DEDANS-DEHORS, L'EXOTISME À L'INTÉRIEUR DE SOI


Pour l'exposition L'Oeil sur l'Iran. Les artistes d'ici, d'ailleurs (Créteil)
Novembre 2007

L'exposition L'Oeil sur l'Iran présente huit artistes dont l'œuvre est en rapport avec ce territoire. Mais il ne faudra y chercher ni l'exotisme facile d'une fascination orientale, ni le standard plastique de la déploration sur la femme voilée.
Sur ces huit artistes, une seule vit à Teheran (Rozita Sharafjahan) et deux sont français d'origine (Sandra Pozzo di Borgo et Bruno Cordonnier). Les cinq autres, d'origine iranienne, vivent en Europe. Quatre d'entre eux appartiennent à la génération du tournant des années soixante, celle qui a vécu autour de ses vingt ans la révolution islamique de 1979, et a de ce fait été poussée à partir. Tous les quatre (Farzaneh Tafghodi qui est à l'origine de cette exposition, Rokhshad Nourdeh, Pardis Sharifian et Payram) vivent actuellement en France. Le cinquième (Navid Azimi-Sajadi), né une génération plus tard, au début des années quatre-vingt, vit à Rome.

C'est donc d'abord d'un véritable cosmopolitisme que témoigne cette exposition, et d'un cosmopolitisme lié à la pratique artistique. Farzaneh Tafghodi le dit, c'est en tant que plasticienne qu'elle a dû quitter un pays devenu religieusement iconoclaste. Mais dans le même temps, c'est un travail photographique fait en Iran qui légitime la présence de Bruno Cordonnier dans cette manifestation, et c'est un aller-retour esthétique autour de miniatures iraniennes qui y a mené Sandra Pozzo di Borgo.
Ce dont il est question, c'est d'un territoire comme point aveugle d'une rencontre artistique. C'est aussi d'une absence (celle, pour beaucoup, de l'exil) qui situe pourtant le croisement d'une rencontre à multiples foyers. Mais en même temps tous appartiennent, par leur formation et par leur histoire, au monde, internationalisé s'il en est, de l'art contemporain.
Si le pays d'où nous venons, quel qu'il soit, ne nous désigne pas à nos propres yeux comme identifiant, il peut cependant nous désigner à d'autres comme différent. Pour certains de ces artistes, la fracture qui a métamorphosé leur pays d'origine en un autre ne les rend nullement nostalgiques d'un état antérieur. Ceux qui ont quitté le régime issu de la révolution, auraient-ils bien vécu sous celui du Shah ? Si toute pratique artistique radicale, parce qu'elle a valeur existentielle, est à un niveau ou à un autre marginalisante, le premier décalage sera d'abord ce sentiment de la différence qui nous éloigne, à peine arrivés à l'âge des fractures, de notre propre origine familiale. Quand, à cet exil intérieur, vient s'ajouter l'urgence de l'exil politique, la déstabilisation est à son comble. Mais elle est aussi transmuée, reconvertie, et au final authentiquement accomplie par l'œuvre.
De ce vertige des multiples en soi, et de sa réalisation plastique, témoignent toutes les œuvres présentées ici.
Farzaneh Tafghodi, qui a reçu sa première formation artistique à Téhéran, est entrée ensuite à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris. Et ce croisement Orient-Occident s'est aussi accompagné d'allers-retours dans le temps : de la grande tradition classique (celle de Rembrandt, Vermeer ou Vélasquez) à la marque post-expressionniste de Bacon ou de Kooning. Mais c'est aussi le choix du médium qui marque la diversification du travail, de la peinture acrylique à la vidéo. Travail tendu sur l'expérience intime de l'absence, sous la forme énigmatique des "fantômes" ou des "extra-terrestres", autant que sous la forme de ces retombées ou de ces épluchages de vêtements vides que constitue la vidéo de "La Trace". Voiles ou dévoilements renvoient aussi fortement à l'expérience chorégraphique de la danse contemporaine internationale, qu'aux évocations d'un Orient arraché à son exotisme. Et ce jeu de renvoi, entre l'image cinématographique et l'image picturale, résonne en écho avec l'œuvre du réalisateur Alain Cavalier, qui travaille la dimension organique des objet et des corps. Mais il est aussi profondément noué à un vécu de l'arrachement, et de la déréalisation du monde, qu'il contribue, avec une puissante capacité de distance ironique, à mettre au jour.

Dans cet investissement esthétique de l' "espace du dedans" (au sens où le désigne Michaux), c'est essentiellement le choix de la performance qui caractérise le travail de Rokhshad Nourdeh : des interventions dans l'espace public qui mettent en évidence une résistance de l'espace à la présence du corps ; mais aussi une obstination du corps à investir l'espace, à y tracer sa trajectoire. La Braise, en 2003, jouait de ce déplacement inidentifiable d'une chose rougeoyante qui s'avérait être un corps recroquevillé progressant empaqueté dans un voile éclairé de l'intérieur. La progression s'opérait en double dans une vidéo tournée en extérieur sur un ponton, où le corps redressé s'avançait vers la mer. Dualité eau /feu, extérieur /intérieur, mais aussi organique /symbolique, puisque le corps traçait en progressant des lignes de charbon faisant à la fois dessin et écriture. Ce jeu de l'écrit se retrouve en 2005, dans la performance réalisée à Bordeaux sur le "Colbert", bombardier de guerre sur les parois duquel l'artiste va coller des tracts pacifistes avec du miel. L'installation "Nude-clear" joue ainsi, en y associant des dessins de corps féminins efflorescents, de l'association fantasmatique entre les usages guerriers du nucléaire et ceux de la radiothérapie.

Travail beaucoup plus abstractif, celui de Pardis Sharifian, qui dégage et dissocie l'approche sensorielle de toute représentation du corps. Il s'agit ici, dans une démarche strictement picturale, de constituer le cadrage du châssis comme un espace d'envoûtement, dont les proportions (des carrés de 1m80 de côté), dépassant le sujet, vont en quelque sorte l'englober dans un univers fascinatoire. L'artiste, qui a été formée aux Beaux-Arts à Gênes en Italie, utilise des papiers-textures tendus sur des caissons pour susciter, à partir des reliefs et des jeux de lumière, une sorte de vibration intérieure. Le travail évoque une matière en mouvement, qui grignote son espace de production à la manière d'un vivant microcosmique. Oeuvre à certains égards minimaliste, fondée sur une grande économie de moyens, dans les couleurs comme dans les formes, afin de susciter le silence dont le spectateur doit éprouver les vibrations.

Payram, photographe vivant en France, a fait de la Syrie, géographiquement proche de l'Iran, le lieu de son travail. Une sorte de jeu de double, ou de trouble, sur les frontières et les territoires, aboutissant à un rigoureux travail en noir et blanc saturé, qui construit la géométrie des espaces en y inscrivant la présence des sujets. Après un long travail sur le bazar de Damas, le livre sur les savonneries d'Alep circule des paysages extérieurs où l'on cueille les olives entre deux échelles le long des troncs, aux souterrains des cuves qui brassent la pâte, et des voûtes le long desquelles on aligne les savons, comme une nouvelle architecture de mosaïque. Des lieux immémoriaux, renvoyant aussi bien à la géométrie des structures contemporaines, qu'au dépouillement des édifices antiques. La texture de la pierre et celle de l'huile ; celle des savons et celle des bidons de fer, y répondent dans une présence, brutale et enveloppante, au geste des corps.

Rozita Sharafjahan, à Téhéran, produit un travail entièrement innervé par la vie urbaine, et par les formes de violence qui s'y inscrivent, réellement ou métaphoriquement. Son œuvre picturale, utilisant des techniques mixtes, fait surgir des éléments de corps dans des structures architecturales, sans quon puisse décider s'ils sont coupés par le cadre de l'image ou par des mutilations. Ainsi en est-il aussi des bas de jambes et des pieds qui apparaissent dans le haut des toiles, comme pendus. Violence réelle de la révolution et de la répression, ou violence métaphorique de la vie politique. Un espace piranésien se dessine, dans lequel la structure métallique des aéroports et des lieux de transit enserre ces morceaux de vie organique, ou de cadavres, que l'espace urbain et péri-urbain produit comme des fruits. La vidéo "Hurrah !" présente seulement une foule d'hommes rassemblés dans un stade, puis dans les rues avoisinantes, hurlant en agitant en tous sens des drapeaux iraniens. Délire de triomphe à l'issue d'un match de football, ou délire fanatisé d'un rassemblement politique. L'usage du cinéma dans la propagande allemande des années trente, comme les reportages sur les dévastations des hooligans anglais, nous ont appris à quel point les deux peuvent être indifférenciés. Et c'est précisément ce que nous montre ce film.

Le travail de Navid Azimi-Sajadi a commencé plus récemment, et s'appuie sur une double filiation : celle des artistes transavantgardistes italiens, et celle d'une recherche sur les origines picturales iraniennes et indiennes. Filiation donc à la fois occidentale et orientale, pour un travail qui se veut figuratif, mais récuse toute forme narrative. Les objets y constituent une sorte d'alphabet, créant un univers de signes et formant énigme, évoquant à la fois l'art rupestre et la signalétique des objets chez Philip Guston.

Ce rapport aux origines picturales iraniennes se retrouve chez une artiste française qui n'a jamais été en Iran. Sandra Pozzo di Borgo mène depuis plusieurs années une recherche intransigeante sur l'autoportrait. Nourrie, comme Farzadeh Tafghodi, de Rembrandt et de Vermeer, elle en élabore des transpositions pour travailler sur la lumière et la matière picturale. De là s'opère un processus de réappropriation qui la conduit à des représentations de soi multiples et différenciées, qui la rapprochent aussi bien d'Arnulf Rainer que de Soutine. C'est dans ce travail, au sens propre du terme, de transfiguration, qu'elle a rencontré la miniature iranienne, à partir de plusieurs autoportraits d'artistes persans du XVIème au XVIIIème siècle, dans l'œuvre desquels elle a rétrospectivement retrouvé des analogies avec l'esprit de son propre travail. Une sorte de collision spatio-temporelle qui l'a saisie, et l'a poussée à réinterroger autrement sa pratique et les fondements de sa recherche. Travail sur soi à partir de l'autre, mise en évidence en soi d'une extériorité radicale à soi-même. Si Montesquieu demandait ironiquement dans les Lettres persanes, "Comment peut-on être persan ?", l'artiste ici tend à se demander comment on pourrait, en reconnaissant sa propre intériorité, ne pas l'être.

Tout semble opposer à ce travail celui de Bruno Cordonnier : non plus peinture mais photographie, non plus portrait mais paysage, non plus intériorité mais mouvement du voyage. La série de photos faites en Iran n'est pas une série sur l'Iran. On est bien plutôt dans la filiation du road movie américain, où l'image donne la sensation du bouger, et fait voir le déroulement de la route à travers l'œil du conducteur. Les couleurs sont intentionnellement saturées, et la minéralité des apparitions désertiques laisse apercevoir les inscriptions calligraphiées dans le paysage. Au bout du compte, on n'est pas devant la représentation spécifique de telle ou telle région, mais plutôt devant un archétype, une sorte de présence cosmique du minéral pour laquelle le lieu s'efface devant une typologie de l'espace. Et cet universel de la représentation annihile tout exotisme facile ou toute velléité orientaliste ou folklorique. Rapport au territoire iranien, mais rapport en quelque sorte déspécifié, qui dit simplement que ce pays appartient aussi à l'espace commun de la représentation.

Toute pratique artistique, si elle veut fonder sa légitimité, doit sans cesse affronter et refuser le cantonnement à l'identité culturelle. C'est pourquoi le concept ethnocentriste de l'exotisme, qui renvoie les pratiques extra-occidentales au champ de la différence culturelle, s'avère radicalement dépassé. Il subsiste toutefois à l'état de survivance dans une manière, très paternaliste, de réduire "l'Afrique", ou "l'Orient", aux standards de leur représentation codée. C'est précisément à cet écueil, très constant dans les milieux de l'art, qu'une telle exposition permet d'échapper.
Parce qu'ils ont été poussés à un aller-retour conflictuel et permanent entre leur origine et les apports successifs qu'ils ont intégrés, ces artistes ont rudement conquis, à travers leur expérience cosmopolite, la conscience intérieure d'une pluralité en soi ; c'est-à-dire l'impossibilité d'adhérer à un conformisme de l'identification. Et leur pratique artistique témoigne, dans une perpétuelle co-présence Orient-Occident, de la multiplicité de leurs influences esthétiques. Cette conscience esthétique plurielle a valeur de lien dans le champ de l'art contemporain : elle fait éprouver, au-delà des appartenances nationales ou territoriales, à la fois l'universel des croisements d'influences, et la singularité irréductible qu'une œuvre doit défendre.

© Christiane Vollaire