LA VISIBILITÉ, PIVOT DE LA PENSÉE FOUCALDIENNE
Pour la Journée d’études Ce que Michel Foucault fait à la photographie, École Nationale Supérieure d’Art de Dijon, lundi 8 décembre 2014
Du chapitre « l’invisible visible » dans La Naissance de la clinique, où « le regard, à lui seul, domine tout le champ du savoir possible », au dispositif du panoptisme dans Surveiller et punir, la pensée de Foucault articule l’effet épistémique de ce « triomphe du regard que sera l’autopsie », aux usages politiques de la discipline des corps, qui ouvriront, dans La Volonté de savoir, à la toute-puissance du contrôle biopolitique.
À tous les moments de son œuvre, à tous les niveaux de sa réflexion, le régime de visibilité est au cœur du rapport savoir – pouvoir, faisant voler en éclat la possibilité d’une innocence du regard pour en mettre au jour l’ambivalence, autant que les usages violents.
Une telle interrogation politique, sur le dispositif optique comme processus de désesthétisation, ne peut qu’engager à questionner l’intention photographique elle-même. Et ce questionnement nous paraît s’appliquer tout particulièrement aux mutations de l’œuvre de Lewis Baltz.
1. La reconfiguration de la pensée du pouvoir dans l’œuvre de Foucault
Sur la photographie en tant que telle, Foucault n’a à proprement parler pas écrit. Sur l’usage du document, il a produit un texte de l’Archéologie du savoir, souvent et abondamment cité, qui traite plutôt de la question de l’histoire, dans le rapport du document au monument, que de celle du travail documentaire de l’image.
Mais la question du visible, et des formes de gouvernementalité qui lui sont liées, est au cœur de son travail. Et l’on peut repérer dans son œuvre une mutation du même ordre que celle qui affectera l’œuvre de Lewis Baltz, photographe, quelques années plus tard. Celle qui fait muter la question du pouvoir d’une problématique du repérage territorial à une problématique de la diffusion du contrôle. De ce point de vue, l’œuvre de Lewis Baltz semble suivre le même mouvement que celle de Foucault, et l’on peut voir une claire analogie entre la reconfiguration majeure de l’œuvre de Foucault et celle de l’œuvre de Baltz.
Foucault conçoit l’intégralité du rapport au pouvoir en termes de droit de regard. Ce droit de regard se porte d’abord sur un concept du sujet conçu comme territoire physique et mental de l’investigation. Et l’on peut intégralement concevoir la pensée de Foucault comme une pensée de l’intrusion, d’une dissémination physique et mentale du pouvoir : il pointe et désigne le déviant, la « vie des hommes infâmes », dans le temps même où il fait intrusion dans le corps pour en assurer la visibilité. Le pendant du microscope est le panoptique, comme le pendant de l’investigation clinique jusqu’au devenir anatomo-pathologique est l’incarcération, celle de la prison ou celle de l’asile.
Mais une reconfiguration de la pensée foucaldienne se produit autour de l’année 1976, avec la sortie du premier tome de l’Histoire de la sexualité, La Volonté de savoir, corrélée avec le cours au Collège de France « Il faut défendre la société ».
Ce n’est pas seulement qu’il crée dans ce temps le concept de « biopolitique », mais c’est qu’il l’articule à une pensée de l’aveu. Ce qui se fonde ici est un processus de subjectivation, par lequel l’intrusion n’est plus excluante, mais au contraire incluante, et de ce fait même prescriptive et non plus descriptive : il ne s’agit plus d’investiguer et de voir, mais de produire. Et la visibilité devient un facteur de production de subjectivité :
Plutôt que le triple préalable de la loi, de l’unité du sujet – qui fait de la souveraineté la source du pouvoir et le fondement des institutions -, je crois qu’il faut prendre le triple point de vue des techniques, de l’hétérogénéité des techniques et de leur effet d’assujettissement, qui font des procédés de domination la trame effective des relations de pouvoir et des grands appareils de pouvoir. La fabrication des sujets plutôt que la genèse du souverain : voilà le thème général.
L’introduction dans la pensée foucaldienne du biopolitique va de pair avec celle des technologies de pouvoir, qui n’assurent la visibilité que pour produire de la subjectivation. Et ces technologies ne sont pas seulement techniques au sens matériel du terme, mais au sens plus général de savoir-faires incluant l’incitation au discours. Le pouvoir, passant d’un régime de souveraineté à un régime de contrôle, apparaît plus diffus, plus insinuant, moins générateur de défiance, et même producteur de confiance. Et cette production de confiance, qui génère l’aveu psychanalytique autant que l’auto-contrôle, sécrète un régime de la surveillance généralisée qui ne nécessite plus la contrainte manifeste de la discipline, mais se manifeste plutôt comme ce qu’il appellera ultérieurement la neutralisation bienveillante du pastorat.
Dans un entretien avec la revue Hérodote, cette même année 1976, sur la question de la géographie et du territoire, il écrit :
Il y aurait un schématisme à éviter – schématisme que d’ailleurs on ne trouve pas chez Marx lui-même – qui consiste à localiser le pouvoir dans l’appareil d’Etat. (…) En fait le pouvoir dans son exercice va beaucoup plus loin, passe par des canaux beaucoup plus fins, est beaucoup plus ambigu, parce que chacun est au fond titulaire d’un certain pouvoir, et, dans cette mesure, véhicule le pouvoir. (…) Les réseaux de la domination et les circuits de l’exploitation interfèrent, se recoupent et s’appuient, mais ils ne coïncident pas.
Et il ajoute :
Il n’y a qu’une notion qui soit véritablement géographique, c’est celle d’archipel. Je ne l’ai utilisée qu’une fois, pour désigner, et à cause de Soljenitsyne, l’archipel carcéral, cette dispersion et en même temps le recouvrement universel d’une société par un type de système punitif.
(…) On m’a assez reproché ces obsessions spatiales, et elles m’ont en effet obsédé. Mais à travers elles, je crois avoir découvert ce qu’au fond je cherchais : les rapports qu’il peut y avoir entre pouvoir et savoir.
En cela doit être interrogé ce qu’écrit Lewis Baltz dans un opuscule de 1991 :
En 1988, j’ai arrêté de photographier les territoires, parce que j’ai pensé que tout le monde en savait déjà trop sur l’espace du monde. En 1988, ma fascination s’est portée sur les deux phénomènes de la technologie et du nomadisme. Ils semblaient liés l’un à l’autre, et à la disparition du monde.
2. L’espace du monde et l’inhabitable
Que peut bien signifier la formule tout le monde en savait déjà trop sur l’espace du monde ?
Les deux volumes rétrospectifs publiés par Baltz en 2012 chez Steidl marquent précisément le point de cette articulation. Le premier s’intitule Rule without exception, le second Only exceptions. Et c’est la date de 1988 qui fait rupture. Date où sont publiés d’une part Candelstick Point, qui clôt le premier volume, et d’autre part The deaths in Newport, qui ouvre le second.
Le premier volume s’ouvre sur une citation de Georges Perec, tirée de La Vie, mode d’emploi, sur la découpe que l’artiste opère dans l’espace du monde, et qui confère à l’œuvre sa véritable valeur : celle de son énigme. Ce volume présente tout le travail de Baltz sur le territoire, après l’œuvre séminale et minimaliste des Tract Houses, maisons en série : The new industrial parks near Irvine, California ; Nevada ; Park City ; San Quentin Point (que Bernard Lamarche-Vadel qualifiera de Traité des supurations du nouveau monde industriel) ; Continuous Fire Polar Circle ; Near Reno ; Fos secteur 80 ; Candlestick Point.
Il s’agit à chaque fois d’un espace territorial, interrogé comme symptôme. C'est-à-dire comme espace où le pouvoir se manifeste par ce que Lamarche-Vadel qualifie de « supuration » : l’émergence d’un phénomène insidieux et omniprésent de dévastation du paysage, mis en évidence par la focalisation des images.
Un parallèle peut de ce point de vue s’établir avec un autre texte de Perec, inclus dans Espèces d’espaces sous le titre « L’inhabitable ». Il est écrit en 1974, au moment où Baltz travaille sur les nouvelles zones industrielles près d’Irvine en Californie :
La mer dépotoir, les côtes hérissées de fils de fer barbelés, la terre pelée, la terre charnier, les monceaux de carcasses, les fleuves bourbiers, les villes nauséabondes.
L’architecture du mépris et de la frime, la gloriole médiocre des tours et des buildings, les milliers de cagibis entassés les uns au-dessus des autres, l’esbroufe chiche des sièges sociaux.
Le parqué, l’interdit, l’encagé, le verrouillé, les murs hérissés de tessons de bouteilles, les judas, les blindages.
Les bidonvilles, les villes bidons.
L’hostile, le gris, l’anonyme, le laid, les couloirs du métro, les bains-douches, les hangars, les parkings, les centres de tri, les guichets, les chambres d’hôtel.
(…) Les fabriques, les casernes, les prisons, les asiles, les hospices, les lycées, les cours d’assises, les cours d’école
L’espace parcimonieux de la propriété privée, les greniers aménagés, les superbes garçonnières.
L’aménagement :
39533/43/Kam/J
6 novembre 1943
Objet : collecte des plantes destinées à garnir les fours crématoires I et II du camp de concentration d’une bande de verdure.
Ref : Conversation entre le SS-Obersturmbannführer Höss, Cdt du camp et le Sturmbannführer Bishoff.
(…) L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes :
Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.
La continuité des toxicités destructrices y est établie par l’incise sur le projet d’aménagement paysager des fours crématoires d’un camp d’extermination en activité, en 1943. Et Baltz lui-même ne cesse, dans son œuvre d’artiste comme dans ses écrits, de faire surgir cette continuité de la violence, masquée sous l’apparente discontinuité du retour à la paix. Perec, dans W ou le souvenir d’enfance, publié en 1975, donnera une forme spécifique à ce principe de discontinuité. Celle de la dislocation, dont témoignent précisément les fragmentations de l’identité :
Désormais les souvenirs existent, fugaces ou tenaces, futiles ou pesants, mais rien ne les rassemble. Ils sont comme cette écriture non liée, faite de lettres isolées incapables de se souder entre elles pour former un mot, qui fut la mienne jusqu’à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, ou comme ces dessins dissociés, disloqués, dont les éléments épars ne parvenaient presque jamais à se relier les uns aux autres (…) : personnages que rien ne rattachait au sol qui était censé les supporter, navires dont les voilures ne tenaient pas aux mâts.
Cette écriture non liée, faite de lettres isolées incapables de se souder entre elles pour former un mot, c’est d’une certaine manière ce que nous disent les fragmentations territoriales que Baltz donne à voir sous la forme des images de San Quentin Point, de Nevada ou de Park City : des fragments de coupures de journaux abandonnées laissant apparaître des visages ou des corps de jeunes femmes, des ampoules brisées, des éléments de végétation réfractaires à la destruction.
Comme l’écrit Lamarche-Vadel :
Loin de moi l’idée de nier que Lewis Baltz est photographe, mais son regard exclusif sur l’effondrement des identités en série de transferts (…) m’entraîne à penser qu’il crée dans la persistance même de ce regard un site de virtualités et de dissipations qui réfléchit aussi l’histoire contemporaine de la sculpture.
3. Le fragmentaire et la question des localisations
C’est cette perception fragmentaire du réel qui, comme ces dessins dissociés, disloqués, dont les éléments épars ne parvenaient presque jamais à se relier les uns aux autres, traduit dans l’image l’impossibilité d’un accès à la cohérence ou le sentiment permanent d’une défaite, d’une défection de la représentation. L’intuition que les morceaux du puzzle ne sont pas destinés à sa recomposition. Et ce qui fait œuvre dans la représentation photographique renvoie de ce point de vue au troisième principe de ce que Foucault désignait sous le vocable d’hétérotopies :
L’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles.
Mais le concept même d’hétérotopie (avec le suffixe « topos » qui signifie le lieu) fait signe d’une localisation de la représentation. Or, dès 1967 (époque où il crée le concept), Foucault a conscience que la spatialisation qu’il suggère est trop métonymique pour se réduire à un concept de l’espace, et renvoie bien plutôt à une forme de codification. Sans arrêt, dans son travail, on verra à l’œuvre cette aporie nécessaire que constitue la spatialisation :
D’autre part, on sait l’importance des problèmes d’emplacement dans la technique contemporaine : stockage de l’information ou des résultats partiels d’un calcul dans la mémoire d’une machine, circulation d’éléments discrets, à sortie aléatoire (comme tout simplement les automobiles, ou après tout les sons sur une ligne téléphonique), repérage d’éléments, marqués ou codés, à l’intérieur d’un ensemble. (…) D’une manière encore plus concrète, le problème de la place ou de l’emplacement se pose pour les hommes en termes de démographie.
Du territoire d’appropriation au territoire hétérotopique, et du territoire hétérotopique à l’espace de stockage de l’information, se produit une sorte d’abstraction territoriale des formes différenciées du concept de localisation, et donc du rapport au visible, depuis la marque simplement physique d’une présence jusqu’à la « mémoire d’une machine ».
On trouve déjà, dès 1963, dans la Naissance de la clinique, cette ambivalence du concept d’espace que Foucault mentionnait, dans l’entretien avec les géographes de la revue Hérodote, comme le grief qui lui était fait quant à son « obsession spatiale ». Car c’est bien dans le rapport initial à la médecine, où, comme il l’écrit dans l’introduction, Il est question dans ce livre de l’espace, du langage et de la mort ; il est question du regard, que se noue, dans cette question du regard, l’ambivalence du rapport au visible et à l’espace dans lequel il s’accomplit. Il ajoute dans cette introduction :
Il faut se placer, et, une fois pour toutes, se maintenir, au niveau de la spatialisation et de la verbalisation fondamentales du pathologique, là où prend naissance et se recueille le regard loquace que le médecin pose sur le cœur vénéneux des choses.
4. Spatialisation et verbalisation dans un rapport au double langage
L’indétermination qui caractérise le rapport de la spatialisation à la verbalisation dans le « regard loquace » du médecin se traduit dans l’effet de substitution qui régit le rapport du corps virtuel de la maladie au corps réel de l’homme malade : c’est bel et bien dans le pouvoir classificateur du langage, et dans l’établissement d’une nosographie, que va prendre effet la perception de l’examen clinique comme expérience d’une observation. Le regard régit ainsi identiquement l’espace logique de la classification des maladies et l’espace organique de la localisation des symptômes. Et c’est de ce fait un regard aussi bien perceptif que conceptuel puisqu’il y a superposition des deux dimensions :
La coïncidence exacte du « corps » de la maladie et du corps de l’homme malade n’est sans doute qu’une donnée historique et transitoire. (…) L’espace de configuration de la maladie et l’espace de localisation du mal dans le corps n’ont été superposés, dans l’expérience médicale, que pendant une courte période : celle qui coïncide avec la médecine du XIXème siècle et les privilèges accordés à l’anatomie pathologique.
(…) Comment l’espace plat, homogène des classes peut-il devenir visible dans un système géographique de masses différenciées par leur volume et leur distance ?
C’est pourquoi s’abolit la distance entre regard et discours, le visible étant la condition de possibilité de l’énonçable comme effet de pouvoir. La domination s’énonce ici comme une topique, enjeu d’un dispositif optique qui est le pouvoir pris sur le corps comme territoire d’appropriation de la pensée biologique. Et ce territoire, quadrillé par l’analyse, prétend se réduire intégralement aux effets de visibilité perceptive et conceptuelle qui le définissent :
C’est dans ce passage, exhaustif et sans résidu, de la totalité du visible à la structure d’ensemble de l’énonçable, que s’accomplit enfin cette analyse significative du perçu que l’architecture naïvement géométrique du tableau ne parvenait pas à assurer.
Le travail photographique accompli par Lewis Baltz de 1971 à 1988 nous semble être une réponse, en termes de territoire géographique, à cette pensée d’une appropriation des corps sur le plan clinique : il y a bien du résiduel dans la tentative de réduction du visible à l’énonçable, et ce résidu est précisément donné dans la production des images : montrer, dans la réalité de la fragmentation des territoires, dans l’effet délétère de leur appropriation, un visible dont la matérialité échappe aux effets de l’appropriation et signe un échec du récit de la conquête.
Jeff Rian écrit à propos du contexte socio-économique de la jeunesse de Baltz :
L’Amérique des années cinquante était alors une véritable épopée, que l’on écrivait avec des matériaux de construction partout au milieu des paysages de banlieue fleurissaient des chantiers qui déplaçaient les limites entre ville et campagne. Ce changement de vie fut la conséquence de la transformation d’une économie militaire en une économie nationale : cela commença par la création de lotissements de maisons identiques, de centres commerciaux, de complexes résidentiels destinés à répondre à l’explosion démographique.
Ce qui est profondément ancré dans le travail de Baltz, et fonde son travail sur le territoire comme une véritable autobiographie, c’est ce glissement subreptice d’une économie militaire à une économie nationale, et les jeux de double langage qu’il induit. L’épopée industrielle des années cinquante, amorçant l’épopée technologique des années quatre-vingt, c’est ce masquage de l’intention militaire dans les apparences civiles, avec les effets destructeurs dont elle est porteuse : des zones détruites au nom de la construction, des territoires pollués, salis, désertifiés au nom du progrès.
Et ce double langage d’une affirmation civilisatrice, conquérante et constructrice, dans le temps même d’une réalité de ce que Lamarche-Vadel appelle « l’effondrement des identités », c’est exactement ce que visent à montrer les images des constructions sérielles de Tract Houses, tout autant que celles des sites en déréliction de Park City, de San Quentin Point, ou de Nevada, dont il dit en 1977 qu’elle représente « cette partie de l’Amérique abandonnée à la mafia pour qu’elle y prospère ».
Ce qui nous intéresse à ce stade est le parallèle entre la conquête des corps comme espace de territorialisation du pouvoir, telle que la décrit la Naissance de la clinique, et la conquête des territoires comme espace d’incorporation du pouvoir, telle que la rend visible le travail de Baltz sur les zones industrielles de Californie ou de Fos sur mer.
Baltz, esthétiquement formé par l’esthétique minimaliste américaine, l’est pour cette raison même aussi par le rapport indissociable de l’image au langage. Comme l’écrit le critique Mathiew Witkovsky :
Lewis Baltz a été formé dans une génération d’artistes-critiques. Le changement sismique dans l’art américain autour de 1960 était discursif autant que visuel.
5. L’émergence du concept de biopolitique
Cette indissociabilité du visuel et du discursif est au cœur de la pensée foucaldienne, comme elle irrigue entièrement l’esthétique de l’image dans le travail de Lewis Baltz.
Mais c’est précisément ce dispositif qui va être non pas nié, mais intégralement reconfiguré par Foucault dans l’émergence du concept de biopolitique :
Pour la première fois sans doute dans l'histoire, le biologique se réfléchit dans le politique ; le fait de vivre n'est plus ce soubassement inaccessible qui n'émerge que de temps en temps, dans le hasard de la mort et sa fatalité ; il passe pour une part dans le champ de contrôle du savoir et d'intervention du pouvoir. Celui-ci n'aura plus affaire seulement à des sujets de droit sur lesquels la prise ultime est la mort, mais à des êtres vivants, et la prise qu'il pourra exercer sur eux devra se placer au niveau de la vie elle-même ; c'est la prise en charge de la vie, plus que la menace du meurtre, qui donne au pouvoir son accès jusqu'au corps. (…)
Il faudrait parler de "bio-politique" pour désigner ce qui fait entrer la vie et ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites, et fait du pouvoir-savoir un agent de transformation de la vie humaine ; ce n'est pas que la vie ait été exhaustivement intégrée à des techniques qui la dominent et la gèrent ; sans cesse elle leur échappe.
Mais ce qu'on pourrait appeler le "seuil de modernité biologique" d'une société se situe au moment où l'espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d'une existence politique ; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question.
Quelque chose vient ici reconfigurer les espaces de localisation, délimités par la territorialisation des corps, en un véritable régime d’indistinction qui fait du corps le lieu même d’une mutation politique. Et cette mutation, analysée par Foucault en 1976, est véritablement incorporée, douze ans plus tard, et quatre ans après a mort de Foucault, dans le travail de Lewis Baltz. Il infuse dans son œuvre, par le regard critique qu’il porte sur lui, ce « seuil de modernité biologique » par lequel l’homme moderne devient non plus selon la formule d’Aristote « un animal politique » (c'est-à-dire un être clivé dissociant sa vie biologique de sa vie politique), mais un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question. C'est-à-dire un être socialement construit par les effets d’assujettissement de son corps. C’est le sens que Baltz donne à sa trilogie du pouvoir de 1992 à 1995 : Ronde de nuit, Corps dociles et La politique des bactéries.
Là, ce ne sont plus des territoires qui sont donnés à voir, mais le cœur même du dispositif optique intégré aux corps.
Le deuxième volume de son ouvrage rétrospectif Rule without exception s’intitule ainsi Only Exceptions. Autrement dit, ce qui constituait encore une règle extérieure au sujet est désormais intégralement dérégulé, absorbé dans sa propre intériorité, comme l’image absorbe son propre dispositif de monstration dans une mise en abyme.
C’est ce qu’il appelle, dans un texte de 1992, citant le film de Wenders Jusqu’au bout du monde, « la maladie des images » :
Les images sont les vecteurs du désir, le carburant et le rpoduit de la « machine de désir », dont le fonctionnement efficace repose sur la compulsion inhérente au panoptique : dès lors que tout peut être vu, tout doit être vu. Dans le film de Wim Wenders Jusqu’au bout du monde, l’héroïne a intégré ce mode spectaculaire, et elle est perdue pour notre monde. Son compagnon se demande : « Comment puis-je soigner Claire de la maladie des images ? » Mais il ne reçoit pas de réponse.
Les douze panneaux de Ronde de nuit intègrent, dans le dispositif panoptique de l’image géante, colorée en bleuté, des plans fixes de videos de surveillance alternés avec des enchevêtrements de câbles, pour créer un véritable effet technologique de contrôle. Il n’y a pas d’extériorité du territoire, mais un dispositif d’intégration du regard dans l’absorbtion de la machine optique.
Corps dociles fait véritablement émerger à l’image une scénographie de l’imagerie médicale qui en redouble, par leur échelle même, l’effet d’intrusion.
Et la Politique des bactéries, série d’images saisies dans le bâtiment du Ministère des Finances parisien, inscrit les visages et les corps dans la circulation du pouvoir économique, en miroir technocratique de l’effraction technologique des corps dociles.
La trilogie apparaît bien à cet égard comme une quasi-allégorie du concept foucaldien de biopolitique, renvoyant l’image du côté de sa propre auto-incorporation, dans un concept qui retourne en quelque sorte l’esthétique photographique contre elle-même.
6. La technologie « entrelacée avec nos nerfs »
Le critique d’art Hal Foster reviendra sur cette question de la distance à partir de la conception de l’aura chez Benjamin dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique :
Chez Benjamin la dissipation de l’aura, la perte de distance, affecte tant le corps que l’image : les deux ne peuvent être dissociés.
Distance à l’égard du corps, distance à l’égard de l’image, distance à l’égard de l’institution, sont les conditions corrélatives de la production et de la réception esthétique. Et il montre comment c’est précisément cette distance qui se perd dans le flux médiatique, et dans les outils technologies de sa diffusion :
Déjà, en 1931, Ernst Jünger soutenait que la technologie était « entrelacée avec nos nerfs ». (…) Au milieu des années 1960, la dialectique benjaminienne s’est partagée entre un discours sur la technologie comme celui de Debord sur le spectacle et celui de Mac Luhan sur les médias. Debord poursuit la réflexion benjaminienne sur l’image, tandis que Mac Luhan prolonge implicitement les idées de Benjamin sur le corps. Tous deux considèrent toutefois que la distance critique est condamnée.
Cette technologie entrelacée avec nos nerfs, selon l’expression de Jünger, signifie précisément une fusion entre le corps et l’image, par la médiation technologique, une indifférenciation qui interdit la possibilité même d’un regard critique. Le spectacle tel que le conçoit et le dénonce Debord n’est pas un objet extérieur, mais un dispositif spéculaire dans lequel le sujet est inclus comme élément de la totalité. Et de ce point de vue, Foster situe Debord dans la filiation de la première Ecole de Francfort :
Dès 1936, l’esthétisation de la politique avait pris le pas sur la politisation de l’art. En 1944, dans La Dialectique de la raison, Theodor Adorno et Max Horkheimer établissaient un parallèle entre la culture totalitaire de l’Allemagne nazie et l’industrie culturelle des Etats-Unis. Et en 1967, dans La Société du spectacle, Debord avançait que le spectacle dominait l’Occident consumériste. Enfin, en 1988, dans ses Commentaires sur la société du spectacle publiés un an avant la chute du mur de Berlin, Debord proclamait que le spectacle avait intégré l’Ouest et l’Est.
Ce processus totalitaire, qui traverse l’industrie culturelle des Etats-Unis, lie inextricablement la question du spectacle à celle de la consommation comme processus économico-biologique, c'est-à-dire proprement biopolitique, tel que le décrit Arendt, avant que Foucault ne le qualifie en 1976. Un texte de Lewis Baltz nous semble en donner la clé de son propre travail, à partir de cette impossibilité de la distance :
Debord présente une option, même si elle n’est guère encourageante : le spectacle ne peut être critiqué que dans le langage du spectacle.
Brecht, écrivant sur son expérience dans l’industrie du film, disait quelque chose de très approchant : « Chaque jour je vais à l’endroit où les mensonges sont achetés et vendus. Espérant être du côté des vendeurs ».
7. Dématérialisation et déterritorialisation
Baltz est ainsi passé d’une interrogation minimaliste sur l’objet transitionnel de la modernité que constitue Tract Houses, sa première exposition chez Léo Castelli en 1971, à une focalisation sur les effets de pouvoir sur le territoire dans les années quatre-vingt, traquant dans le paysage américain un véritable retournement de l’énergie conquérante contre elle-même, dans le double langage de la conquête de l’Ouest et de ses effets inavoués de défaite.
C’est le même effet de défaite qu’il analyse dans l’œuvre de Diane Arbus et le paysage social qu’elle met en lumière :
Photographiant le soubassement sombre de la société américaine, Arbus a trouvé l’horreur et la désolation non pas tant dans les plus anormaux de ses sujets, mais, plus éloquemment, dans les visages, postures et costumes des Américains « normaux ». Les photographies d’Arbus ont ainsi posé quelques troubles questions éthiques, sur elle comme photographe et sur nous comme regardeurs.
Mais de ce trouble sur le sujet de l’image, on est passé à un trouble sur la production même des images. Sur la visibilité non plus comme effet de pouvoir, mais comme structure même de la domination. Progressivement, pour Baltz, il n’y a manifestement plus rien à montrer. Et l’image ne peut plus critiquer que comme mise en abyme de l’effet de pouvoir qu’elle désigne. En ce sens, il n’y a plus de paysage, ni au sens territorial, ni au sens social du terme, mais une absorption de l’intention esthétique dans le dispositif biopolitique lui-même.
Ce qu’il met en place dans la Trilogie du pouvoir est ainsi le contre-feu foucaldien à ce qu’il présentait comme le fondement matérialiste de la stratégie marxiste :
La visée de la stratégie marxiste est immuable : l’installation d’un ordre rationnel, simplement économique (…) Et la matière et l’échange physique des biens de économie monde est l’armature sur laquelle Allan Sekula a construit Fish Story.
C’est, aux yeux de Baltz, parce qu’il y a corrrélativement dématérialisation des biens comme des territoires, et par là déterritorialisation du pouvoir, que l’image photographique devient le miroir même de ce qu’elle veut mettre à distance, ce qu’Arendt énonçait comme la disparition du monde dans son absorption consumériste, ou sa consomption. Mais dans l’œuvre de Baltz, cette absorption est l’objet même du travail photographique, la possibilité qu’il reste à un artiste de faire œuvre par un retournement des processus de désesthétisation.
Une telle intention, celle même par laquelle Baltz se réclame de Debord et de Brecht, s’affirme à l’encontre même de l’intention qui orientait le travail de Park City :
Dans beaucoup d’images de Park City, l’information réside dans les petits détails, ou est vue à distance, ce qui est la raison du choix que j’ai fait de l’image haute définition. Je veux donner une égale importance à chaque espace de l’image, ne privilégiant aucun espace au détriment d’un autre, pour permettre au regardeur de faire sa sélection à partir d’un ensemble d’informations démocratiquement mises à disposition, plutôt que d’avoir un choix prédéterminé.
Dans La Trilogie du pouvoir, ce pouvoir de sélection semble aboli, par l’absorption du spectateur dans l’image. Et cependant, cette absorption elle-même, Baltz semble en donner l’antidote, dès 1985, dans le double concept qu’il donne de l’énergie qui anime la société américaine :
Il serait imprudent de négliger les terribles énergies créatives et destructrices qui animent la société américaine, la manière dont elles se sont portées sur la photographie dans les années 1970, et la manière dont ces énergies ont transformé les contextes matériels et philosophiques de la photographie américaine.
C’est peut-être dans ce concept de l’énergie et de ses reconversions que le travail de Baltz pourrait trouver un écho foucaldien moins pessimiste, et son sens le plus profondément politique. On en trouve la trace dans le texte Migropolis, paru en 2010, où Baltz, à l’encontre des effets paranoïdes indissociables du concept de biopolitique, appelle à une reconnaissance des mutations par le caractère central du nomadisme : c’est dans cette permanente mutation des identités, et la nécessité vitale de ces reconfigurations, que semble s’esquisser pour lui une aventure de l’image, à l’encontre des politiques de la peur. Et ce nomadisme est précisément celui qu’il a choisi d’incarner dans les multiples lieux de son travail. C’est à ce titre qu’il voit, dans le phénomène migratoire lui-même, la véritable énergie de la modernité contemporaine, la condition constante d’une réénergisation sociale.
Baltz n’est ni un moraliste, ni un militant, mais demeure, par la radicalité de ses choix artistiques et les multiples figures qu’il donne à l’esthétique documentaire, un véritable penseur des visibilités et des formes possibles de la disparition du politique. En cela, il pourrait apparaître comme l’une des figures majeures (mais non la seule) de ce que la pensée de Foucault a déterminé de plus fort dans la production photographique contemporaine.
© Christiane Vollaire