Hors l’intime


Sur le travail photographique de Christine Delory
Pour la rubrique « Libres papiers » du Sujet dans la Cité
Décembre 2017
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Christine Delory, comme chercheure et comme enseignante, travaille le champ des subjectivités, dans ce qui les croise et peut les construire dans un espace commun. C’est l’objet même du Sujet dans la Cité, revue de recherche biographique qu’elle a créée en 2010, et qui conjugue réflexion socio-politique, questionnements éducatifs et problématiques des représentations, abordant aussi bien la question de l’enseignement que celle des migrations, pour faire place à la parole des sujets. Ce « faire place » est la condition d’une reconnaissance, mais il ne rend pas pour autant le sujet transparent. Il génère au contraire la présentation du mystère dans l’espace public, qui fait obstacle à son élucidation. Et ce qu’on appelle autobiographie est bien davantage la présentation d’une énigme que l’acte de sa résolution.
L’archive, qui tente de remonter vers des moments originaires, est par excellence le lieu du mystère. Elle peut être dépouillée, interprétée, elle peut devenir éclairante. Mais elle ne sera jamais élucidée. C’est cette distance entre l’éclairant et l’élucidé que Christine Delory explore dans un travail qui, cette fois, n’est pas du côté du texte, mais de l’image. Et ce faisant, c’est elle-même, à travers le roman familial dont chaque sujet est dépositaire, qu’elle expose. Mais cette exposition n’a rien d’une exhibition. Car le « elle-même » est en réalité sans cesse opacifié, dans un processus par lequel chaque image ne présente que ce qu’elle occulte.
Ayant précédemment travaillé sur Jane Evelyn Atwood et Antoine d’Agata, elle a approché par l’image la question de la prostitution, qui croise le champ de la sexualité à celui de l’espace public. Et cette question engage celle de la violence sociale et politique, et les formes de complaisance esthétique qu’elle peut mettre en œuvre. Or les images de Christine Delory ne relèvent pas de ce registre, mais plutôt de l’énigme des commencements, et de l’opacité à soi-même qu’elle dégage. Ses images sont la plupart du temps rephotographiées. Et quand ce sont les siennes, elles sont traitées sur le mode décalé de la rephotographie. Montrées comme une archive. Gerhardt Richter, comme artiste, a travaillé dans son Atlas une histoire de l’Allemagne à travers ses archives, et il en a montré la trame de violence, sous-jacente ou évidente, en particulier dans le traitement qui unit les images de l’ouverture des camps à la répression infligée aux jeunes membres de la Fraction Armée Rouge. Sa peinture, liée à ce contexte de l’Atlas, travaille aussi l’album de famille : l’émergence de l’oncle en costume nazi dans le flou du jardin familial.
Christine Delory, construite dans la double culture franco-allemande, intègre les échos de cet usage subversif de l’archive. La petite fille de la fin des années cinquante, dont l’image agrandie, rephotographiée, interpelle le spectateur entre ses parents sur les murs d’une galerie, est mise en écho de la photo mortuaire d’un oncle, qui évoque singulièrement l’image de Liebknecht mort mettant fin à la révolution spartakiste. En 1975, au moment même de la mort en prison, des suites de sa grève de la faim, de Holger Meins, membre de la RFA, Peter Weiss publie Esthétique de la Résistance. On peut y lire ce suit sur la mort de Liebknecht en 1919 :

Nous avions pleuré lorsque Liebknecht et Luxemburg avaient été abattus comme des bêtes, lorsque tout ce que nous concevions quant à notre avenir avait été anéanti par quelques coups de crosse.

C’est à de tels croisements, à de telles résurgences, que le travail de Christine Delory nous appelle, dans l’opacité intentionnelle qu’il véhicule. Et c’est la fonction de l’archive, familiale ou politique, de rester vectrice de cette opacité. Toute la rhétorique de l’ « intime » qu’on peut lui appliquer paraît bien à cet égard égarante. Ce qui se dit, dans un travail rendu public, ne relève par définition pas de l’intime, mais au contraire de cette part du privé qui éclaire d’un jour violent les pacifications apparentes de l’espace public.