L’Énigme comme forme



Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre.

Ce célèbre carton filmique du Nosferatu de Murnau constitue le moment où le film devient cette « symphonie de l’horreur » que désigne son sous-titre. Dans sa référence explicite au mouvement romantique, le cinéaste met en abyme, en 1922, l’Allemagne romantique des débuts du XIXème siècle, se référant elle-même au modèle de l’esthétique médiévale.

En exposant L’Entaille de l’exil, Christine Delory, française d’origine italienne partie longtemps vivre en Allemagne et imprégnée de culture germanique, joue à son tour de ce sens multiple du mot « exil », dans l’espace et dans le temps. Les photos exposées n’exposent, de fait, rien. Rien en tout cas qui soit immédiatement accessible à l’interprétation. Ce qu’elles exposent, ce n’est précisément que leur énigme.
Ce qui saisit le regard du spectateur, c’est exclusivement le flou iconique, et la manière dont ce flou et cette indistinction métaphorisent l’effacement des images d’archive, là même où plusieurs de ces images ne relèvent ni de l’archive familiale, ni du temps passé.

N’être pas chez soi, ce n’est pas nécessairement avoir quitté son territoire d’origine, mais ce peut être aussi se sentir d’un autre temps qu’on n’a pas vécu, et dont attestent seulement d’autres mémoires que la nôtre. C’est cette forme d’exil qui travaille les images produites ici, mêlant des photos récentes à des photos plus anciennes, et faisant de l’enfance le moment archétypal du trouble et de l’aliénation. Un poème tremble entre deux images qu’il n’explicite pas, des ombres appellent un regard scrutateur qui ne peut rien y trouver. La mémoire des camps, suggérée par quelques plans, n’y figure pas comme histoire, mais comme métonymie d’une cruauté qui ne se lit nulle part directement dans les images.

Le monde vacillant qui s’ouvre au spectateur entremêle ainsi ce qui n’a pas trouvé sa place dans le souvenir à ce qui n’a jamais été vécu. Et de fait, l’exposition se présente comme une réappropriation d’histoires multiples qui ne sont pas nécessairement celle de son auteur, comme si ce travail phagocytait les mémoires d’emprunt dont il a besoin pour se nourrir, et à partir desquelles il produit un monde suggestif mais indécryptable. Ou plutôt, qui résiste obstinément à se laisser décrypter.