LE TROUBLE ARCHITECTURÉ


Agora n° 39, hiver 1997

La myopie fait éprouver le plus quotidiennement et avec le plus d’acuité ce que représente l’activité de regard: le passage du trouble au distinct. C’est de ce renversement qu’elle se constitue: moment où, d’une indistinction privée de repères, on passe à la perception des lignes et des contours. Moment où le brouillard se résout en limites, moment métaphorique qui structure le chaos en cosmos. C’est de cet achèvement du trouble que naît l’objet: quelque chose se désigne là à partir d’un acte intentionnel.
De cet effet de structure participe, comme tout regard, le regard médical: il donne forme à l’informel, comme il donne nom à ce qui fait mal. Or cette réduction du pathos au paramètre n’est pas vitale seulement au sens où elle permet le diagnostic qui rend le soin possible. Elle est vitale aussi dans un sens plus existentiel: elle fournit au patient une conscience de la structure de son corps. Elle reconstruit l’affect dans le concept, et fait ainsi refluer l’angoisse.La réduction du corps à un objet d’étude a bien à cet égard un effet apaisant, sa structuration en éléments repérables est existentiellement nécessaire.

LA STRUCTURATION

L’architecture du corps échappe en effet à celui qui en est porteur, que ce soit celle des connexions nerveuses ou celle de l’ossature. Et la maladie brouille encore ce schéma intériorisé de notre propre construction, dont elle nous fait perdre l’accès.La douleur nous plonge ainsi dans un chaos dont il faut sortir, et le regard médical, de ce chaos, fait émerger les lignes de l’anatomie et les réseaux de la physiologie, recompose une structure et en dégage des causalités. C’est un travail de re-création du corps, dans lequel ce qui fait le propre de l’intention médicale, dans sa dimension rationalisante elle-même, entre en pleine adéquation avec la demande du patient.
De la même intention relève le travail de la psychanalyse: travail d’aide au ressaisissement de la structure, de dégagement des lignes de force, sur lesquelles ensuite le sujet peut réaccrocher les éléments épars d’une identité en lambeaux. Le regard, de la matière, dégage de la forme: comme le travail d’interprétation des textes, l’activité de l’archéologue, des décombres, dégage les fondations disparues et en réactualise la présence.
Or la structuration de l’espace est justement ce qui permet qu’existe un espace, c’est-à-dire un ordre cosmique, une forme des choses. Et cette structuration, c’est la perception qui nous y donne accès: sans le regard, on perd toute possibilité d’accéder à l’ordre. La nuit est chaotique, le jour organise les formes qui fusionnaient dans l’indifférencié.
Qu’il puisse y avoir erreur sur ce que le regard désigne et définit n’enlève rien à la nécessité vitale de la désignation et de la définition, hors de laquelle aucun repère mental n’est possible. C’est pourquoi cette organisation de l’espace se fait dans le temps: si la vision est instantanée, le regard nécessite le temps de l’émergence, cette attention qui va la permettre.
C’est aussi ce regard-là qui donne son statut à l’oeuvre d’art: l’objet qui devient oeuvre est celui dont le regard de l’artiste a révélé la présence. Proust le dit des natures mortes de Chardin :c’est par elles que lui a été révélée la présence des objets, c’est à partir d’elles qu’il n’a plus simplement vu, mais regardé, les éléments épars du quotidien, et donné la forme d’une oeuvre à l’informel de l’habitude:saisi, comme il l’écrit, la beauté d’une table mal desservie. De ce point de vue, dans l’art contemporain, le traitement de l’objet produit un effet similaire à partir d’une intention radicalement différente: les objets réappropriés par Marcel Duchamp comme “ready-made”, et plus tard par le Pop’Art, sont arrachés à une vision indifférenciée (celle des supermarchés, par exemple), pour être exposés, c’est-à-dire imposés au regard dans la brutalité de leur évidence. Dans toute oeuvre d’art, la logique du regard entre en acte, comme entreprise structurante qui, loin de donner chair à l’ossature, fait apparaître le squelette sous-tendant l’apparence informe des choses. Elle tisse ainsi des réseaux de relation entre les objets, permettant la réappropriation du réel.

LA CONSTRUCTION
:
Le travail de l’architecte donne peut-être la meilleure image de cette fonction spécifique du regard qui modifie son objet. Peter Greenaway, dans le film Le Ventre de l’Architecte, faisait de la création architecturale un processus de gestation: ce qui va différencier de l’indifférencié, donner forme à l’informe. Le geste de l’architecte n’est ainsi rien d’autre qu’une matérialisation du regard structurant: ce qui, du vide indifférent, va faire surgir l’espace où vivre.
L’architecte ne construit pas, mais il ne se contente pas non plus de subodorer ou d’imaginer. Il anticipe sur le réel. Il représente effectivement ce qui n’a pas d’effectivité, et il va devoir lui en donner. Il est un regard en acte.
L’architecte Erich Mendelsohn en témoigne dans un célèbre ouvrage, paru en 1928, Amerika. De retour d’un voyage: aux USA, il fait paraître un livre où les photos des réalisations architecturales de L’Amérique au tournant du siècle sont commentées dans leur projet d’organiser l’univers social, de donner forme à une intention. Les silos à grains de Buffalo deviennent l’emblème de ce projet démiurgique, et, face à la représentation de ces cylindres gigantesques resserrés en une composition à la fois compacte et élancée, Mendelsohn écrit:
“Alors, quand apparaît la volonté d’organiser, le délire se transforme en audace et la confusion en harmonie”.
De l’afflux chaotique de la matière émerge ainsi l’organisation cosmique d’une industrie qui la métamorphose et la canalise. Les silos à grains dessinent une architecture à l’image du projet industriel, à l’image d’un regard appropriateur. Mais le regard de l’architecte photographe désigne aussi ce processus d’appropriation, d’explicitation de la métaphore à l’oeuvre dans la construction: mise en abîme du regard de l’architecte constructeur par l’architecte spectateur. Mise en évidence, à travers le travail photographique, de l’agencement des lignes et des volumes, découvrant, au-delà de la fonction de l’objet, son sens.
Erich Mendelsohn montre ainsi, mieux qu’une intention sociale, un symptôme dans l’organisation de la matière: le regard porté sur l’architecture en réinscrit le projet dans un ordre qui la dépasse et qu’elle illustre.
Or il apparaît de ce point de vue que le médecin est bien un architecte du corps : il donne une représentation des schémas de l’intériorité qu’il va rendre effective. Il est ce regard en acte qui rend le corps à sa structure. Il anticipe sur un réel rendu à sa fonctionnalité, et il le met en chantier.
Le lieu qui se construit définit ainsi le moment du regard: moment intermédiaire entre anticipation et réalisation, entre l’architecte et le constructeur. Moment où coexistent la preuve de la réalisation et la marque de l’intention: c’est le temps même du devenir et de la gestation.
Mais dans ce moment existe encore le troisième terme, le moment d’avant; le temps, non encore temporalisé, du chaos. Il y a encore dans le chantier la trace de ce à quoi l’on est en train d’échapper, en même temps que la marque la plus présente de l’intention structurante: les pylônes, les câbles, le travail même, à la fois théorique et pratique, mathématique et concret, de la fondation, cette essence que la matérialité du bâtiment finira par masquer. Il y a, à partir de cette émergence d’une structure, la marque de l’effort.

L’OBJECTIVATION

Ce regard qui fixe et qui fige, ce regard qui objective, s’il est nécessaire à la constitution de l’espace, est de ce fait aussi nécessaire à la constitution de soi, précisément parce qu’il est fixateur.
Volonté de savoir et volonté de voir se confondent ainsi dans une volonté de délimitation: ce que Descartes met en évidence en produisant comme critère décisif de la connaissance celui de la distinction. Et, dans un registre apparemment antinomique, toute l’intention de l’art expressionniste elle-même pourrait se réduire à une passion de sortie du chaos, une volonté de faire émerger la structure. La brutalité des lignes y est un signe positif; le choc des couleurs, l’obsession des contrastes, traduisent la même intention de refouler le flou, de tracer les frontières, de délimiter les moments de l’espace.
Le regard est donc bien ce qui nous inscrit à la fois dans la spatialité de l’environnement et dans la temporalité de la conscience, et donne dès lors à notre sensibilité ce que Kant appelle sa “forme”: ce qui conditionne notre rapport au monde à partir de sa délimitation, et nous différencie ainsi nous-même, comme sujet, de tout autre. C’est un travail de composition qui va rendre l’objet à son essence: donnant ainsi structure à l’espace extérieur comme à l’espace intérieur, il permet la structuration de soi, puisqu’à partir de cette séparation originaire qui donne naissance au cosmos, le regard fait advenir du manifeste là où il n’y avait que du latent.
C’est pourquoi il y a bien une spécificité du regard médical, qui, même s’il présuppose évidemment l’échange corrélatif à tout regard humain, ne s’y réduit pas: le regard qui structure doit rendre le corps à la conscience de son schéma, et réduire ainsi le trouble pathologique qui l’avait renvoyé au chaos. Il doit dire qu’il y a bien un ordre de la nature, une détermination qu’on doit tenter de retrouver, une possibilité d’échapper à la déliquescence.
Si “Regarde-moi” est une demande d’objectivation, le regard amoureux procède lui aussi de cette exigence de fixation de l’être, de cette inquiétude. Il demande à fixer le trouble, à sortir de l’indifférencié. Qu’il passe nécessairement par ce que Kierkegaard appelle le “stade esthétique”, signifie précisément que la forme est ce qui va donner de l’être, que seul l’“eidos” (qui signifie en grec la forme , et a donné en français l’idée) nous confère une réalité: l’émotion de cet accès à l’être passe par une reconnaissance de la beauté. On nomme ainsi “les traits” ce qui définit le visage de l’autre, le seul moyen d’accès que nous puissions avoir à ce qu’il est, c’est-à-dire précisément la structure que lui confère notre regard, la ligne dans laquelle s’inscrit le volume et à partir de laquelle il advient. Et la caresse est ce trait que notre regard dessine de la main pour faire surgir le volume à partir de la ligne.

LA SÉPARATION

De cette dimension tactile du regard témoigne la séparation du clair et de l’obscur. Le partage de l’ombre et de la lumière inscrit dans le regard la sensation du chaud et du froid, attire l’oeil vers la chaleur et définit l’objet à partir de son manque. Les couleurs héritent aussi de cette sensitivité du chaud et du froid qui les définit par leur rapport tactile au corps, et en dégage l’émotion que cette sensation va produire. Et la puissance originaire de la volonté créatrice se figure dans cet acte de séparation des ténèbres et de la lumière qui, en dégageant la chaleur, donne naissance à la forme.
Les techniques médicales contemporaines réintègrent cette association de la chaleur à la couleur pour la visualiser, et départager le corps en zones thermiques dont la répartition s’établit en termes de norme et de pathologie.
Or cette séparation entre jour et ténèbres définit le regard en termes de rupture, et l’on retrouve cet acte de rupture, théâtralisé, dans l’ouverture du rideau ou le braquage des projecteurs. Le voile déchiré renvoie la salle aux ténèbres pour orienter le regard vers ce qui va devenir la représentation de la vie.Le spectateur est alors mis en demeure de scruter ce que le geste de la lumière lui désigne. Il rentre dans l’ombre pour que puisse advenir au jour une projection de soi commune à tous. Il y a en quelque sorte un retour momentané du particulier à la clandestinité, un moment nécessaire de la négation de soi, pour que l’universel puisse être montré, pour qu’il soit rendu présent dans l’espace clos de la représentation.
Ce moment est tout aussi nécessaire à l’évaluation diagnostique. La particularité du patient est abolie dans le regard porté sur le corps, qui renvoie aux déterminations de la nosographie et abstrait l’individu dans la représentation d’un universel repérable.Et l’intelligence médicale réside d’abord dans cette faculté d’abstraction, dans cette capacité plus ou moins efficace à reconnaître l’universel dans le particulier, à transformer en symptôme déterminé ce qui fait signe dans le vide. A accrocher le regard sur la structure du concept.
Si le voyant est celui dont le regard traverse les apparences pour atteindre les essences, alors il est clair que, dans son intention diagnostique, le regard médical est voyant. Il ramène le corps à sa représentation pour en dégager ce qui fait signe et l’interpréter.
Ce qui rend ce regard insupportable est ainsi précisément ce qui le rend nécessaire: renvoyant l’individu à sa structure la plus intime, il le projette d’un même mouvement dans l’universel. Il ne lui permet de se reconnaître qu’en l’arrachant à sa singularité. Et cet arrachement est une vraie blessure narcissique.

LA SÉLECTION

Or c’est à partir de cette blessure que le regard médical doit permettre une réappropriation de soi, comme le regard de l’architecte permet une réappropriation de l’espace à partir de la rupture. Il ne dompte pas la sauvagerie du chaos, mais y inscrit les lignes qui vont l’organiser. Le baroque, en décentralisant les lignes, en dérigidifiant les formes, produit l’effet de miroir, la mise en abîme, la perte du contrôle spatial. La multiplication des examens est à cet égard baroquisante: elle produit un effet kaléidoscopique de désunification. Et cet effet est paradoxalement le produit d’une volonté d’exhaustivité: volonté de tout intégrer, privilège de la totalisation au détriment de la centralisation. Refus d’éliminer ce que, de l’espace, le regard ne peut embrasser, refus de reconnaître la limite. C’est ce qui sépare Kant de Hegel ou de Leibniz.Ce qui sépare l’intention critique de l’intention encyclopédique.
Le regard est par définition sélectif. Il épure. Que son choix soit ou non légitime, il est en tout cas nécessaire. C’est pourquoi l’ambition monadologique sur le corps est une ambition déstructurante, qui prive de regard. La totalisation du corps, paradoxalement, en fait perdre l’unification en même temps que la représentation: accordant une équivalence absolue à une variété infinie de paramètres, elle produit ainsi de l’indifférence. Dans le Woyzek de Büchner, le personnage titre est ainsi réduit à l’ensemble de ses fonctions organiques par un médecin expérimentateur, à l’ensemble de ses fonctions sociales par un capitaine arbitraire. Dans l’incapacité de trouver ce qui en lui peut faire fond, ce qui de lui peut être reconnu.
C’est alors bien l’inflation des, images qui produit l’effet le plus déstructurant: ce qui disperse le regard disperse aussi ce dont le regard est l’instrument, la pensée elle-même. Noyé dans les représentations de la douleur, on ne sait plus ce qu’est la douleur; noyé dans les représentations de la guerre, on sait peut-être qui fait la guerre, mais on ne sait plus ce qui fait la guerre; noyé dans les représentations du corps, on ne sait plus ce qu’est un corps. Noyé dans la multiplication des paramètres analytiques et biologiques, le médecin ne sait plus non plus ce qu’est un corps: une nouvelle matière est produite, dont la surabondance vient faire écran au regard. Il se produit alors quelque chose qu’on pourrait définir comme une cancérisation des paramètres: la prolifération infinie des abords analytiques n’est rien d’autre qu’une perte du regard par un nouveau brouillage. Le chaos des structures n’est plus une structure, l’unité conceptuelle y est perdue et l’unité du schéma corporel révoquée. C’est l’intention médicale elle-même qui s’abolit dans l’effet hypnotique de la production technique, produisant une désorientation symétrique de celle que produit l’effet pathologique sur l’homme malade. Regarder suppose alors qu’on renonce à accumuler.

Par ce travail à la fois centralisateur et séparateur du regard est ainsi nécessairement distanciée la spontanéité naturelle: le regard s’éduque à structurer, à construire, à objectiver, à séparer, à sélectionner; et l’homme s’éduque à regarder. C’est précisément à ce prix qu’on sort du chaos de l’indifférencié, mais aussi de la froideur de l’indifférence: pour que le monde nous regarde au double sens du terme, il faut bien que nous y ayons posé les points de repère de notre propre regard, que nous ayons non pas aboli, mais rectifié la brutalité de l’affect, que nous ayons émergé du pathos. Cette rectification de l’émotion est précisément ce à quoi nous convie tout travail de regard. Elle est aussi ce qui, dans l’acuité du regard médical, désigne, au-delà de la prolifération des techniques et en deçà de l’échange relationnel, la nécessité la plus humaine qui soit: la passion de comprendre.

© Christiane Vollaire