L’ÉMOTION DOCUMENTAIRE


Pour la rencontre Du sensible à la photographie contemporaine, autour de l’exposition Avers et revers sensible, samedi 29 novembre 2014

La photographie documentaire est supposée viser une sorte de neutralité. Il nous semble au contraire que la mise à distance qu'elle implique impose un regard critique. C'est-à-dire à la fois la nécessité de prendre parti dans un espace politique, et une forme émotionnelle qui l'oppose radicalement au sensationnalisme sentimental et à ses manipulations médiatiques.
C’est pourquoi travailler, à partir du documentaire, la question de ce qu’on appelle « sensible » nous paraît ici déterminant : c’est l’enjeu qui est au cœur de la réception des images, de ce qu’elles provoquent, de ce qu’elles visent à capter et de ce qu’elles permettent de véhiculer dans l’espace public de leur diffusion.
Ce qu’on appelle « sensible » peut parfaitement s’appliquer à une chose : on parlera par exemple d’une plaque sensible, ou de la photosensibilité. Mais aussi à un mode de réception purement physique : le monde sensible est l’ensemble de tout ce qui est accessible à la perception de n’importe quel être vivant.
Est donc sensible de fait tout ce qui touche au corps, ou tout ce qui touche le corps par la médiation du système nerveux. Le sensible n’est donc jamais dans l’objet représenté (à quelque sens qu’il s’attache, et la vue n’est pas le seul), mais dans la réaction qu’il suscite chez un spectateur. Le corps est donc un véhicule du sensible, il n’en est pas l’objet. Et si les représentations du corps peuvent toucher notre sensibilité pour de très organiques raisons d’attraction ou de répulsion, cela ne nous dit rien ni de leur valeur proprement esthétique, ni des stratégies émotionnelles qu’elles mettent en oeuvre.

1. La fonction des images et l’usage de la série

C’est de ces stratégies que nous voudrions traiter ici : non pas des images elles-mêmes, mais de leur fonction, ou de ce que Michel Foucault appelait leur « usage ». Et, sur cette question des stratégies et du rapport tensionnel aux usages du sensible, convoquer l’un des grands photographes contemporains qui vient de mourir au début de cette semaine : Lewis Baltz.
Ce qui nous saisit en regardant ce travail, à quelque moment de sa carrière qu’on le prenne, c’est que ni l’objet de l’image, ni l’image elle-même, ne sont destinés à susciter quoi que ce soit. Ils ne font pas sens en soi et n’ont par eux-mêmes ni intérêt ni valeur.
L’image vise une forme de neutralité, du point de vue de sa pictorialité en tout cas. Elle ne se veut ni belle ni surprenante en soi. Elle ne vaut que par les multiples contextes dans lesquels elle s’inscrit, et qui lui confèrent non seulement sa pertinence, mais la puissance émotionnelle dont son unicité n’est pas porteuse. Elle vaut non pour le frisson facile qu’elle pourrait donner, mais pour la réflexivité dont elle est un vecteur.
Elle vaut donc d’abord par la série dans laquelle elle s’inscrit, et cette dimension sérielle est la clé de son usage. C’est pourquoi elle trouve sa raison d’être dans des livres ou des expositions, dans le contexte des images qui l’accompagnent, et où s’opère le jeu tactique entre différence et répétition, dont Deleuze fait le pivot de son interprétation esthétique. Elle se constitue par le regard sériel qui l’inscrit dans une appartenance, et fait que son sens n’apparaît pas immédiatement, mais émerge progressivement du regard sur la série.
On peut dire cela aussi de l’œuvre de Roger Ballen : la mise en scène des images relève bien d’un travail documentaire sur les lieux et sur les gens. Mais, quel que soit le travail esthétique accompli sur chaque image, l’œuvre ne vaut que par sa sérialité, par la façon dont chaque image s’inscrit non pas seulement dans un répertoire de formes, mais dans un sens qui n’émerge que de la différence des formes au sein même de leur répétition.
Et cette contextualisation par la série s’inscrit elle-même dans une contextualisation plus large : celle des conditions dans lesquelles l’œuvre a été accomplie. Ballen dit dans un entretien :

Je dois parfois me concentrer sur des textures et des marques, parfois sur la masse et le poids, tout cela avec l’ambition explicite de produire une image intégrée.

Et cette intégration de l’image a ici une double signification : d’une part chacun de ses éléments doit participer de la cohérence de l’ensemble, et de l’effet visuel qu’il vise à produire ; mais d’autre part aussi l’ensemble que constitue l’image est intégré dans un ensemble plus large : celui de la série à laquelle elle appartient, et qui oriente le regard sur elle en lui donnant sens.
Comment comprendre la série Outland autrement que dans le contexte de l’Afrique du Sud contemporaine de la fin de l’apartheid : celle des petits blancs pauvres des zones rurales, et des rapports complexes d’abandon social commun qu’ils entretiennent avec leurs voisins noirs ?
Comment vouloir ignorer la spécificité du regard que l’auteur des images pose sur ce monde, et qui nourrit sa production avant même d’affecter la réception d’un spectateur. Le regard d’un géologue américain, venu travailler dans la prospection minière, et que son expérience de terrain va conduire à cette reconversion forte qu’est l’engagement photographique :

J’ai travaillé pendant près de trente ans comme géologue, presque autant de temps que mon engagement dans la photographie.

Et comment ne pas voir la métaphore politique dont elle est porteuse :

Ma perception fondamentale de la vie humaine est celle d’une « action perpétuelle » contre les forces du chaos : en permanence nous ordonnons nos vies de manière à gérer et contrôler l’inévitabilité du déclin et de la décomposition.

L’image est bien cette manière d’ordonner les forces du chaos : celle d’un chaos social que le géologue venu sur le terrain des zones rurales voit dans l’abandon de leurs populations, la déréliction qui les affecte et les formes non seulement de misère économique, mais de désespoir politique qui les affectent.
Mais en donnant forme à ce chaos, la série vise quelque chose qui n’est pas seulement le constat d’un désespoir, mais la mise en évidence de quelque chose qui tient les personnes, qui les fait exister chacun pris individuellement dans sa singularité, tout autant que comme collectif porteur de liens invisibles, auxquels la série donne une visibilité : partout, sur toutes les images, des fils tendus, des fils conducteurs, des liens serrés, arrachés ou distendus, dont la constance, loin de produire un effet misérabiliste, est comme une « action perpétuelle » contre les forces du chaos dont participe la volonté de faire image.

2. La mise en évidence d’un double langage et l’usage de l’émotion

Et cette évidence visuelle, qui ne peut apparaître que dans un regard sériel dans l’œuvre de Roger Ballen, renvoie à l’interprétation donnée par Bernard Lamarche-Vadel de l’œuvre de Lewis Baltz :

Loin de moi l’idée de nier que Lewis Baltz est photographe, mais son regard exclusif sur l’effondrement des identités en série de transferts (…) m’entraîne à penser qu’il crée dans la persistance même de ce regard un site de virtualités et de dissipations qui réfléchit aussi l’histoire contemporaine de la sculpture.

Par où passe donc la complexité du rapport au « sensible », dans une œuvre comme celle de Lewis Baltz, dont l’intention minimaliste originelle et la dimension constamment conceptuelle vise précisément à évacuer tout appel au sentimentalisme ? Et peut-on dire d’une œuvre dont les exigences socio-politiques sont évidentes, et dont le référent ne figure à aucun moment un quelconque rapport à l’intime, qu’elle inscrit pourtant d’autant plus fortement l’engagement de l’auteur dans son œuvre ?
C’est précisément autour de ces deux questions que s’articule cet oxymore que paraît constituer l’émotion documentaire.
Jeff Rian écrit à propos du contexte socio-économique de la jeunesse de Baltz :

L’Amérique des années cinquante était alors une véritable épopée, que l’on écrivait avec des matériaux de construction partout au milieu des paysages de banlieue fleurissaient des chantiers qui déplaçaient les limites entre ville et campagne. Ce changement de vie fut la conséquence de la transformation d’une économie militaire en une économie nationale : cela commença par la création de lotissements de maisons identiques, de centres commerciaux, de complexes résidentiels destinés à répondre à l’explosion démographique.

Ce qui est profondément ancré dans le travail de Baltz, et fonde son travail sur le territoire comme une véritable autobiographie, c’est ce glissement subreptice d’une économie militaire à une économie nationale, et les jeux de double langage qu’il induit. L’épopée industrielle des années cinquante, amorçant l’épopée technologique des années quatre-vingt, c’est ce masquage de l’intention militaire dans les apparences civiles, avec les effets destructeurs dont elle est porteuse : des zones détruites au nom de la construction, des territoires pollués, salis, désertifiés au nom du progrès.
Et ce double langage d’une affirmation civilisatrice, conquérante et constructrice, dans le temps même d’une réalité de ce que Lamarche-Vadel appelle « l’effondrement des identités », c’est exactement ce que visent à montrer les images des constructions sérielles de Tract Houses, tout autant que celles des sites en déréliction de Park City, de San Quentin Point, ou de Nevada, dont il dit en 1977 qu’elle représente « cette partie de l’Amérique abandonnée à la mafia pour qu’elle y prospère ».
Et bien sûr que l’émotion n’y surgit pas directement de ce que montrent les images, d’où tout corps, tout visage ou toute trace de présence est absente ; mais précisément de cette absence même, nullement spectaculaire ni sensationnaliste, d’où surgissent les béances qui nous sont données à voir comme des indices. L’émotion ressentie face à l’image est précisément dans tout ce que sa froideur nous donne à décoder. Et cette émotion-là trouve son origine dans la colère sourde de l’auteur lui-même, dans l’exaspération qui motive son propre travail, et dans tout le processus de refroidissement de cette chaudière émotionnelle elle-même.

3. L’intention esthétique comme forme d’un espace politique

L’intention de Baltz est clairement esthétique, mais elle l’est pourrait-on dire au sens kantien : ce qui doit donner forme à un espace commun. Et cette forme de l’espace commun doit générer par là, comme le montrera Hannah Arendt dans l’ouvrage Juger qu’elle consacre à la Critique de la faculté de juger de Kant, le fondement même du politique.
Si notre sensation, au sens physique du terme, est bien déterminée par notre condition organique, et de ce fait naturelle, en revanche notre sensibilité, au sens affectif et émotionnel du terme, est au contraire structurée par le langage et la culture, déterminée par l’éducation et par les modalités de nos appartenances, qui produisent notre propre relation à ce que nous appelons « intime », et qui est largement construit par l’histoire collective, comme le montre en particulier toute la recherche psychanalytique, autant que les recherches de ce que Deleuze et Guattari nommeront « schizo-analyse ».
C’est devant cette histoire collective que nous place le travail de Lewis Baltz : devant le monde américain des années cinquante qui se prétend en paix et qui est en guerre ; devant celui des années soixante-dix qui promeut les facilités euphémisantes de l’idéologie consumériste, pendant qu’elle envoie ses propres ressortissants massacrer au Viet-Nam.
Une artiste comme Martha Rosler présentera autrement ces modalités du double langage dans la série Bringing War at home, où l’on voit de paisibles ménagères vaquant à leurs occupations domestiques, devant des fenêtres ouvertes sur des photoreportages de la guerre du Viet-Nam. Rosler dénonce ainsi le sensationnalisme du photoreportage en même temps que la guerre économique du consumérisme et ses apparences pacifiantes.

Baltz montre autrement ce rapport constant à la fausse pacification, et aux violences dont elle est porteuse, dans la série The Deaths of Newport, dont il donne le contexte dans l’ouvrage lui-même : un retour sur les lieux de son enfance, dans la ville de Newport Beach en Californie, à partir de la commande d’un travail sur le territoire. Mais cette commande lui est faite en 1988, dans le temps même où il est en train de reconfigurer son travail :

En 1988, j’ai arrêté de photographier les territoires, parce que j’ai pensé que tout le monde en savait déjà trop sur l’espace du monde. En 1988, ma fascination s’est portée sur les deux phénomènes de la technologie et du nomadisme. Ils semblaient liés l’un à l’autre, et à la disparition du monde.

The Deaths of Newport est donc l’œuvre-charnière entre la période du travail sur les territoires, et la période d’une véritable déterritorialisation de son travail, qui se portera désormais sur le vecteur technologique, et ce que l’un de ses biographes appelle « le système nerveux central de la vie contemporaine ». Cette déterritorialisation donnera lieu, entre 1992 et 1995, à la Trilogie du pouvoir, incluant les trois œuvres Ronde de nuit, Les Corps dociles et La Politique des bactéries. Elle donne lieu aussi à une reconfiguration de l’usage du médium :

Baltz commença à étudier les effets secondaires d’une société de plus en plus dépendante de de l’électronique et des technologies liées à la surveillance électronique. Il se mit aussi à utiliser des moyens photographiques différents et le film couleur.

Mais ce moment-charnière du renoncement au territoire, avant l’entrée dans la Trilogie, il le consacre précisément à une forme métaphorique de revisitation de sa propre histoire : ce qui s’est passé dans sa ville natale en 1947, moins de deux ans après sa naissance, qui coïncide elle-même avec la fin de la deuxième Guerre mondiale.
Le texte qu’il écrit lui-même, en accompagnement de ces images, resitue cela dans le contexte de la commande de 1988, et commence ainsi :

En 1988, je vivais à Milan, dans la maison de mon épouse, observant et contribuant à la détérioration de mon troisième mariage.

Auparavant, le livre s’ouvre sur un exergue d’une citation de Freud tirée du texte de 1928 Dostoievsky et le parricide, analysant le rôle « rédempteur » du parricide selon Dostoïevsky, en tant qu’il assume le meurtre qu’il dispense ainsi les autres de commettre.
Et ce qui avait été la commande d’un travail sur le territoire devient un travail sur les images d’archives du procès intenté à une jeune femme accusée d’avoir assassiné ses riches parents, avec la complicité de son amant, en faisant exploser le yacht sur lequel ils se trouvaient en 1947. L’usage d’une arme de guerre pour commettre un parricide en un temps où la paix est supposée être revenue, puisque vient de s’éloigner cet objet de l’effroi commun qu’est la guerre ; mais aussi les rapports de fascination que le public va entretenir avec cet objet du désir commun qu’est le parricide, … dont Baltz affirme qu’il a probablement suivi le procès, à l’âge de dix-huit mois … dans les bras de sa mère.
La mise en abîme émotionnel est vertigineuse, et donne lieu à la mise en abîme non moins vertigineuse des images d’archives du procès, sans cesse réitérées et recadrées, passant du plan lointain au plan rapproché, de l’image de groupe à la focalisation devenue quasiment illisible sur le détail d’un objet ou de la peau d’un personnage.

Les pays qui se prétendent en paix continuent d’être en guerre économique, écologique, sociale et politique, pour des raisons systèmatiquement occultées, et dont seules les images peuvent laisser trace, à la manière fugace et pointilliste des pièces à conviction d’un procès, laissé en héritage pernicieux par les générations précédentes. Un tel double langage ne peut que provoquer la colère ou le dégoût, et c’est ce double langage que Lewis Baltz met en évidence dans les reconversions mêmes de son travail photographique. Il le fait d’abord avec les moyens esthétiques qui sont ceux du minimalisme conceptuel. Mais le minimalisme ne vise pas à abolir la dimension émotionnelle du rapport à l’image. Il vise au contraire à la reconvertir dans le champ plus complexe où elle doit s’inscrire : non celui d’un sensationnalisme immédiat jouant sur les facilités de la corde sensuelle ou affective, mais celui d’une réflexivité qui transmute l’émotion en vecteur d’une possible action.
Baltz ne s’est jamais présenté comme un militant, et son travail n’est ni pédagogique ni dogmatique ; mais il est au sens propre politique, en tension perpétuelle entre une position dissociée et distanciée profondément ancrée dans l’élégance de son geste artistique, et la nécessité de faire œuvre ; c'est-à-dire, toujours et malgré tout, communauté.

© Christiane Vollaire