GRAVITER
Sur l'œuvre de Jacqueline Gueux


in: Une sculpture de l'idée, de la plasticienne Jacqueline Gueux, ed. Snoeck, 2008

Jacqueline Gueux n'est pas seulement une artiste, elle est aussi une œuvre. Elle est le vecteur protéiforme d'un mouvement perpétuel de déplacement, de disjonction des codes, auquel nulle assise sédentaire ne peut être assignée. Sa voix grave, au phrasé parfaitement articulé, laisse pourtant toujours les mots en suspens et les phrases en déshérence, et sa silhouette précise semble avoir plus de disposition pour l'envol que pour la marche. C'est justement qu'elle établit toujours un drôle de rapport à ce qu'on pourrait appeler, dans tous les sens du terme, la gravité.

1. Usages de la gravitation

De Chaplin, de Keaton, de Langdon, on peut dire qu'ils sont graves. Concentrés, méticuleux, précis, dessinant le mouvement de leur silhouette comme si elle devait aimanter en elle tous les effets de la gravitation. C'est de cette gravité-là que s'élabore l'œuvre de Jacqueline Gueux. D'une sorte de rapport essentiel et sans déchet à la précision des mots comme à l'économie des gestes. Une précision d'une telle acuité qu'elle fait aussitôt émerger l'équivoque. Autour des mots comme autour des choses, les lois de la gravitation la saisissent toujours en apesanteur, suspendue dans le perlé musical d'Eric Satie ou les espiègleries logiques de Lewis Caroll.
Aérienne, disruptive et pourtant jamais désorientée, son œuvre tient à un fil. C'est celui du dessin, dont la ligne trace une continuité graphique qui peut devenir écriture. A cet univers en gravitation, la calligraphie des "Ici" assigne ainsi une multiplicité d'emplacements ironiques, qui sont autant de délocalisations : la figure à pleins et déliés du nomadisme. Jacqueline Gueux habite, quelque part entre Jarry et Laforgue, quelques uns de ces espaces inassignables dans lesquels aucun corps réel ne peut trouver sa place. C'est sans doute pourquoi les corps de ses œuvres ont l'épaisseur de la feuille de dessin. C'est le cas pour Diane au bain, ondulant sur le rebord de la baignoire. C'est le cas pour ces silhouettes découpées, mais aussi pour ces volumes tirés du plan, ou ces objets détourés posés sur des colonnes sans fondement.

2. L'écart burlesque

"Ce qui m'intéresse, dit-elle, c'est l'histoire du déplacement". Non pas la chose, mais le mouvement par lequel elle se rend inadéquate à elle-même et disjoint son identité. "Effacer le plancher, essuyer la mémoire", a-t-elle écrit dans une installation. Et tout à coup, le chiasme stylistique a subverti la trivialité du geste ménager pour lui insuffler l'envergure d'une métaphore.

Dans un essai récemment paru sur le cinéma burlesque, Emmanuel Dreux insiste sur la valeur fondatrice du geste dans l'esthétique burlesque, sur sa fonction constitutive de l'essence même du genre. Et il en définit la puissance existentielle :

"Tous les personnages que j'ai ici dépeints créent et creusent un écart pour ne jamais le réduire : ils laissent le spectateur face à l'étrangeté radicale d'une façon d'être, de se mouvoir, d'agir et de réagir."(1)

C'est exactement cet écart irréductible que creuse l'œuvre de Jacqueline Gueux, livrant tout aussi subtilement le spectateur à la même "étrangeté radicale", par ce que l'artiste appelle elle-même un "déplacement". Car ses installations ne déterminent la redoutable précision de leurs emplacements que par cet effet de déplacé qui en saisit les silhouettes et les éléments dans une sorte de hors-limite, d'écart à la fois très minime et très abyssal, qui conduit au vertige. C'est cet écart aussi qui fait dire à Gilles Fournet : "Elle écrit à deux mains, comme si elle était double."
Le burlesque est souvent muet, et, quand il se sonorise, fonctionne davantage par le rythme musical que par la parole : au décalé du geste ne peut répondre aucun langage proprement articulé, mais au contraire ce décalé rythmique de la syntaxe, ce métalangage syncopé qui émerge tout à coup, au détour des Temps modernes de Chaplin, dans cette fin d'un muet qui se refuse encore à devenir parlant.

3. La ritournelle

On est dans quelque chose de l'ordre de la ritournelle, telle que la chante Gavroche en montant sur les barricades, ou telle que la penseront Deleuze et Guattari. Dans Mille Plateaux, ils en illustrent le chapitre avec la Machine à gazouiller de Paul Klee, sorte de modèle ancestral en 1922 de ce que sera la série télévisée des Shadocks à la fin des années soixante. Ainsi saisissent-ils cette ritournelle dans son origine enfantine :

"Il se peut que l'enfant saute en même temps qu'il chante, il accélère ou ralentit son allure ; mais c'est déjà la chanson qui est elle-même un saut : elle saute du chaos à un début d'ordre dans le chaos, elle risque aussi de se disloquer à chaque instant. Il y a toujours une sonorité dans le fil d'Ariane. Ou bien le chant d'Orphée." (2)

L'énoncé est si riche que son déploiement pourrait à lui seul constituer la totalité d'un texte sur le travail de Jacqueline Gueux : accélération et décélération des rythmes, passage du chant au saut, jonglage entre ordre et désordre, entre cosmos et chaos, à la manière de Tadeus Kantor esquissant le geste ordonnateur du chef d'orchestre sur l'horizon infini d'une plage vide. Mais aussi menace constante de la dislocation : ce que dit aussi bien la fragilité des matériaux que l'instabilité des formes. Le papier faisant sculpture, l'équilibre précaire des dispositifs d'installation, font surgir devant nous cette obstination enfantine, cette détermination à faire, selon le titre d'un ouvrage de Durras, Barrage contre le Pacifique. Et c'est précisément cette tragique détermination qui produit, dans toute sa profondeur violente, l'effet de dérision.
Une force invisible relie ainsi les objets et les installations précaires de Jacqueline Gueux, ses dessins déconstruits, ses performances collectives et les scénographies radicalement épurées de ses videos, nous donnant à saisir ce "fil d'Ariane" qui engage un début d'ordre dans le chaos. Fil continu comme le tracé d'un électrocardiogramme : le geste du dessin trace la ligne sismique qui nous relie à l'énergie du monde, et fait continuité d'une œuvre qui se présente d'abord dans ses déphasages et ses discontinuités. Car, à la manière du "corps sans organes" d'Artaud, cette oeuvre apparaît beaucoup plus comme la saisie continue d'impulsions discontinues, que comme l'architecture structurée d'une totalité.

4. Les sonorités du fil d'Ariane

C'est cette dimension sismique, électrique, qui rend sonore le fil d'Ariane, comme la ritournelle ininterrompue qui renvoie, dans l'espace chaotique du monde, à la protection du rythme. Le "chant d'Orphée" de Jacqueline Gueux, c'est cette musique intérieure que l'on n'entend jamais, mais dont on perçoit secrètement la mélodie syncopée, à la Satie ou à la John Cage, dans les apparitions protéiformes de son œuvre. Son du déchirage, du découpage, vrombissement du chariot de Dream Wagon, ces bruits uniques, prélevés, ciselés, dissociés du bruit du monde, fins ou bruts, ne constituent pas un fond sonore, mais l'autre manifestation du tracé, la détermination elliptique d'un monde auditif.
Et l'usage de l’écriture des aveugles, dans son œuvre, sera la manifestation de nos formes multiples de surdité à la perception. De ses panneaux de braille en grand format, elle dit : "C'est fait pour les aveugles qui voient clair, mais ne voient rien ». Elle en use ainsi de façon métaphorique, exactement comme le faisait Diderot en écrivant la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, qui l'enverra illico, par lettre de cachet, au donjon de Vincennes. Dans le régime rimbaldien aussi, le « voyant » est celui qui ne voit rien de ce qu’on est censé voir, parce qu’il voit beaucoup plus loin. Il a basculé, à la manière de l’Alice de Lewis Caroll, « de l’autre côté du miroir ».

5. L’épluchure et l’intempestif

Hélène, Diane, Alice, autant d''imaginaires du féminin, Celui du désir de séduction, celui de la détermination, celui de l'innocence voyante. Mais les mythologies sont ici en permanence dévoyées, détournées de leur objet pour faire sens ailleurs, déterritorialisées dans un espace d'installation qui les renvoie à leur étrangeté ou les rend, pour employer un mot de Nietzsche, "intempestives". De même, la video des oies joue à la fois de l'écart burlesque de son objet, et du caractère inquiétant du surgissement de la forme blanche. La règle d'or de l'œuvre de Jacqueline Gueux paraît être de ne jamais rien rendre explicite, et de conjuguer une mécanique de précision quasi-mathématique à l'indéterminé constant d'un flottement. A bien des égards, son geste d'artiste est celui de l'épluchure : elle vide, elle creuse, elle élague, et fait œuvre du produit de cet épluchage pour le reconstituer comme sculpture dans un espace qu'il ne peut pas habiter. Cet inhabitable habite aussi l’œuvre d’Etienne Martin, ou celle de Félix Gonzalès-Torrès.
C'est de cette façon qu'elle travaille aussi sur les mots, avec la même précision désinvolte qui les vide de leur poids ordinaire pour y faire entrer la circulation aérienne du jeu : "La terre est ronde mais le monde est plat", "Il n'y a rien à voir mais il y a tout à espérer", "Quand pensez-vous ?", autant de formules à la fois transparentes et énigmatiques, dans lesquelles le jeu sur les mots est dans l'étroite corrélation de leur choc et de leur évidement, que l'artiste scénographie dans la transparence de leur support ou dans la localisation insolite de leurs énoncés.

Ce travail ne cesse ainsi de nous interroger sur les conditions mêmes de notre perception, convoquant systématiquement tous les sens. Lisant la Physiologie du goût de Brillat-Savarin, Jacqueline Gueux y détecte un étonnement de la chair, de la fibre, et en écrit une performance qui construit des chocs et travaille sur l'inconfortable. C'est de cet inconfort qu'est tissée toute son œuvre, et de l'ironie qu'il génère.
"Désormais, j'interviendrai", écrivait Michaux dans une dérision programmatique. Jacqueline Gueux ne cesse d'intervenir dans des espaces et dans des temps qu'elle ne vise nullement à contrôler ou à s'approprier, mais seulement à investir et à perturber. Selon Gilles Fournet "c'est une Walkyrie". Et ses interventions de déesse guerrière provoquent rudement notre imaginaire, rendant tout à coup inquiétant le mouvement même de la gravitation. Ainsi cette œuvre, aussi forte qu’insaisissable, nous déroute-t-elle en nous enfourchant sur sa monture dans le temps même où elle s’éclipse et disparaît pour reparaître ailleurs, où nous ne sommes pas encore, nous laissant toujours interloqués.

Notes :
1. Emmanuel Dreux, Le Cinéma burlesque ou la perversion par le geste, L'Harmattan, 2007, p.203
2. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980, p.382

© Christiane Vollaire