baldwin, penseur critique noir américain, nous dit quelque chose de la puissance de pensée que suscite le sentiment d’exil :

Beauford et Miss Anderson me firent comprendre que je ne devais pas me laisser définir par des gens aussi minables. Non seulement je n’étais pas né pour être esclave : je n’étais pas né pour espérer devenir l’égal du maître-esclave. Les maîtres, eux, avaient incontestablement la corde – avec le temps, et une longueur suffisante, ils se pendraient avec.

Et l’on peut faire résonner cette formule de Baldwin sur le véritable suicide de la volonté de domination avec l’analyse que donne Hannah Arendt de l’impérialisme :

Le concept d’expansion illimitée, seul capable de répondre à l’espérance d’une accumulation illimitée du capital, et qui entraîne la vaine accumulation de pouvoir, rend la constitution de nouveaux corps politiques – qui jusqu’à l’ère de l’impérialisme avait toujours été une conséquence de la conquête – pratiquement impossible. En fait, sa suite logique est la destruction de toutes les communautés humaines, tant celles des peuples conquis que celles des peuples de la métropole.

Elle ajoute :

Le racisme peut conduire le monde occidental à sa perte, et par suite, la civilisation humaine tout entière. Quand les Russes seront devenus des Slaves, quand les Français auront assumé le rôle de chefs d’une « force noire », quand les Anglais se seront changés en « hommes blancs », comme déjà, par un désastreux sortilège, tous les Allemands sont devenus des Aryens, alors ce changement, signifiera lui-même la fin de l’homme occidental. Peu importe ce que des scientifiques chevronnés peuvent avancer : la race est, politiquement parlant, non pas le début de l’humanité mais sa fin, non pas l’origine des peuples mais leur déchéance, non pas la naissance naturelle de l’homme mais sa mort contre-nature.

L’exil, intérieur ou non, crée aussi la distance nécessaire à la lucidité. Et l’art peut produire l’inversion du stigmate. L’artiste canadienne d’origine tanzanienne, Kapwani Kiwanga, le met en scène en 2012 dans une performance, Afrogalactica, un abrégé du futur. Elle s’y présente en tenue de conférencière cosmofuturiste, sur fond de projection d’images d’astronautes américains décentrés de leur planète.
Il me semble éclairant de mettre ce travail en relation avec le travail de Philippe Bazin Noir Silence, exposé en 2003 au Musée des Beaux-arts de Dunkerque : des Comoriens émigrés à Dunkerque y disent, dans le cadrage serré d’un gros plan vidéo, avec une ironie mordante, un épisode de leur vécu quotidien du racisme, qui en ridiculise clairement la volonté de stigmatisation.
Dans les deux cas, une esthétique du jeu entre distance et proximité opère avec force, pour saisir dans la puissance de l’exil un moteur de la réappropriation du réel, et en faire œuvre.
Un jeu d’inversion et de décentrement s’opère alors, qui fait de l’exil un espace de pouvoir symbolique et non plus la mise en scène misérabiliste d’une condition subalterne. Et, pour cela, il nous donne véritablement à penser un espace politique du rapport à l’art qui pourrait devenir, selon la formule de Walter Benjamin, une véritable politisation de l’esthétique.

Ne faut-il pas penser l’exil, l’écart, la distance, comme la plus juste manière de penser le centre ? Ne faut-il pas penser les positions centrales comme profondément illusoires, sources d’erreur et de mésinterprétation ? Ne faut-il pas penser précisément les positions de pouvoir et de centralité comme vectrices d’un manque de savoir, d’une prétention abusive ou d’une affectation de scientificité qui en reconduit les erreurs et les mensonges ? Si la position migrante nous dit une vérité des illusions de la citoyenneté, si la position décoloniale nous dit une vérité des abus de l’occidentalocentrisme, si l’écart nous dit les illusions de la norme, si le point de vue des « orientaux » nous dit la facticité de l’orientalisme, si les usages esthétiques de l’exotisme nous disent l’incompréhension des fondements des arts prétendument « premiers », alors l’exil peut être une condition d’une possibilité d’habiter politiquement, c'est-à-dire aussi esthétiquement, le monde.