OIKOS ?


Revue Symposium, octobre 2015

Le mot grec "oikos" suppose d'abord qu'il y ait du commun concrètement institué entre les hommes, un espace collectif à gérer, quelque chose qui puisse faire l'objet d'une entreprise commune. Et ce que les hommes ont en commun relève moins d'une supposée bienfaisance de la nature, que d'un effet de culture, s'il est vrai comme l'affirme Aristote que ce qui définit la nature en l'homme est précisément ce qui le constitue comme être social.

Qu'il s'agisse d'éco-nomie ou d'éco-logie, la loi d'un côté et la rationalité de l'autre ne se rapportent qu'à une possibilité d'agir, et d'être au monde comme sujet d'une décision, non comme objet d'un devenir.
L' "oikos" ne renvoie donc nullement à la présence édénique d'un corps dans la nature, ou à l'immédiateté d'une relation originelle. Bien au contraire, il se réfère à l'intervention permanente d'un sujet dans un monde non seulement construit, mais dont la construction même produit ses propres processus de subjectivation, et détermine son devenir plus radicalement que ne pourra jamais le faire son conditionnement biologique.

Habiter le monde n'est donc pas habiter la nature, mais habiter les relations complexes que l'homme établit avec elle et contre elle, en la maîtrisant pour y aménager son espace. Et cette maîtrise ne conditionne pas seulement son devenir physique, mais les modalités mêmes de son devenir subjectif.

1.

"Oikos" fait ainsi interagir l'espace des échanges organiques qui conditionnent l'homéostasie, et l'espace des échanges sociaux qui conditionnent l'habitat, pour produire un monde aussi bien architecturé que profondément réticulé. Dès lors, on sera conduit à penser l'industrialisation du monde non plus comme la malédiction heideggerienne d'une atteinte à l'être des choses, mais comme une double injonction : celle qui participe d'une condition positivement instituante de la construction de soi-même, et celle qui dans le même temps menace d'ôter à l' "oikos" ce qui le relie à la "koinè", c'est-à-dire à la participation d'un monde commun.

Il nous semble que cette condition pose la ligne qui sépare le concept d'écosophie tel que l'établira Guattari en 1989 dans Les Trois Écologies, de celui que pose le norvégien Arne Naess en fondant la "deep ecology" dans les années1960. Là en effet où Naess enracine l' "oikos" dans un pur rapport à la nature, et fait de celle-ci l'objet d'un devoir, ou une finalité que les hommes devraient assigner à leurs actions, Guattari établit au contraire la multiplicité des effets d'interactions, examinés sans autre fin que les processus de subjectivation qu'ils produisent. En établissant l'intrication entre ce qu'il appelle les trois dimensions (environnementale, sociale et mentale) d'une authentique pensée de l'écologie, il fait entrer dans ces processus la part en devenir de ce qui échappe précisément à la nature, et intègre les processus de production industrielle dans l'élaboration même de "l'inconscient machinique".
Dans un article publié l'année de sa mort, en 1992, il écrit :

Ce sur quoi j’entends mettre l’accent, c’est sur le caractère foncièrement pluraliste, multicentré, hétérogène, de la subjectivité contemporaine, malgré l’homogénéisation dont elle est l’objet du fait de sa mass-médiatisation. A cet égard, un individu est déjà un "collectif" de composantes hétérogènes. Un fait subjectif renvoie à des territoires personnels - le corps, le moi, - mais, en même temps, à des territoires collectifs - la famille, le groupe, l’ethnie. Et à cela s’ajoutent toutes les procédures de subjectivation qui s’incarnent dans la parole, l’écriture, l’informatique, les machines technologiques.

On y lit très clairement comment les processus d'hétérogénéité incluent bien la dimension technologique comme partie prenante de leur élaboration, et comment celle-ci participe clairement de l'interaction des trois écologies, produisant de nouveaux environnements de langage en même temps que de nouveaux modes de relation, et par là même de réélaboration incessante de la subjectivité. Penser l'écosophie, c'est donc penser en termes positifs les effets de production technique, comme participant de l'hétérogénéisation incessante de l' "oikos". Et la pensée guattarienne de l' "oikos" est de ce point de vue fondamentalement à l'opposé de l'ontologie heideggerienne de la nature, telle qu'elle influencera Arno Naess aussi bien que Hans Jonas.

S'il y a bien un concept polémique de l'écosophie à l'égard du monde contemporain, ce n'est nullement contre les processus d'industrialisation eux-mêmes, mais contre les effets d'homogénéisation, qui en sont en quelque sorte les dégâts collatéraux, et non l'essence. Pour Guattari, il n'y a ni de nature, ni d'être des choses dont le philosophie devrait être le "berger", ni la posture essentialiste d'une écologie "profonde" (pour reprendre le terme d'Arne Naess), qui renverrait les productions humaines à un effet de surface égarant et falsificateur. Et c'est précisément ce refus radical de toute forme d'essentialisation qui est au cœur, plus généralement encore, de la pensée deleuzo-guattarienne telle qu'elle se formule dans Mille Plateaux, ouvrage-matrice publié neuf ans avant Les Trois Écologies.
Le concept d'un devenir, et d'un devenir rhizomatique, imprédictible, inassignable à la détermination intentionnelle, autant qu'à toutes les formes d'un déterminisme, introduit dans les modes de production humains un statut équivalent à celui des productions naturelles, comme autant d'éléments interactifs de réélaboration de la subjectivité, comme autant de facteurs de subjectivation indissociablement individuelle et collective, saisissant l'un en interaction permanente avec l'autre.

Cette hétérogénéité constitutive, en perpétuel devenir, est précisément ce que dénient et contredisent les processus massifs d'homogénéisation induits par ce que Guattari nomme ici la "mass-médiatisation", comme processus abusif et véritablement destructeur d'homogénéisation. Ce qui est condamné n'est nullement l'élaboration du processus industriel, qui participe de la diversification des productions et de l'hétérogénéité du monde commun. Mais c'est la puissance des monopoles, imposant l'homogénéité massive d'une représentation du monde conditionnée non par l'ingéniérie, mais par son instrumentalisation entrepreneuriale et la propagande publicitaire qui va en diffuser les normes. La "mass-médiatisation" n'est pas seulement un phénomène de presse, mais une main-mise des monopoles sur l'ensemble des circuits économiques. Et c'est cette main-mise homogénéisante qui est ici condamnée non parce qu'elle est contre-nature au sens environnemental (puisque l'environnement lui-même est un espace d'hétérogénéité dont le "naturel" n'est que l'un des éléments), mais parce qu'elle est contre-productrice en termes de subjectivation. Elle détruit le potentiel d'hétérogénéité qui définit notre rapport au monde.

Relier la question de la parole à celle de l'informatique, comme Guattari le fait ici dans l'un de ses derniers textes publiés, c'est évidemment lier l'invention technologique et les processus d'industrialisation qui en découlent non seulement à la production de subjectivité, mais par là même à l'hétérogénéité qui en est le fondement. Et c'est pourquoi ce processus demeure une véritable tête de Janus, la possibilité permanente aussi bien d'une émancipation poiétique que d'un piège.

2.

Or ce qui est rendu particulièrement aigü et provocateur dans la problématique de la cybernétique s'applique tout aussi bien à celle de l'urbanisme et de l'habitat.
On peut en voir une manifestation évidente dans le problème qui se pose à l'architecte et designer finlandais Alvar Aalto, autour des années 1920, dans le contexte géopolitique de l'émergence de la nation finlandaise, après son émancipation à l'égard de la Russie, accordée par Lénine en 1917, dans le mouvement même de la fondation de l'URSS.

La première tentative de créer ce qu'on pourrait appeler "une architecture de masse au service de l'unité nationale" est venue en 1927, quand Aalto travaillait à un concours pour le monument commémoratif du dixième anniversaire de l'indépendance de la Finlande. Dans une lettre à un journal, il écrivit sur la façon dont les nouveaux medias modifiaient l'expérience humaine :
"Qu'en est-il de l'échelle de valeurs de l'homme moderne ? Alors que l'image publique aurait été antérieurement beaucoup plus porteuse de sens, méritant le respect, la rétine de l'homme moderne est assaillie d'images (photographie, visuels imprimés, signalisations, cinéma) du matin au soir".

On est ici au cœur d'une tension entre un certain nombre d'injonctions paradoxales de l'environnement contemporain, dont le design d'Alvar Aalto se présentera comme la résolution. Aalto a moins de trente ans, jeune architecte dans une jeune nation qui vient d'accéder à l'indépendance en tant qu'Etat, mais dont les traditions populaires sont évidemment bien antérieures à cette constitution. La question est donc d'abord celle de l'identité d'une nouvelle République, et de la manière dont cette identité va se manifester en termes esthétiques, dont elle va se faire valoir par ses propres représentations, et par là se représenter à elle-même autant qu'au monde. Le monument au concours duquel participe Aalto est nourri de cet enjeu symbolique : il est tout à la fois un bilan des dix années d'indépendance, leur manifeste et le programme de ce qu'elles annoncent pour le futur.

La question de l'architecture comme donné esthétique s'inscrit ici dans un enjeu géopolitique, qui est celui de l'identité nationale, dans ce moment crucial de l'émancipation à l'égard de la Russie, qui est aussi celui qui suit la révolution russe.
L'indépendance est donnée par Lénine à la Finlande, en reconnaissance de l'asile qui lui a été offert lorsque, jeune révolutionnaire, il fuyait la persécution politique qui le mettait en danger sur le territoire russe, et organisait en Finlande les réunion préparatoires de ce qui allait être la révolution de 1917. La ville de Tampere, en Finlande, conserve, actuellement encore, les traces de cette période dans son "Musée Lénine", où sont archivés les textes, les tableaux, les photos, les objets et les multiples documents qui en témoignent.

La Russie cesse donc d'être pour la Finlande une puissance oppressive dans le temps même où elle devient une puissance révolutionnaire. Jusque là, l'identité finlandaise se marquait par la rusticité d'une vie liée au rythme naturel de l'environnement nordique, et à la rudesse de son climat. Et les milieux intellectuels et artistiques jouaient essentiellement des dimensions romantiques de cette adpatation du mythe des origines. On en retrouve les relents médiévaux dans l'usage des sagas, pour la littérature comme pour les arts, et une architecture connotée par les adaptations post-romantiques du style gothique, tel qu'il se manifestera encore dans le travail d'un architecte comme Eliel Saarinen. Le style Art nouveau y joue des oscillations entre une certaine modernité décorative et les rappels du médiéval.
Mais, dans le même temps, le Bauhaus répand à partir de l'Allemagne l'esprit d'une modernité plus radicale, dont le travail de Walter Gropius donne le ton. Un design centré sur les exigences d'une esthétique industrielle, participant du devenir des villes modernes. Or cette exigence du monde moderne est posée dans le langage paradoxal du rapport au cosmos : une modernité définie à partir de l'intemporel, et par là-même de ses dimensions universelles. Il écrit :

L'être humain crée par son intuition, par la force métaphysique qu'il puise dans l'univers, l'espace immatériel de l'apparence et de la contemplation intérieure, des visions et des idées. Mais cet espace de contemplation cherche sa réalisation dans le monde matériel – l'esprit et la main triomphent de la matière.

Sans cesse, le Bauhaus est en tension entre le pôle métaphysique de ses orientations intellectuelles, et le pôle technique de son activité concrète, et cette tension est au cœur de son esthétique, comme l'intention même du design tel qu'il le pense à ses origines. Mais cette tension a un autre effet : l'appel cosmique à l'univers imprime aussi à l'école du Bauhaus sa dynamique universelle. Et de ce point de vue, les circonstances historico-politiques qui la pousseront à fuir la répression nazie dans l'Allemagne où elle a pris naissance sont celles-là mêmes qui potentialiseront sa dimension internationale en la faisant réémerger aux USA et sur le territoire d'Israël, où la ville moderne de Tel-Aviv est marquée par son esthétique.
L'un des motifs de la virulence des nazis à l'encontre du Bauhaus est précisément son caractère international : il est considéré comme "dégénéré" parce que supra-national, non ancré dans une idéologie du territoire ou dans le romantisme de la nation. Et ce cosmopolitisme revendiqué est jugé inadapté au milieu qui le porte comme environnement spécifique. C'est son caractère international qui servira de prétexte à l'identifier au "bolchévisme", en dépit de ce qui deviendra au contraire, sous l'impulsion en particulier de Mies van der Rohe installé à Cicago, l'ouverture américaine de l'école, et la matrice du style international.

3.

Alvar Aalto, dans la Finlande naissante, est donc saisi entre ces deux injonctions. D'une part celle de l'esthétique nationale réinterprétant, comme dans toute l'Europe du passage au XXe s, les fondements de la tradition médiévale pour affirmer un style propre dans la continuité des mythes nationalistes du XIXe s. D'autre part celle du style international naissant, affirmant par la dynamique du Bauhaus comme par celle du constructivisme russe des débuts, l'ouverture, les échanges et l'internationalisation des principes esthétiques, dans les perspectives nouvelles de la modernité contemporaine.
C'est de cette injonction paradoxale que naît le design finlandais tel qu'Aalto en est le fondateur : l'affirmation claire d'un modernisme radical, qui, évacuant toute référence à l'imagerie traditionnelle, se refuse pourtant à l'indifférenciation du style international.
Conservant de ce dernier la netteté des lignes et la géométrisation de l'espace, Aalto intervient d'abord sur le choix des matériaux, substituant à la froideur omniprésente du métal la chaleur du bois clair. Il rend ainsi une forme d'intimité aux espaces qu'il ouvre largement à la lumière. Mais il adapte aussi, à l'espace de l'architecture et de l'urbanisme, les lignes de l'environnement naturel. Des lignes plus ondulées, des bâtiments plus étendus à l'horizontale, s'inscrivant dans la résonnance du paysage.

Mais dans la citation d'Alvar Aalto, la question de l'espace public est aussi posée en termes de rapport à l'image. Et dans des termes similaires de ceux qu'utilisera Walter Benjamin, lorsqu'il écrira huit ans plus tard, en 1935, L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique. Il s'agit de la manière dont la diffusion foisonnante des images, permise par les nouveaux moyens de leur reproductibilité, engage un nouveau rapport à la vie urbaine. Ce qui unifie la pensée architecturale n'est plus le modèle de l'unité d'habitation dans les dimensions closes de l'espace privé, mais celui de l'espace public comme lieu de croisement du multiple, comme espace de pluralité auquel la pensée du design doit conférer sa cohérence.

L'expérience nouvelle signifiait, il s'en rendait compte, que toute tentative de créer un système de valeurs stable et permanent – un point clé du projet de renaissance culturelle – était vaine.
"L'homme moderne" avait changé, et un type d'expérience esthétique complètement nouveau en résultait : la population moderne expérimentait tout dans un état de distraction et d'immersion. En conséquence, l'unité nationale ne pouvait plus asseoir ses bases sur des traditions partagées et durables, ou sur des valeurs permanentes, mais elle devait bien plutôt se fonder sur la création d'un nouveau sujet à travers son immersion dans les événements de masse et les expériences collectives.
Dans la lettre discutant de ce monument, Aalto concluait qu'un bâtiment serait plus approprié qu'une statue, parce qu'un bâtiment fonctionnel serait plus à même de rencontrer la nouvelle fonction sociale.

Ce volontarisme de la création d'un nouveau sujet inscrit son ambition prométhéenne dans une nouvelle injonction paradoxale, car ce sujet nouveau est précisément "l'homme moderne" qui a déjà changé. Il s'agit donc bien plutôt de rendre l'environnement esthétique adéquat à ce que le sujet est déjà par son environnement économique. Et en ce sens, la fonction politique du design est d'assurer cette adéquation.
Mais en même temps que se signifie ce fonctionnalisme, qui prend acte de la multiplicité des signes de la modernité pour en unifier le sens, se signifie aussi la spécificité de cette signalétique dans l'environnement particulier que constitue le paysage finlandais, tissé de l'omniprésence des lacs et des forêts. On est passé de ce rapport direct de l'ordre urbain à l'ordre cosmique, instauré par le substrat métaphysique de la pensée du Bauhaus, à un rapport médiatisé par le paysage : la ligne de circulation ou d'enclosure des eaux, le matériau des bois, sont les passeurs de cette transsubstantiation du design, de sa coloration environnementale, de l'incarnation du fonctionnalisme urbain dans la ligne du paysage. Une sorte d'écosophie performative, qui tente d'imprimer à l'environnement urbain cette métamorphose analogique qui le rend, au sens le plus émotionnel, habitable.

4.

Or ce modèle produit par l'intention d'Alvaar Aalto, qui insuffle au design finlandais la singularité de ses orientations, et refuse son nivellement fusionnel dans le style international, ne va précisément guère faire modèle pour l'urbanisme contemporain. Cette pensée d'une inscription du sujet dans le monde de sa géographie et les enjeux de son histoire , ce volontarisme d'une modernité adaptée à des devenirs spécifiques, et permettant de les harmoniser sans les normaliser, sont battues en brèche par ce que Jean-Paul Dollé, dans L'inhabitable Capital, définira comme l'urbanisme contemporain :

L'urbanisme est la technique de l'ère de la dévastation de la terre, quand le monde est remplacé par la sommation des parties-fractions de la substance étendue, sous forme de "zones à urbaniser" et autres" lotissements". Ils tranforment les mortels en animaux technicisés, privés du pouvoir d'habiter.
Reprenons la définition de l'urbanisme par son fondateur Cerdà. Dans sa Théorie générale de l'urbanisation, parue en 1867, celui-ci écrit :
L'urbanisme est la science des espaces qui servent au repos et au mouvement des hommes, les bâtiments et la voirie.
Cerdà est un ingénieur formé scientifiquement. Il a reçu un enseignement physico-mathématique, fondé sur le paradigme cartésiano-newtonien qui fait de l'espace un corrélat de la science physique, et non un milieu sensible d'expérience.

Il est évident que l'ambition urbaniste, au sens que lui donne Cerdà cité ici par Dollé, caractérise le projet de son contemporain Haussmann, produisant de toutes pièces la géométrie des grands axes parisiens. Non seulement, d'un point de vue de tactique politique, il prévient ainsi, après les émeutes qui ont soulevé Paris en 1848, toute efficacité des barricades, et la possibilité pour les insurgés de se cacher dans les ruelles ; mais, du point de vue des stratégies de contrôle, il ouvre le milieu urbain à une géographie du visible, qui vise à rationaliser la gestion biopolitique des populations.
L'urbanisme, au sens de Cerdà, n'est une technique que des espaces, non de l'habitat. Une science de la gestion des foules, ou de l'organisation des masses, et non pas une pensée du vécu habitant, ou de ce que Cerdà appelle un milieu sensible d'expérience.

La ville réduite, au sens cartésien, à une étendue physique, est un lieu par excellence anti-écosophique, qui ne prend en compte aucune des dimensions mentales de ce qu'est un lieu habitable. Une pensée profondément dualiste est à l'origine de la décision urbanistique : celle qui dissocie le corps occupant l'espace de l'esprit qui l'habite. Elle réduit potentiellement les sujets urbains, de façon parfaitement industrielle, à des poulets en batterie, "animaux technicisés, privés du pouvoir d'habiter".
Le paradigme cartésiano-newtonien, ou plutôt l'usage qui en est fait ici, implique cette sommation des parties fractions de la substance étendue (Dollé se calque ici sur la terminologie cartésienne), sur le modèle physico-mathématique.

5.

Mais cette mathématisation du monde n'est pas seulement sa géométrisation, c'est aussi son arithmétisation :sa mesure non seulement en termes géographiques, mais en termes financiers, qui en sont le corrélat. Modèle d'abstraction, l'urbanisme n'est pas seulement l'objet d'un contrôle politique, il est aussi celui d'une économie. Les zones à urbaniser et autres lotissements sont la matière de contrats, de préemption de terrain, d'échange commercial et de spéculation immobilière, de décision politique et d'investissement financier.
Il est de ce fait au cœur même de cette financiarisation du politique, qui constitue la matrice et le déterminant de la réalité sociale contemporaine. Que l'habitat soit l'objet privilégié de la spéculation financière, a cet effet performatif majeur que Dollé nomme la dévastation de la terre, qui est aussi la dévastation de la possibilité même de l'habiter.
Cette dévastation est à la fois celle d'un environnement physique pollué par la dégradation industrielle, celle d'un environnement esthétique pollué par l'urbanisme du lotissement, et celle d'un environnement politique pollué par la corruption financière qui en est la condition. La dévastation n'est pas seulement écologique, mais à proprement parler écosophique, au sens environnemental, social et mental que Guattari donnait à ce terme dans Les Trois Écologies.

L'inhabitable capital dénoncé par Dollé est celui qui produit aux USA, dans le temps même où il écrit ce livre, la crise des subprimes, dans laquelle des emprunts artificiellement montés ont provoqué le surendettement de populations précarisées, puis dépossédées de leur propriété par la mécanique financière. Et Dollé l'analyse dans les termes de la réalisation la plus concrète, la plus performative, de ce qui est au cœur même de l'entreprise capitaliste : un régime d'expropriation. Le capital, qui tentait jusqu'ici encore de se poser au moins en défenseur de la propriété, apparaît alors sous son jour le plus cru, comme entreprise radicale d'expropriation. Et cette expropriation immobilière que constitue la crise des subprimes n'est que l'effectuation matérielle, et un cas emblématique, de l'expropriation symbolique que constitue en permanence la destitution de l'espace public.
Le montage financier est ce qui rend la terre, au sens écosophique comme au sens immobilier, inhabitable : impossible à investir humainement, du fait même de l'investissement financier dont elle est l'objet.

Il faut revenir sur cette phrase à propos d'Alvar Aalto :

La population moderne expérimentait tout dans un état de distraction et d'immersion.

Et prendre ces termes dans leur sens le plus radical. L'expérience de la distraction, comme l'écrivait Hannah Arendt dans La Condition de l'homme moderne, c'est celle d'un sujet détourné de sa propre intériorité, exproprié de soi-même. Mais cette expropriation est aussi ce qui l'immerge, le noie dans un monde qui n'est pas fait pour lui. La tentative prométhéenne d'Aalto était de produire, par l'entremise du design, la possibilité pour les sujets de se réapproprier le monde. Elle supposait un jeu d'équilibre au sens propre géopolitique, entre les intérêts financiers qui orientent les politiques de construction, et les intérêts politiques qui prétendent en décider. C'est de cet équilibre que dépend une possibilité d'habiter, qui ne réduise pas l'habitat à l'objet d'un commerce.
Le recours à une telle pensée du design est en ce sens une voie de résistance possible à cette centre-commercialisation du monde, qu'il ne suffit pas de dénoncer pour la destituer.

© Christiane Vollaire