Le Gant de velours


L’esthétique à l’épreuve du politique

Suite d’une discussion Autour de la question des migrations : politique et art
entre : Valérie Osouf, Paul Sztulman, Philippe Bazin et Christiane Vollaire
(Ceci est la première version, que j’ai proposée, d’un texte qui a reçu par la suite d’autres apports éclairants de Paul Sztulman, mais dont le travail collectif n’a pas été finalisé), Jeudi 5 juillet 2018
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Une des fonctions socio-politiques de l’art pourrait bien être de faire des artistes le gant de velours des politiques d’État. Et d’autant plus dans le domaine où ces dernières se présentent de plus en plus comme une véritable main de fer : la question des migrations, largement liée à celle de l’espace post-colonial.
Dans le temps donc où les demandeurs d’asile, les exilés, ceux qu’on appelle « migrants », sont contraints, ayant fui la violence de leur pays d’origine, à fuir à nouveau celle de leur territoire « d’accueil », à se cacher, à tenter d’échapper aux contrôles et aux rafles, à vivre la misère d’une condition de paria sous la terreur de ce que les technocraties européennes ont érigé en « politiques migratoires », dans ce même temps les cimaises des musées s’ornent de leurs effigies sous la figure de la défaite et de la soumission, masquant la réalité des violences sécuritaires et policières, mais redoublant leur effet par la représentation de leurs cibles, réduites à l’impuissance des victimes.

La question qui se pose ici est donc celle de la représentation, de sa légitimité et de son usage. Et elle se pose dans le double sens du mot : celui, esthétique, de l’exposition ; et celui, politique, de la représentativité. Qui représente qui ? Et qui est représenté ? Gayatri Spivak, traitant de la question des subalternes, se référait déjà à ce double sens en citant la formule de Marx dans Le Dix-huit brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte : « Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés ».

C’est donc ici sur l’étroite relation entre ce que Gramsci appelait la fonction organique de l’art et sa fonction critique, qu’il faut se pencher. Parler à la place de, c’est déjà admettre que cette place doit être occupée … précisément par ceux dont ce n’est pas la place. Et de cette forme d’usurpation témoignent bien des aspects de l’art contemporain. Ceux que la philosophe Hannah Arendt appelait les « déplacés » (position qui fut aussi la sienne), et qui ne trouvent leur place nulle part, sont ainsi déplacés aussi de leur propre statut de battants, voire de combattants, pour être réduits à cette nouvelle forme d’exhibition zoologique que peut présenter, dans la presse magazine, la photo journalistique des différentes espèces de « jungles ». Et l’on ne sait du coup plus quel mot serait à sa place pour dire ce déplacement.
Mais ce qui n’est jamais montré dans cette séquence des déplacements et des remplacements, c’est au final le véritable vide social et politique dont témoignent les politiques d’exclusion. Le déplacé est en réalité non pas seulement celui pour qui la place manque, mais celui dont la place manquante laisse un vide sur le territoire qui ne l’accueille pas. Et ce vide est bien rarement montré en tant que tel. Laisser la place vide pour les migrants, c’est attendre qu’ils viennent l’occuper.

Ce vide, occulté par le trop-plein des images et des discours, nous interroge autrement encore sur les modes de visibilité accordés aux exilés. Que faut-il rendre visible ? Et en quoi un excès d’ostentation peut-il être autre chose qu’une forme d’invisibilisation ? Car dans le même temps où s’opère la clandestinisation des réfugiés par les chasses à l’homme dont ils sont l’objet, s’opère la construction politique de leur invisibilité, dont participe une certaine manière de les montrer, de parler à leur place ou de les exhiber.

L’art n’a pas pour fonction de montrer le réel, mais bien plutôt d’en désigner la force symbolique. Et par là de rendre cette force symbolique à celui qui en a été privé par la force réelle. Il peut montrer la défaite symbolique de puissances politiques qui n’ont plus le pouvoir que de leurs forces de l’ordre, dont chacun sait qu’elles sont devenues de considérables puissances de désordre et de destruction sociale. Encore faut-il pour cela d’une part que sa force esthétique soit réelle (et ne se réduise pas à quelques images grossièrement aguicheuses ou à quelques vidéos bavardes et mal cadrées d’expositions récentes), et d’autre part que sa position soit pensée à partir de l’impact qu’elle vise, et des stratégies qu’elle se donne par rapport aux formes de pouvoir qu’elle souhaite destituer (et qui sont multiples).

Que la pratique artistique ne se réduise pas à cette fonction politique, et qu’il y ait place pour bien d’autres choix esthétiques, est une évidence. Mais si le choix est fait d’un art politique, quelle serait alors la fonction d’une rhétorique de l’engagement dont le surgonflement serait purement narcissique ? Que la philosophie, les sciences humaines, les savoirs de l’écrit, puissent être associés à une pratique artistique, signifie-t-il pour autant qu’une œuvre doive devenir la simple illustration instrumentalisée par le discours ? Dans Esthétique de la Résistance, Peter Weiss montrait comment la puissance du regard porté sur les œuvres soulève un véritable potentiel de résistance à l’écrasement, et comment la créativité artistique produit aussi des formes de créativité politique.

Penser la représentation esthétique des migrations, c’est d’abord réfléchir en quoi cette représentation peut être une arme pour les exilés, en quoi elle peut à la fois renforcer la perception de leur pouvoir et fonder la conviction de leurs droits. Cela signifie qu’ils puissent en être eux-mêmes les acteurs, et que la place qui leur est ouverte soit bel et bien une conquête : la conséquence du vide politique produit par le crime d’État que constitue leur exclusion. Car ce crime contre les réfugiés n’est qu’une des multiples formes du suicide de l’institution. Et c’est un combat commun de refuser l’un autant que l’autre.