L’esthetique du triomphe


Pour « Libres papiers »
Site du Sujet dans la Cité
Novembre 2016
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À Berlin, le numéro du Spiegel qui suit de quinze jours l’élection présidentielle américaine de novembre 2016 permet de mesurer ce que signifie une propagande esthétique. Cet hebdomadaire allemand de référence, créé après la deuxième Guerre mondiale, n’est ni Paris Match, ni Gala, ni Point de vue Images du monde, mais se veut au contraire un espace éditorial d’analyse politique. Ou, pour le décrire comme il se présente, un « grand magazine d'enquêtes et d'investigation allemand de tendance centre gauche ».
Or le « winner » de l’élection américaine y est représenté en couverture non pas sous la forme d’un portrait, mais sous celle, pourrait-on dire, d’un char de triomphe, à la manière de celui qui surmonte la Porte de Brandebourg, et que Napoléon lui-même avait cherché à s’approprier.

On voit à l’image cette masse rougeaude et cravatée, surmontée de sa célèbre touffe blond-jaune, assise sur un véritable trône doré sculpté du symbole du dollar. Elle est entourée non pas de son staff politique, mais de sa descendance : un clonage de bimbos aux cheveux identiquement jaunes et filasses, aux maquillages identiquement soulignés et aux poitrines identiquement bombées, mixées à de jeunes mâles identiquement cravatés.
Cette image, qui pourrait évoquer aussi bien les Damnés de Visconti qu’American Psycho de Brett Easton Ellis, pourrait faire froid dans le dos. Mais elle est bien plutôt destinée, de cette manière, à capter irrésistiblement le regard du spectateur fasciné.

Ernst Kantorowicz, publiant en 1957 Les deux Corps du roi, y montrait comment le pouvoir s’incarne non seulement pour s’extérioriser au regard du spectateur, mais pour que ce dernier en intériorise et en incorpore lui-même la représentation : en ce sens, étudiant l’histoire du point de vue de la théologie médiévale, il faisait, dans le même temps, œuvre d’anthropologie. Ici, la fascination va intérioriser le culte du dollar dans cette figure triomphale qui ne suscite que fort peu la répulsion, et beaucoup le désir, au sens le plus platement libidinal du terme. Et même le décalé du kitsch y suscite moins le mépris, que ce sourire ironique et complaisant qui participe de l’impact de l’image.

L’esthétique du triomphe, de quelque critique qu’elle puisse être implicitement porteuse (et le Spiegel on line s’est par ailleurs attiré les foudres de celui qui est ici représenté), est d’abord immédiatement vectrice d’une propagande en faveur de celui qu’elle représente, qu’elle nomme, et dont elle transforme immanquablement le nom en slogan publicitaire. Le second degré, dans cette affaire, n’est que le prétexte à ce qu’une telle image soit d’abord vendeuse et puisse pour cela faire vendre non seulement la presse people, mais aussi la presse prétendument réflexive, dont elle contribue de la sorte à banaliser la peopolisation. Et cette peopolisation du politique est la forme la plus insidieuse du mode de propagande fasciste : monter le triomphe du tyran n’a jamais été lutter contre la tyrannie, mais la soutenir.

En page intérieure du magazine, dans le dossier que la couverture annonce, s’étale complaisamment l’arbre généalogique de la descendance : celui d’un fondateur de dynastie, associant l’esthétique de la série américaine à celle de l’ostentation monarchiste.

À Berlin, en 2004, s’est ouvert ce qui s’intitule « Museum für Fotografie » : 650 m2 de surface exposable, derrière l’imposante façade néo-classique de l’ancien casino de l’armée territoriale. Un espace grandiose, dont l’architecture intérieure offre à l’exposition un impressionnant dispositif de cimaises. À quoi s’offrent-elles donc précisément, sous ce titre encyclopédique de « Musée de la Photographie » ? Exclusivement, pour la part la plus importante du lieu, à la gloire de celui qui, s’il n’était mort en 2004, aurait pu très opportunément proposer ses services au Spiegel pour sa couverture de novembre 2016 dédiée au vainqueur de l’élection américaine. Et faire l’illustration complète du dossier en pages intérieures, dont les auteurs des photos figurent manifestement parmi ses sectataires. Car ce qui s’intitule « Musée de la Photographie » porte en sous-titre « Fondation Helmut et Jane Newton ». Helmut Newton, né à Berlin qu’il a dû fuir à cause de ses origines juives, devenu australien et mort à Hollywood, a réalisé une œuvre dont la glorification des corps-étalons s’apparente (sous une forme nettement plus vulgaire et sexuellement aguicheuse) à l’idéologie qui présidait aux Dieux du Stade de Leni Riefensthal, photographe officielle du nazisme.

Les salles du musée se succèdent ainsi, dans l’alternance serrée des figures du monde politique photographiées à la manière des images de mode, des figures de la mode photographiées à la manière des publicités érotiques des années quatre-vingt, et des figures du show-biz qui semblent tout droit sorties d’une partouze de luxe à la manière d’Eyes Wide Shut de Kubrick. Une mise en miroir du triomphe de la bêtise et de la vulgarité qui alterne les photos de Newton photographe et celles de Newton, modèle complaisamment mis en scène par son épouse au milieu de son haras féminin.
Une photographie du plus célèbre leader d’extrême droite français s’y étale en grand format, entouré de ses chiens, à la manière dont le nouvel élu américain l’est de ses femmes et filles dans le récent numéro du Spiegel, ou le photographe de ses modèles sur les cimaises de son « Musée ».

Que toute la photographie du XXème siècle puisse être ainsi réduite, dans le musée de Berlin qui prétend lui être dédié, à sa berlusconisation, nous dit très clairement ce qu’est cette berlusconisation du politique : l’embrigadement de l’esthétique au service du mépris, de la violence et de la discrimination sociale. Mode, reportage, voyeurisme sexuel et voyeurisme politique y sont attelés au char de triomphe du pouvoir et contribuent identiquement à sa propagande, dans une société du spectacle au sein de laquelle la puissance sociale de la photographie documentaire, l’alternative qu’elle propose à cette hégémonie iconologique, font l’objet d’un véritable négationnisme politique dont la presse de magazine est le relais.