LOST IN TRANSLATION
Sur la question de la transmission


in Catalogue Transmettre, Espace 36, Saint-Omer, septembre 2007

"Notre héritage n'est précédé d'aucun testament". C'est la formule de René Char par laquelle la philosophe Hannah Arendt ouvre la préface qu'elle rédige en 1968 pour son recueil d'essais La Crise de la culture. Ce qui signifie, en quelque sorte, que nous n'avons pas le mode d'emploi du présent qui nous a été transmis. Mais aussi que l'espace de la vie publique est un espace en perpétuelle transition, un entre-deux où se livrent aveuglément les batailles de succession.
Transmettre suppose aussi bien la disparition de celui qui transmet, que la mutation de ce qui est transmis, puisqu'on ne transmet qu'en se dépossédant d'un monopole, en offrant l'objet de la transmission au pouvoir de l'autre. Celui qui transmet se pérennise ainsi, en même temps qu'il s'efface. Le savoir est aussi transmissible qu'une maladie, et procède par le même effet de contamination. C'est pourquoi transmettre, même dans le geste le plus volontaire, relève aussi de l'incontrôlable : le geste de la transmission ignore les effets qu'il va susciter.

1. Transition - dissolution

Transmettre n'est pas donner un objet constitué, mais faire de soi-même un lieu de passage, un vecteur dans une dynamique de devenir, puisqu'on ne peut transmettre qu'à partir de ce que l'on a reçu. Et si l'on parle de neurotransmetteurs, c'est que la transmission se fait sur le modèle de l'activité neuronale, de l'influx, c'est-à-dire d'une dynamique des fluides qui échappe à la volonté de contrôle. On se trouve ainsi devant cette difficulté, que la transmission est une activité éminemment politique, puisqu'elle conditionne la possibilité d'un vivre ensemble, et en même temps quasiment biologique, puisqu'elle se fait sur le mode de l'irrépressible, et à bien des égards de l'imperceptible.
C'est pourquoi nous sommes toujours, selon le titre impeccable du film de Sofia Coppola, "lost in translation". Passés par pertes et profits dans le mouvement de la traduction, disparus dans le geste même de la transmission. Mais aussi, plus ridiculement, un peu perdus, désorientés, déstabilisés par la dynamique de passage, dans une sorte de vertige ou de mal de mer. Car ce dont nous nous déchargeons dans la transmission est une part de nous mêmes dont l'allègement rompt quelque chose de notre équilibre, et nous fait vaciller. Mais ce que nous recevons produit le même effet, la même oscillation, la même nécessité de réajustement.
Cette perturbation liée au geste de transmettre fait violence à notre désir de garder, de posséder, de s'approprier. Elle oblige à dépasser ce que Freud appelle, dans la constitution du sujet, le "stade sadique-anal", lié à la rétention et au contrôle possessif de l'objet. Accepter de transmettre, c'est déjà assumer la virtualité de sa propre disparition, c'est admettre que notre constitution en sujet ne soit qu'une transition vers sa dissolution. C'est admettre aussi que nous ne sommes faits nous-mêmes que de la dissolution de ce qui nous précède, dont nous constituons seulement une phase de cristallisation.

2. Biologique et culturel

Mais si l'on peut penser cette phase de cristallisation avant dissolution sur le modèle de la procréation biologique, le biologique n'en est précisément qu'une analogie. Faire des liens du sang la condition effective de la transmission, et non sa représentation analogique, c'est évacuer la réalité radicalement culturelle de la transmission. Ce que produit la valorisation d'une politique d'héritage par la filiation biologique. Identifier la transmission génétique à la transmission culturelle, c'est naturaliser abusivement les modalités de constitution d'un corps social. Et en ce sens, la confusion entre l'hérédité biologique et l'héritage économique n'est pas seulement inégalitaire : elle s'apparente à une ethnicisation des sociétés, et aux formes les plus régressives de leur ensauvagement.
Les philosophies classiques de l'Antiquité gréco-latine n'ont cessé de dénoncer cette naturalisation du politique sur le modèle familial : c'est parce que le chef n'est pas un père, qu'il peut exiter une liberté politique, et c'est parce que l'éducation excède le cercle intime de la vie familiale, qu'elle peut être émancipatrice. C'est aussi parce que cette famille elle-même ne se constitue pas nécessairement par les liens du sang, qu'elle peut être égalisatrice ; c'est enfin parce que les liens du sang doivent être perpétuellement rompus et réorganisés par l'interdit de l'inceste, que peuvent se produire les échanges qui rythment la vie économique et sociale, les lois qui la règlent et le langage qui la structure.

3. Intime et politique

Or, dans cette nécessité socio-politique de la transmission, l'art occupe une place déterminante, dont la pensée prend véritablement corps au XVIIIème siècle, dans l' Esthétique de Baumgarten. L'art présente à la fois la dynamique centrifuge de la diffusion des émotions dans un public, et la dynamique centripète de la cristallisation d'une puissance émotionnelle dans une œuvre artistique. Baumgarten montre que cette puissance émotionnelle échappe à toute rationalité, et qu'elle constitue pourtant bien une forme de savoir. Quelque chose d'un savoir de l'homme et du monde, quelque chose d'un être-au-monde, ne peut pas passer par les formes de la logique, mais doit emprunter celles de l'esthétique. Quelque chose ne peut pas circuler par les voies de la démonstration, mais seulement par celles de la représentation. Quelque chose doit passer par ce que Jacques Rancière appelle un "partage du sensible", s'apparentant à un "inconscient esthétique". Et ce quelque chose, qui permet que la sensation ("aisthèsis" en grec) ne soit pas seulement éprouvée individuellement dans l'intimité incommunicable d'un sujet, mais puisse être communiquée, partagée et transmise, c'est ce qui précisément en l'homme fait humanité : l'activité esthétique elle-même. Activité non biologique par excellence, et cependant vitale. Activité qui conditionne notre représentation de nous-mêmes, notre vie de relation et la possibilité d'une existence sociale. C'est dans un souci esthétique que nous constituons notre apparence physique, notre habitat et les modes mêmes de notre langage.

4. L'esthétique comme facteur de discrimination

Ce sont des parti-pris esthétiques qui sont au cœur de ce que Bourdieu appelle "la distinction", et qui conditionne le jugement de goût. Et la polémique qu'il engage contre Kant a précisément pour objet, exclusivement, la question de la transmission. Kant affirme à juste titre l'universalité du besoin esthétique ; mais il l'affirme comme universalité du jugement de goût, c'est-à-dire comme reconnaissance intemporelle, sans différenciation culturelle, du "beau". Bourdieu lui oppose cette évidence que le jugement de goût non seulement varie selon les époques et les cultures, mais varie essentiellement selon les classes sociales ; et que la culture du beau non seulement n'a rien d'universel, mais est par excellence discriminante : le "partage du sensible" doit être entendu au sens d'un partage de classes. Les différences sont à entendre au sens de ce que Lyotard appellera un "différend", ou Rancière une "mésentente", et que Bourdieu dénonce comme "distinction". Ce qui fait rupture, et de ce fait interdit toute illusion de consensus. Non seulement il n'y a aucune universalité consenseulle du jugement de goût, mais c'est ce dissensus lui-même qui fait symptôme des clivages sociaux, et participe de ce fait à les reconduire, c'est-à-dire à les reproduire sur les critères mêmes de la filiation biologique.
Bourdieu évalue à cette aune la fréquentation des musées, et l'on pourrait, a fortiori, répercuter ce processus de discrimination sur le marché de l'art. Ainsi ce qui fait transmission fait-il aussi rupture, puisque le geste qui transmet (le pouvoir économique comme le jugement de goût) est aussi un geste qui exclut.

5. La double position de l'artiste

Mais à cette analyse d'une collusion entre phénomènes culturels et phénomènes sociaux, vient s'affronter une analyse qui les fait entrer en conflit, et ouvre ainsi d'autres perspectives à la question de la transmission. C'est celle que propose Hannah Arendt dans son essai sur La Crise de la culture. Elle écrit ainsi :

"Le dernier individu à demeurer dans une société de masse semble être l'artiste. (…) Aussi notre intérêt pour l'artiste n'est-il pas tant axé sur son individualisme subjectif, que sur ce fait qu'il est, après tout, le producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle come la quintessence et le témoignage durable de l'esprit qui l'anime". (1)

Double position contradictoire de l'artiste, caractérisé par sa singularité de créateur, ou ce que, dans le langage pré-romantique du XVIIIème siècle, on appelait son génie, et qui en fait, pour Arendt dans la deuxième moitié du XXème siècle, le "dernier individu", celui qui revendique son caractère unique et singulier, à l'encontre d'une "société de masse". Mais ressaisissant, dans cette singularité même, "l'esprit", d'une époque ; et par là non seulement représentatif d'une communauté, mais conditionnant la possiblilité, pour cette communauté, de se reconnaître en tant que telle, de se représenter à elle-même et de communiquer. C'est ainsi la possibilité même de la transmission qui fait œuvre, incarnée dans un projet singulier saisissant des enjeux collectifs.
Mais en même temps, là où le social devient massifiant, c'est à son encontre que l'artiste peut affirmer l'essence authentiquement plurielle d'une société, à l'encontre des mensonges de l'uniformité. Ce que transmet ainsi l'œuvre d'art, c'est la richesse même des équivoques, à l'encontre de l'univocité des discours officiellement consensuels :

"Que tout le développement de l'art moderne (…) ait eu pour point de départ cette hostilité contre la société, et y reste livré, démontre l'existence d'un antgonisme entre la société et la culture antérieur à la société de masse." (2)

Cet "antagonisme" entre culture et société n'est pas une séparation radicale ; au contraire, c'est un jeu permanent de distanciation et de rapprochement, qui conditionne pour une société la transmission culturelle, et pour une culture la diffusion sociale. Sans ce jeu des antagonismes, il n'y aurait que de l'art officiel, c'est-à-dire aucune liberté esthétique, et un pur discours de propagande (totalitaire ou publicitaire) ; mais sans la possiblilité d'une coïncidence, il n'y aurait aucune fonction sociale de l'esthétique, et donc aucun partage possible.

C'est de cette possibilité du jeu, c'est-à-dire d'une plasticité, que témoigne en particulier l'art contemporain. Témoin et acteur des effets de culture d'une société de masse, il ne peut exister face à ce pouvoir que dans une relation de distance critique. Mais cette distance est un travail incessant de réappropriation et de reconversion. La réalité sociale est l'objet du travail de l'artiste, non son fétiche ou l'objet de sa complaisance. Et c'est précisément par ce regard critique que l'artiste peut contaminer un public, et l'aider à trouver cette position si inconfortable et si nécessaire : celle qui articule l'intelligence du recul au plaisir de la fascination.

Notes :
1. Hannah Arendt, La Crise de la culture, Gallimard, Folio Essais, 1989, p.257
2. Ibid.

© Christiane Vollaire