FIN DE LA PHOTOGRAPHIE OU FIN DE LA CRITIQUE ?


Droit de réponse à Artpress n° 94, L’image après la photographie, 27 octobre 2012, non paru

Dans le n° 94 d’Artpress, daté de novembre 2012, en partie consacré à la FIAC et annonçant Paris-Photo, est publiée en page 60 une « conversation » entre Dominique Baqué et Régis Durand, intitulée « L’image après la photographie ».
Ce texte laisse un certain nombre d’entre nous, impliqués à des titres divers dans le milieu de la photographie contemporaine, littéralement atterrés.

L’ensemble repose sur une double affirmation :
- l’ « essoufflement » de la photographie plasticienne et sa « difficulté à renouveler ses formes »
- le caractère, certes « plus vivant » mais peu assuré, de la photographie documentaire, à propos de laquelle sont avancés quelques noms, dont plusieurs sont issus des agences de presse du photojournalisme.

Les choix personnels des deux critiques en conversation ici ne sont pas en cause : nul ne peut ambitionner la neutralité, ni prétendre échapper à l’arbitraire dans ses préférences.
Ce qui est en cause est l’incroyable coup de balai que, à partir de points de vue qui se présentent comme différents, ils donnent sans vergogne dans la photographie contemporaine, un domaine que pourtant leur place et leur autorité devraient leur permettre de défendre et les engager à promouvoir.
De fait, le texte tout entier repose sur l’idée, déjà passablement éculée, que l’irruption d’internet et des réseaux sociaux aurait bouleversé le rapport à l’image d’actualité. Et comme la photo dite « plasticienne » est supposée avoir été éliminée par son propre essoufflement, ne resterait plus de cette dichotomie, résistant faiblement au coup de butoir des nouvelles technologies, que ce que les auteurs qualifient de « formidable machine à penser » et dans laquelle ils entremêlent le photoreportage et le documentaire social.

On n’insistera pas ici sur le contenu de l’appellation « photographie plasticienne », et sa dimension manifestement fourre-tout, puisqu’elle définit une visée plastique qu’on peut tout autant reconnaître dans bien des représentants de la photo documentaire, et de l’image en général.
C’est précisément cette indifférenciation qui rend hallucinante la désinvolture avec laquelle elle est éliminée d’un bloc du champ de ce qui, dans l’art photographique contemporain, est digne à leurs yeux d’être pris en considération.

Mais nombre de photographes français actuels, dans la pleine maturité de leur création, ne cessent de renouveler leur travail et la pensée de leur travail, interrogeant autant le medium que son objet, dans des œuvres exposées, publiées ou reconnues par des prix prestigieux. Pour n’en citer que quelques uns (et la liste est ici loin d’être exhaustive), Eric Poitevin, Patrick Tosani, Florence Chevallier, Yves Trémorin, Manuela Marques, Jean-Luc Moulène, Jean-Louis Garnell et bien d’autres, doivent-ils, au motif qu’ils ne se prétendent pas « documentaires », être mis dans la catégorie de ces « photographes plasticiens » aussitôt catégorisés que renvoyés aux oubliettes ?
De même, bien des artistes issus de l’esthétique documentaire livrent une œuvre originale, indépendante de la puissance financière des agences de presse. Pour n’en citer à nouveau que quelques uns, auxquels on pourrait en ajouter bien d’autres de même valeur, Frédéric Lefever, Claire Chevrier, Philippe Bazin, Raphaël Dallaporta, Mathieu Pernot, Bruno Serralongue, doivent-ils, au motif que leur travail est issu de l’esthétique documentaire, se voir confondus avec les représentants des agences de presse qui pleurent sur l’émergence du téléphone portable dans la transmission des images et le manque à gagner pour les photoreporters ?

Les auteurs de ce texte, accumulant les amalgames, les références banalisées et les lieux communs, peuvent parfaitement avoir à titre privé les conversations badines et suffisantes qu’ils veulent. Mais ont-ils seulement fait le travail minimal de rencontrer les nombreux artistes qui font de l’art contemporain en France un art vivant, affronté à la violence des aléas du marché, ou se contentent-ils de voler au secours de ce dernier ?
Est-il particulièrement courageux et indispensable de réaffirmer la valeur (en effet réelle) du travail de Gursky ou de Thomas Ruff, caracolant en tête des ventes internationales, si c’est pour réduire une génération entière d’artistes français créatifs et réflexifs à n’en être que les « suiveurs » ?
Disons plutôt que là où les photographes allemands ont été non pas « suiveurs », mais authentiquement suivis et soutenus par les critiques et collectionneurs de leur propre pays, les photographes français ont été, pour un grand nombre d’entre eux, et précisément au regard de l’originalité de leur travail, lâchés et livrés aux lois du marché par une large part des critiques et des représentants institutionnels volant au secours de la victoire des records de vente.
C’est la dénonciation de ce lâchage que visait, pour l’art contemporain français en général, la pétition des Irascibles lancée l’année dernière.

Des éditeurs, des critiques et historiens de l’art, des galeristes, des responsables de centres d’art, certains membres d’institutions, résistant à la facilité de cette tendance, tentent en France de donner sa pleine place au travail d’artistes d’envergure dont la photographie est le medium. On aimerait qu’ils puissent défendre leurs œuvres sans avoir à affronter non seulement le marché de l’art, mais des critiques qui, s’étant fait un nom dans le passé par la photographie, la discréditent actuellement dans le temps même où sa position dans le monde de l’art contemporain est le plus menacée.

© Christiane Vollaire