L’ORIENT DES DÉSORIENTATIONS. Une fiction de l’expertise
Lignes n° 42, La pensée critique contre l’éditorialisme, octobre 2013
D’un strict point de vue cosmologique, le concept d’Orient n’a pas le moindre sens, à la surface d’une planète sphérique sur laquelle aller vers l’Est ne peut consister qu’à rejoindre son point de départ. D’un point de vue géographique, il n’aurait de sens que pour un sujet placé aux alentours du méridien de Greenwich et designerait, pour un voyageur partant du continent européen, cet au-delà vaguement asiatique avec lequel il était supposé partager l’hémisphère Nord, avant la découverte de l’Amérique.
L’Orient se décline en substantif singulier aussi bien qu’en adjectifs pluriels, s’appliquant autant à des territoires qu’à des sujets, et de façon parfaitement trans-continentale puisqu’il définit tout aussi bien le Nord du continent africain, à l’aplomb même des méridiens européens, que la côte pacifique du continent asiatique ou les bords palestiniens de la Méditerranée. Cette fiction donc, radicalement non-scientifique et parfaitement désorientante, fait pourtant autorité comme concept géopolitique. Un concept qui ne semble tirer son autorisation épistémique que de son autorité politique et des assujettissements qu’il permet d’établir.
C’est pourtant ce concept qui donne son nom à une discipline de la recherche en sciences humaines, et l’on voudrait s’intéresser ici, à partir du travail critique et séminal d’Edward Saïd, aux désorientations idéologiques qui lui sont intentionnellement liées.
1. Assujettissement médical et assujettissement oriental
Saïd écrit en 1978, dans l’introduction de L’Orientalisme :
L’orientalisme est un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient. La notion de discours définie par Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir et dans Surveiller et punir m’a servi à caractériser l’orientalisme.
C’est donc d’abord dans le concept foucaldien de « discours » qu’on trouvera les racines de la critique faite par Saïd de l’orientalisme. Or, comme Foucault l’écrit dans L’Archéologie du savoir, c’est d’abord à partir de la pensée médicale qu’il forge ce concept :
Il m’avait semblé que la médecine s’organisait comme une série d’énoncés descriptifs. Mais là encore, il a fallu abandonner cette hypothèse de départ et reconnaître que le discours clinique était tout autant un ensemble d’hypothèses sur la vie et la mort, de choix éthiques, de décisions thérapeutiques, de règlements institutionnels, de modèles d’enseignement, qu’un ensemble de descriptions ; que celui-ci en tout cas ne pouvait pas être abstrait de ceux-là, et que l’énonciation descriptive n’était que l’une des formulations présentes dans le discours médical.
C’est dans cette matrice du travail sur le discours médical tel qu’il a engagé en 1963 dans la Naissance de la clinique, que Foucault forge une pensée du discours en général, comme n’ayant nullement pour visée le descriptif, mais le prescriptif, dans son sens aussi bien éthique qu’institutionnel, c'est-à-dire dans sa fonction essentiellement idéologique. Il le précisera en 1976, l’année même où il publie le premier tome de l’Histoire de la sexualité, lors d’un bref entretien :
Le discours, c’est l’ensemble des significations contraintes et contraignantes qui passent à travers les rapports sociaux.
(…) C’est d’abord parce que le discours est une arme de pouvoir, de contrôle, d’assujettissement, de qualification et de disqualification, qu’il est l’enjeu d’une lutte fondamentale.
(…) Le discours – le seul fait de parler, d’employer des mots, d’utiliser les mots des autres (quitte à les retourner), des mots que les autres comprennent et acceptent (et, éventuellement, retournent de leur côté) -, ce fait est en lui-même une force. Le discours est pour le rapport des forces non pas seulement une surface d’inscription, mais un opérateur.
C’est cet opérateur que Saïd analyse à travers les multiples modalités de l’orientalisme. Et la dimension opérationnelle de celui-ci a d’abord valeur militaire : aux yeux de Saïd, au-delà même de l’antécédent des croisades, c’est dans la campagne menée par Bonaparte en Égypte qu’un orientalisme à volonté scientifique prend sa source :
Le ton de la relation entre le Proche-Orient et l’Europe a été donné par l’invasion de l’Egypte par Bonaparte en 1798, invasion qui a été de bien des manières un modèle d’appropriation vraiment scientifique.
Tout ce qui était dit, vu et étudié, devait être enregistré, et le fut en effet, dans cette grande appropriation collective d’un pays par un autre qu’est La Description de l’Égypte, publiée en trente-trois énormes volumes entre 1803 et 1828.
Invasion militaire, appropriation scientifique, le discours de l’érudition savante, tel qu’il se présente dans les trente-trois volumes de La Description de l’Égypte, dont la publication démarre cinq ans après la conquête et s’échelonne sur vingt-cinq ans, vient relayer la démonstration de force militaire et fonder un impérialisme intellectuel, qui pérennise une autre forme de domination politique que celle du strict pouvoir gouvernemental.
Saïd montre ce même souci à l’œuvre du côté anglais :
Aussitôt arrivé pour prendre un poste à la Compagnie des Indes Orientales, (William Jones) commença ses recherches personnelles, qui consistaient à rassembler, à délimiter, à domestiquer l’Orient et, par là, à le convertir en une province de la science européenne.
La domestication de l’ « Orient » passe ainsi par son annexation au savoir européen, comme l’assujettissement des populations passe, dans les perspectives biopolitiques analysées par Foucault, par la transformation des sujets en objets du discours médical. Objectiver, réifier, annexer, sont un seul et même mouvement, rendu possible seulement par la médiation discursive. Ce que produit le discours savant, sur l’Égypte comme plus généralement sur l’« Orient », c’est, pour les sujets annexés, une représentation d’eux-mêmes, de leur histoire et de leurs supposées mentalités par le conquérant : une forme d’aliénation radicale qui prétend leur interdire d’être l’origine même de la représentation de soi. Saïd met à ce propos en exergue critique de son livre la formule même de Marx dans Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte : « Ils ne peuvent se représenter à eux-mêmes ; ils doivent être représentés ».
Comme l’écrit Saïd, l’Orient tel qu’il apparaît dans l’orientalisme est un système de représentation. Il y aura donc un processus d’ « orientalisation de l’Orient », qui aliène l’oriental à la représentation occidentale, de même qu’il y a un processus de médicalisation du politique qui aliène les sujets à la représentation médicale, transformant les peuples en populations, et celles-ci en provinces du savoir biologique, en territoires de la pensée biopolitique. Et cette territorialisation, en établissant un dispositif de contrôle, permet au sens propre ce que Foucault appelle « l’assujettissement » : non pas seulement une domination souveraine, mais la modalité du discours de contrôle comme la forme même de la pensée des sujets, informant au sens strict leur représentation. Saïd montrera que face au discours de l’orientalisme, l’ « oriental » est muet, interloqué par une discursivité sans réciprocité, puisqu’il n’existe pas de discipline « occidentaliste » dans le monde « oriental ». Le domaine de l’orientalisme accompagne ainsi l’annexion occidentale de l’Orient, le processus de colonisation ou de protectorat qui transforme la pensée scientifique en soutien et pérennisation de la conquête militaire.
2. La philologie comme « théologie reconstituée »
Mais Saïd insiste sur le fait que cette scientificité porte en particulier, dès le milieu du XIXème siècle, sur un registre qui est celui du langage : la science philologique est au cœur de la recherche, dans le temps même de l’observation anthropologique. Le discours orientaliste s’avère ainsi fondamentalement un discours sur le discours, une parole sur les modalités mêmes du langage, sur l’enracinement de la pensée dans les mots. Et il établit la relation entre l’anthropologie rationnelle et le laboratoire de philologie, en particulier à partir du travail de Renan dans la France coloniale. Renan est enrôlé comme savant dans l’expédition militaire française en Syrie de 1860, première manifestation d’un « droit d’ingérence » à but humanitaire pour venir à la rescousse des chrétiens libanais attaqués par les Druzes. L’émergence de la science philologique au XIXème siècle, comme discipline nouvelle, spécifique et autonome, dissociée en particulier du monopole des pouvoirs religieux sur l’herméneutique et l’étude des discours, fait dans le même temps porter le processus d’annexion de la pensée coloniale au cœur même de la parole, dans la matrice de la pensée. L’autonomisation du savoir philologique comme science s’avère ainsi l’instrument le plus affûté d’un authentique processus d’aliénation :
Nous pouvons nous demander si cette autonomie nouvelle (de la philologie à partir de Renan) à l’intérieur de la culture n’instaurait pas plutôt une affiliation complexe entre l’orientalisme et sa matière humaine, affiliation reposant en fin de compte sur le pouvoir, et non sur l’objectivité désintéressée.
Cette ambition de scientificité herméneutique accompagne une volonté de sécularisation du christianisme. Mais c’est précisément dans son affrontement au pouvoir clérical, que Renan établit corrélativement l’accès à la science du langage comme monopole de l’homme occidental, et l’esprit de l’Occident comme enraciné et ressourcé dans les origines de la pensée chrétienne. L’ambition de scientificité apparaît ainsi comme un véritable processus idéologique qui utilise le travail sur le langage comme vecteur de son efficacité politique.
Et de fait, la sécularisation des discours, originellement issue des volontés d’universalisme présentes dans la pensée des Lumières, contribue à poser les fondements d’une autre forme de domination marquée par les reconfigurations du religieux. C’est dans la France issue des doubles épisodes de Restauration, monarchique et impériale, que s’origine la pensée colonisatrice du XIXème siècle, comme pensée fondamentalement discriminante :
Parmi les visions auxquelles pense Flaubert, il y a les utopies de Saint-Simon et de Fourier, la régénération scientifique de l’humanité telle que la voit Auguste Comte, et toutes les religions techniques ou séculières lancées par les idéologues, les occultistes, les traditionalistes, et des idéalistes comme Destutt de Tracy, Cabanis, Michelet, Victor Cousin, Proudhon, Cournot, Cabet, Janet et Lamennais. (…) Il faut nous rappeler dans quelle mesure les projets spirituels et intellectuels de la fin du XVIIIème siècle étaient, pour la plupart, une théologie reconstituée : un surnaturalisme naturel, comme l’a appelé M. H. Abrams ; ce type de pensée se retrouve sans les attitudes typiques du XIXème siècle, dont Flaubert fait la satire dans Bouvard et Pécuchet.
La volonté d’encyclopédisme, dont participent les courants orientalistes, n’établit ainsi comme universelle qu’une pensée occidentale, relativement à laquelle l’Orient est du côté de l’exotique, hors du territoire de l’activité réflexive et simple objet de celle-ci. Et la liste des idéologues, d’obédiences pourtant différentes, voire antagonistes, dont Saïd dresse le catalogue, met en évidence la manière dont même les conflits, au sein des milieux intellectuels du courant du XIXème siècle, relèvent en réalité d’une matrice commune, d’un soubassement idéologique non seulement profondément unificateur, mais radicalement hégémonique. La « théologie reconstituée » dont il analyse les présupposés dans la pensée orientaliste, c’est la reconfiguration laïcisée d’une forme de créationnisme dont le sujet pensant occidental serait le démiurge. Un monothéisme sans dieu qui établirait le monopole d’un savoir sans alternative : « la » science comme extermination de l’altérité. D’où, aux origines mêmes de l’orientalisme, ce qui apparaît comme une position-limite : celle de l’anglais Simon Ockley, étudiant les conditions du savoir musulman :
L’attitude d’Ockley à l’égard des musulmans – à savoir que les chrétiens européens leur doivent leur première connaissance de la philosophie – « a choqué douloureusement » son public européen.
3. Les mythes idéologiques du concept de liberté
Le concept de savoir, l’idée même d’un sujet pensant dans le sens universel que Descartes pouvait donner à ce terme, entrent en conflit avec la conception d’un Orient-objet, assujetti sans que cet assujettissement puisse seulement le produire comme sujet. Et cet assujettissement sans possibilité de subjectivation ne définit pas seulement l’impossibilité de penser, il définit par là-même, puisque la pensée définit la condition première de la liberté, non seulement l’impossibilité d’être libre, mais l’incapacité d’accéder à l’idée même de liberté. Dans cette inextricable corrélation de l’intellectuel et du politique, dans la manière dont ils entrent en résonance et en interaction l’un avec l’autre, dans l’étroite complicité qui les unit de la même manière que l’éthique humanitaire se lie à l’expédition militaire, émerge à travers la pensée orientaliste la perversion fondamentale du concept de liberté. C’est ce que pointe Saïd dans la prose de Chateaubriand telle qu’elle se développe dans ce pèlerinage du narcissisme occidental que constitue L’Itinéraire de Paris à Jérusalem :
C’est la première mention significative d’une idée qui va acquérir une autorité presque insupportable, quasi automatique dans les écrits européens : le thème de l’Europe qui enseigne à l’Orient ce qu’est la liberté.
Car c’est précisément parce que les Orientaux « ne peuvent pas se représenter à eux-mêmes », selon la formule de Marx, qu’ils ne peuvent accéder à cette distance à l’égard de soi qui définit la liberté. Il faut donc « leur enseigner ce qu’est la liberté », idée trop haute pour qu’ils soient jamais capables d’eux-mêmes d’y accéder. Le processus d’aliénation se légitime donc ici comme le processus particulièrement pervers d’une émancipation qui assigne l’émancipé à la dépendance. Ce que nous disent précisément toutes les phases successives de l’histoire post-coloniale, comme l’histoire d’un constant réenchaînement à la servitude. Cette autorité du concept européen de la liberté n’est évidemment rien d’autre que l’autorité du double langage. Quand y a-t-il eu, sur le continent européen, réalisation effective de l’idée de liberté ? Et comment se peut-il qu’une telle idée soit transmise par la position du conquérant ? D’où l’affirmation de Saïd :
Une grande partie de ce qui était considéré comme de l’érudition orientaliste en Europe a mis en service des mythes idéologiques, même quand la science paraissait authentiquement progresser.
Au premier rang de ces « mythes idéologiques » figure bien évidemment le concept de liberté. Non pas dans la mesure où il serait mythifiant de le viser, mais dans la mesure au contraire où il est de toute évidence aliénant de prétendre qu’il ait été réalisé. C’est d’une telle fiction mythifiante que relève le concept de démocratie, autant lorsqu’on prétend l’appliquer à la cité athénienne où la majorité de la population ne constituait pas le peuple, que lorsqu’on l’applique à l’ « Occident » contemporain, où les représentants élus, autant que ceux qui relaient leur discours dans les organes de transmission, appartiennent à une catégorie sociale particulière et économiquement dominante. Cette fiction perverse, qui consiste à inscrire dans l’état des choses ce que cet état même rend impossible, permet de mieux comprendre, à partir des désorientations liées au retournement du concept de liberté, ce que l’on appellera ici un processus d’orientalisation de la pensée, qui est le ferment même de ses désorientations, et passe par une politique du langage pour assurer plus fermement sa puissance idéologique et asseoir son crédit. Car c’est précisément de cette accréditation que dépend l’essentiel de son efficacité. Et ce crédit est ce qui rend une fiction d’autant plus performative qu’elle est précisément fictive. Saïd écrit :
Il n’est pas facile d’écarter un texte qui prétend contenir des connaissances sur quelque chose de réel. On lui attribue valeur d’expertise. L’autorité de savants, d’institutions et de gouvernements peut s’y ajouter, l’auréolant d’un prestige plus grand encore que sa garantie de succès pratique. Ce qui est plus grave, ce genre de texte peut créer, non seulement du savoir, mais aussi la réalité même qu’il paraît décrire.
4. Des fictions performatives et leurs reconfigurations
C’est à trois niveaux qu’opère ici la fonction mythifiante du discours : celui de sa « valeur d’expertise », celui de son autorité institutionnelle, celui de son efficacité performative, pour reprendre la formule élaborée dans un tout autre contexte par John Austin dans Quand dire c’est faire. Valeur, autorité, efficacité sont trois conditions du pouvoir qui toutes trois passent ici par la parole : celle de la validation scientifique, celle de la reconnaissance sociale, celle de la prescription technique. Le mythe n’est évidemment pas seulement, Vernant l’a montré, producteur de fantasmes, et vecteur d’imaginaire, il est surtout inducteur de réel. Et, dans L’Institution imaginaire de la société, Castoriadis montre les effets également positifs de cette performation. D’où la formule de Foucault précédemment citée :
Le discours est pour le rapport des forces non pas seulement une surface d’inscription, mais un opérateur.
Mais le caractère performatif de la fiction orientaliste n’opère-t-il que sur les « orientaux » comme objet de colonisation ? Saïd montre qu’à l’évidence, dans la période post-coloniale, la fiction orientaliste va glisser du paradigme de l’inférieur au paradigme du dangereux, du modèle de l’objet d’étude à celui de perturbateur du jeu politique. Et les enjeux des politiques économiques pétrolières seront au cœur de cette mutation. Publiant en 2003, l’année de sa mort, une préface à son ouvrage de 1978, il écrit :
Alors que j’écris ces lignes, l’occupation impériale illégale de l’Irak par les Etas-Unis et la Grande-Bretagne se poursuit, avec des effets terribles. Tout cela est censé faire partie d’un « choc des civilisations », interminable, implacable et irréversible. Je m’inscris en faux contre cette idée.
On est passé de la légitimation d’un processus de domestication à la terreur d’un choc, dès l’instant où l’« Orient », musulman en particulier, a commencé à coïncider avec la représentation d’acteurs commerciaux des pays producteurs et exportateurs de pétrole réunis dans l’OPEP. Et dès lors se cristallise à nouveaux frais la double crispation identifiante que l’orientalisme n’a cessé d’essentialiser, et que des théoriciens tels qu’Huntington et Fukuyama contribueront à renouveler dans la fabrication du concept de « choc des civilisations » :
En tant que système de pensée, l’orientalisme aborde une réalité humaine hétérogène, dynamique et complexe à partir d’un point de vue essentialiste dépourvu de sens critique : ceci présuppose une réalité orientale permanente, et une essence occidentale non moins permanente, qui contemple l’orient de loin, et pour ainsi dire de haut.
Et ce que produit cette double essentialisation est un effet d’identification totalement abusif, au sein même d’un monde « occidental ». Celui-ci, réellement clivé par des rapports de classe et des effets de domination économique manifestes, sera présenté comme uni contre la représentation diabolisée d’un Orient réduit à la figure exotique du terroriste menaçant, la bombe entre les dents, le paysage idyllique de la démocratie occidentale. Ainsi se trouve reconduite, comme étendard factice de l’Occident, cette fiction d’une liberté dont le monde arabe serait fondamentalement aussi incapable qu’ignorant.
Autour de ce mythe réactualisé par la rivalité économique, se relaient les prétentions à l’expertise scientifique, et l’efficace réalité des circuits de la communication. Et Saïd met en évidence tout autant l’absurdité profondément irrationnelle de la première, que l’abîme d’ignorance des seconds, dans le temps même où il en montre les effets réels de domination politique sur le monde occidental lui-même :
L’inconscience stupéfiante de ces jeunes communicateurs arrogants, qui parlent au nom de la politique étrangère sans posséder la moindre notion vivante (ni la moindre connaissance du langage des gens ordinaires), a fabriqué un paysage aride, prêt à accueillir la construction par la puissance américaine d’un ersatz de libre « démocratie » de marché. Inutile de connaître l’arabe, le fârsi ou même le français pour pontifier sur l’effet domino de la démocratie dont le monde arabe aurait le plus grand besoin.
Mais au final, c’est une nouvelle perversion qui est pointée ici par Saïd, et qu’on nommera pour notre part l’affectation de scientificité, liée à une véritable usurpation de rationalité. Non seulement le langage de l’expert inféodé au pouvoir est à visée exclusivement politique, mais, prétendant à la neutralité scientifique, il se pare des vertus d’un objectivité qu’il conteste aux discours de contestation eux-mêmes. Ainsi l’adjectif « politique », dans le sens vivifiant d’une vigilance critique à l’égard des rapports de pouvoir, est affecté d’un véritable discrédit par ceux-là même dont le discours pérennise une politique policière sous la forme gouvernementale d’une police des mentalités. Saïd le formule ainsi :
Le consensus libéral selon lequel le « vrai » savoir est fondamentalement non politique (et à l’inverse, qu’un savoir ouvertement politique n’est pas un vrai savoir) voile les conditions politiques organisées fortement, encore qu’obscurément, qui prévalent dans la production du savoir. C’est difficile à comprendre aujourd’hui, alors que l’étiquette de « politique » est utilisée pour discréditer tout travail qui ose violer le protocole d’une objectivité prétendument supra-politique.
Ce « consensus libéral » est précisément lié à cette perversion d’un concept de liberté naturalisé dans l’essentialisation de l’Occident, et par là dépouillé de tout sens authentiquement politique. Mais, jusque dans les sciences humaines contemporaines, c’est lui qui menace de réguler la pensée en discréditant les positions critiques, et de renforcer les formes les plus éculées de l’académisme. Car les discriminations idéologiques et les rapports de pouvoir qui affectent l’éditorialisme médiatique ont nécessairement besoin d’être pensées et légitimées en amont par la recherche intellectuelle et la pensée universitaire. A ce titre, l’érudition factice d’une large part de la tradition orientaliste, telle qu’elle est dénoncée par Edward Saïd, a manifestement l’effet désorientant de soumettre la pensée « occidentale » à ce néant intellectuel qu’elle impute comme une essence aux « orientaux ». Le mettre en évidence, c’est ouvrir l’espace à la possibilité d’une pensée critique commune.
© Christiane Vollaire