Faire place ; prendre position


Pour le Séminaire post-master en architecture de La Villette
Vendredi 20 mai 2016
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1. Les dérives du concept de « social »
2. Logement social et politiques d’assistanat
3. La position contre l’essentialisation
4. Les politiques du stockage
5. Des pistes de lutte, face aux perversions du concept d’urgence
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Bien des lieux publics sont conçus ou réaménagés pour empêcher le séjour ou l’accueil : bancs transformés en siège séparés pour interdire l’allongement, décors hérissés pour empêcher l’approche, circulation d’eau apparaissant pour faire obstacle au passage, etc. Et bien des espaces de relégation, lieux de refuge ou de séjour, sont abandonnés au défaut d’hygiène, produisant des processus d’encampement spontané apparentés à l’urbanisation sauvage du bidonville, sur des terrains vagues, sous des ponts, en bordure d’autoroute, etc.
Une réflexion sur les possibilités d’un véritable hébergement ne se pose donc plus sous la forme individualisée de l’abri d’urgence, de la tente ou de l’équivalent-niche, mais doit engager une politique d’urbanisation, la pensée de l’existence dans un espace commun de sujets dont l’exclusion sociale répond nécessairement à une volonté politique (migrants, SDF, etc.). Faire place s’opposerait alors à la relégation : non pas laisser un coin à celui que des politiques policières ne reconnaissent pas, mais au contraire reconnaître une place active au sein d’un espace public qui admettrait enfin de se partager sur un autre mode que celui de la partition.
En ce sens, la responsabilité de l’architecte doit intégrer les possibles de son imaginaire aux réalisables d’une dynamisation, c'est-à-dire aussi d’un dynamitage des représentations violentes de l’exclusion qui sont devenues l’ordinaire de la visibilité publique.
Ce sont les conditions de ces possibles que nous voulons interroger.

1. Les dérives du concept de « social »

Le mot « social » vient du latin « socius », qui signifie l’associé, le compagnon, l’allié, le complice, dans une relation d’équivalence, de partage et d’égalité. La « societas » latine est réunion, communauté, association commerciale, société fermière, alliance, union politique, sociale ou économique, dans laquelle les responsabilités sont en partage. Le « sociofraudus » est celui qui trompe son associé, et le verbe « sociare » signifie partager son trône, mettre en commun sa puissance. C’est l’équivalent du « politès » grec, qui signifie le concitoyen, l’égal au sein de la Cité, celui avec qui l’on partage les lois communes et la responsabilité politique. « Politikos » désigne donc en grec ce qui rassemble les citoyens, le social, et qualifie l’humanité par opposition à l’animalité. C’est ce qui permet à Aristote, au IVème siècle av JC, de qualifier l’homme d’ « animal politique », c'est-à-dire d’être vivant spécifiquement destiné à l’entrée en société, c'est-à-dire à la prise de décision commune.
Le terme de « corps social », tel qu’un théoricien comme Hobbes va le conceptualiser au XVIIème siècle, définit une solidarité politique entre les citoyens qui se sentent solidarisés au moins par la fiction d’un pacte.
A la période contemporaine, le mot en est venu à désigner exactement l’inverse de ce qu’il prétendait mettre en œuvre : de l’expression des relations d’équivalence, il en est venu à évoquer au contraire la réalité de l’inégalité, et à désigner en particulier tout le champ des positions subalternes. Tout ce qui fait qu’il n’existe précisément pas de corps social, mais seulement des rapports de classe : politique sociale, aide sociale, mesure sociale, font partie des catégories juridiques et institutionnelles applicables exclusivement aux classes dites « défavorisées », c'est-à-dire aux groupes de population considérés comme subalternes en termes de statut économique, et par là même aussi en termes de reconnaissance et de valeur symbolique. Des ensembles sociétaux qui font l’objet non pas d’un droit commun, mais de sortes de juridictions d’exception destinées à promouvoir, par une terminologie éloquente, des mesures de « discrimination positive ». De plus en plus, ces mesures à la marge, elles-mêmes précaires et susceptibles à tout moment, selon les aléas des décisions législatives ou gouvernementales, d’être remises en cause, vont devenir le lot quotidien non pas de groupes marginaux, mais de catégories entières de population soumises à l’arbitraire de ces mesures.
Assistante sociale, travailleur social, éducateur social, sont des professions dédiées à cette activité de distribuer les mesures sociales, dans des parts du territoire national qui deviennent elles-mêmes des « zones » : d’éducation prioritaire ou d’urbanisation prioritaire. « Prioritaire » signifiant ici, par un redoutable effet de double langage, parfaitement secondaire, voie tout à fait accessoire. Et, à coup sûr, nullement premier ni essentiel en termes de décision politique. Est social ce qui exclut les sujets des processus de décision pour en faire des objets de la décision. Et de ce point de vue, l’architecture et l’urbanisme sont des domaines dont la dimension institutionnelle contribue à créer des dispositifs d’assignation qui rendent passif celui qui en est l’objet, au lieu de faire reconnaître la spécificité et la temporalité des positions qui rendent actif. « Social » finit ainsi par désigner paradoxalement ce qui est non pas liant, mais au contraire délié des politiques communes pour faire l’objet de mesures spécifiques, temporaires, précaires ou d’exception.

2. Logement social et politiques d’assistanat

Le logement social fait évidemment partie de ces catégories : il est attribué sur des zones spécifiques et déterminées, à des sujets qui sont supposés n’avoir pas d’accès possible au logement dans les termes du droit (et du coût) commun. Dans des espaces où la spéculation immobilière est particulièrement virulente, aucune catégorie même moyenne de la population n’y aura accès, et la demande de logement social deviendra un moyen de se loger pour tous ceux dont la position sociale sera non pas du tout marginale, mais plutôt majoritaire. C'est-à-dire non spécifiquement privilégiée.
Cette dégradation du mot « social » coïncide à la fois avec une montée des inégalités, et avec une tentative de mettre en œuvre les formes d’occultation qui peuvent la masquer. Le double langage dont le terme est vecteur traduit une volonté d’euphémisation : la violence économique de l’inégalité s’y traduit en termes d’insistance politique sur l’effet de compensation. Et du même coup, le droit commun y bascule du côté de logiques d’assistanat parfaitement conformes à une rhétorique humanitaire plutôt qu’à une reconnaissance des droits.
Ensuite, dans un second temps, c’est cette logique d’assistanat qui permettra de traiter d’ « assisté » celui qu’on y a soumis, et de lui infliger le discrédit social imputé au parasite. Celui qui fait l’objet de « mesures sociales », celui qui fait une demande de « logement social », celui qui se retrouve dans le bureau de l’assistante sociale, ou qui se voit attribuer un éducateur social, semble avoir été dévié des circuits de la production pour être réorienté vers ceux de la soumission. Et de ce cercle de la réorientation dévaluante, il est particulièrement difficile, voire quasiment impossible, de s’extraire.
L’espace est donc l’objet d’une logique d’exclusion, qui se nourrit ensuite elle-même de ses propres exclusives. Les logiques bureaucratiques n’en sont pas seulement la conséquence administrative : elles en sont aussi un instrument, puisqu’elles contribuent à la dévalorisation sociale des catégories dites « défavorisées » par le contrôle permanent qui leur est imposé. Remplir d’interminables formulaires pour l’accès au logement, pour l’accès aux soins, pour l’accès aux droits, présente alors trois effets : d’une part maintenir les personnes dans la conviction qu’elles sont bien des assistées, ou des assujetties ; d’autre part exercer sur elles la permanence d’un contrôle accru ; enfin, donner une occasion supplémentaire au système (celle d’une erreur de la part du demandeur ou d’un oubli administratif) de ne pas leur accorder le droit qu’ils sont ainsi contraints de réclamer.
L’intervention des logiques bureaucratiques est analysée par l’anthropologue David Graeber dans Bureaucratie, un ouvrage récemment paru où il analyse les mécanismes économico-politiques de cette forme de soumission spécifique qu’est l’assignation à la bureaucratie dans un espace ultra-libéral qui prétendait pourtant la combattre et en faire l’épouvantail des sociétés totalitaires, et plus précisément soviétiques. Il en désigne l’accentuation à partir des années 1970, dont il fait le point de cristallisation de ce phénomène autour du modèle entrepreneurial américain :

Ce qui a posé les bases de notre réalité actuelle, c’est une sorte de pivotement stratégique des hautes sphères de la bureaucratie d’entreprise aux Etats-Unis à partir des années 1970. Ces dirigeants se sont éloignés des travailleurs et rapprochés des actionnaires, puis, finalement, de toute la structure financière. Les fusions et acquisitions, OPA, obligations pourries et pillages des actifs - nés sous Reagan et Thatcher et parvenus à leur apogée avec l’ascension des fonds d’investissement privés – n’ont été que quelques uns des mécanismes initiaux les plus spectaculaires qui ont concrétisé ce renversement d’alliances. En fait, il y a eu un double mouvement : la gestion des grandes compagnies s’est financiarisée, et, simultanément, le secteur financier s’est organisé en grandes compagnies, car les banques d’affaires, fonds spéculatifs et autres, ont remplacé, pour l’essentiel, les investissseurs individuels.

Il est bien évidemment impossible de dissocier cette analyse des effets de la spéculation immobilière, qui en est l’un des piliers. Jean-Paul Dollé l’écrivait en 2010, dans L’Inhabitable Capital, à propos de la crise des subprimes, par laquelle la bulle spéculative liée à la financiarisation a littéralement expulsé de leurs logements des milliers de personnes qui s’étaient endettées pour l’acquérir :

L’habitat, la maison, comme chacun l’expérimente dans sa vie, constitue la forme la plus élémentaire d’exister en propre et de se situer dans le monde. La crise déclenchée à l’occasion des subprimes révèlerait en ce sens ce qui, dans le mode d’habitation d’où procède et que génère le système capitaliste, met en crise non seulement le mode de production capitaliste mais la manière dont les hommes habitent le monde, c'est-à-dire leur existence même.

Et plus loin :

Lorsque la bulle financière éclate, quand le réel revient comme retour du refoulé, il ne reste rien du monde, mais un rien qui se propage comme un virus, et détruit tout comme Attila sur son passage. (…)
Le capitalisme (…) se présente maintenant, non pas tant comme désir d’acquérir, de posséder, que, plus fondamentalement, d’extorquer, d’exproprier, de gagner, de maîtriser, ce qui revient dans tous les cas à faire disparaître le concurrent, détruire l’adversaire. Annihiler, tel est le but.

3. La position contre l’essentialisation

Ce qui nous intéresse ici est que le concept de « social » issu de cette logique n’est visiblement pas destiné à remettre du droit ou à instaurer de la justice, mais bien plutôt à masquer, à camoufler les fondements d’un ordre social profondément inégalitaire dans ses constructions nationales, et dégradé encore par les processus de globalisation qui, par l’abstraction financière ou bureaucratique, produisent la réalité d’une violence économique.
Ce qui devrait être éphémère, c’est la place de la précarisation, tout autant que la position de ceux qui l’engendrent et l’essentialisent. Mais au contraire, cette précarisation devient comme socialement statufiée : le « pauvre », le « SDF », le « jeune », le « chômeur », le « migrant », sont des manières de nommer comme essentialisées et naturalisées des positions culturellement produites, et réifiées. En quelque sorte substantifiées, figées. Et ce point de grammaire est une constante du monde médiatique contemporain, qui imprègne les mentalités et devient un mode d’expression : la mutation de l’adjectif en substantif est un signe du refus d’envisager les dynamiques sociales, d’effacer le devenir au profit de la cristallisation d’un être. Or cette statufication sociale est cela même qui produit le concept d’identité : un mode policier de conception du politique, qui faisait déjà, au XIXème siècle, élaborer les théories du « criminel-né » pour désigner quelqu'un qui a tué hors de l’obligation guerrière. Et cette statufication, qui nie la réalité des dynamiques existentielles, tue par là même la possibilité des dynamiques sociales.
La précarité devenue non pas le moment d’une vie, mais la définition d’un être, produit la pérennisation d’un clivage entre ceux qui en sont affectés et ceux qui en sont supposés abrités. Mais dans le même temps, les mutations incessantes de ce que Zygmunt Bauman appelle « la vie liquide » soumettent à ce risque des classes qui pouvaient se considérer jusque là comme protégées, puisqu’elles tendent à creuser les écarts dans un effacement des classes moyennes. Ces situations devenues définitionnelles intègrent les clivages sociaux comme des données quasiment naturelles. Et à ce stade, elles interdisent à une situation de devenir une position.
Une position, stratégiquement, est ce qui permet de prendre appui pour rebondir. Et l’assurance de la position est indispensable à la dynamique du mouvement : elle lui donne son assise, et détermine par là même sa force, comme le montre toute théorie des arts martiaux, conditionnant l’efficacité de leur pratique. Dans La Propension des choses, publié en 1992, présentant une Histoire de l’efficacité en Chine, François Jullien montre comment « le potentiel naît de la disposition (en stratégie) », et par là même « la victoire est déterminée avant l’engagement ». Il affirme donc que « la position est le facteur déterminant (en politique) », et que par là « la position politique s’exerce comme un rapport de forces ». Cette analyse de la philosophie chinoise, et de l’art de la guerre qui en est le centre, peut nous permettre de penser en termes stratégiques, et non plus seulement en termes « sociaux », la question du logement.
En essentialisant les situations, on leur fait en effet perdre toute possibilité de devenir des positions. La position est ce qui permet de passer à l’offensive, d’engranger un potentiel d’action, de se reconnaître dans la possibilité de surprendre. Le logement doit donc être, pour chacun, ce qui lui permet de prendre position. Et c’est en quoi l’incarcération est dégradante : loin d’offrir un socle à partir duquel prendre position, elle impose un espace de contrainte, d’interdiction du mouvement. Elle assigne à la passivité, et c’est là précisément l’une des sources des abus de toute sorte qui en sont la constante, et conduisent au suicide, physique, mental ou social, toute une part de ce qu’on appelle « population carcérale ».

Dans le monde des migrations, qui est par définition dynamique, l’incarcération dans les Centres de Rétention Administrative dit exactement en quoi l’essentialisation sociale du migrant en « migrant » produit cette volonté policière de nier la migration par l’incarcération. Faire obstacle par l’externalisation des frontières, faire obstacle par l’assignation aux empreintes, faire obstacle par l’incarcération, sont des modes du refus de penser l’exil comme une position active, et de réduire son acteur à la passivité.
L’incarcération est de ce point de vue l’antonyme de la construction. Et l’on réduira un sujet à la précarité en l’empêchant de construire, de devenir acteur de son propre habitat. Howard Zinn, historien américain auteur de Une Histoire populaire des Etats-Unis, le montre en évoquant la manière dont, au début des années 1970, la construction d’une cabane, décidée par des Indiens en Californie va d’abord être discréditée esthétiquement, pour légitimer l’attaque policière qui viendra ensuite contre ses occupants :

À l’automne 1970, une revue intitulée La Raza (…) donna des nouvelles des Indiens de la Pit River, au nord de la Californie. Une soixantaine de ces Indiens occupaient des terres qu’ils revendiquaient comme leurs. Ils s’opposèrent aux services forestiers quand il leur fut ordonné de quitter les lieux. (…)
Ils avaient construit une cabane. Le responsable de la police locale leur dit qu’elle était affreuse et qu’elle déparait le paysage. Wilson (un des Indiens) écrivit par la suite : « Le monde entier pourrit. l’eau est empoisonnée, l’air pollué, la politique corrompue, la terre est bouffée de l’intérieur, la forêt pillée, les rivages défigurés, les villes incendiées, les vies des gens détruites, (…) et les fédéraux ont passé presque tout le mois d’octobre à nous dire que notre cabane était affreuse. Pour nous, elle était très belle. C’était le début de notre école, notre lieu de rassemblement, un abri pour ceux qui n’en avaient pas. »
Finalement on fit venir cent cinquante policiers avec mitrailleuses, fusils, revolvers, matraques, chiens, chaînes et menottes. (…) Ils furent ensuite emmenés dans les fourgons de la polie et accusés d’avoir agressé des agents fédéraux et abattu des arbres. On se garda bien de les accuser d’avoir pénétré sur les terres par effraction, afin de ne pas soulever le problème de la propriété des terres.

On ne peut s’empêcher de mettre en parallèle cet épisode avec celui de l’évacuation récente du camp de Calais par la police française. Là aussi, des cabanes de bric et de broc avaient été conçues, aménagées, et pour certaines inventées comme lieu de rencontre, de réunion ou de conseil. Une situation (d’exclusion et de précarité) était devenue une position (un début de reconquête du commun, un espace de rencontre et de production, la base arrière d’un nouveau départ). Ce qu’il s’est alors agi de faire, pour des politiques policières de chasse à l’homme, c’est de vider les lieux, d’arraser le terrain comme si les constructions n’y avaient jamais existé, sur des prétextes qui s’apparentaient indifféremment à ceux de l’esthétique ou à ceux de l’hygiène.

4. Les politiques du stockage

Les exilés ne sont plus alors considérés ni selon les raisons de leur départ et la situation de guerre et de danger des pays d’où ils viennent (Syrie, Érythrée, Soudan, Afghanistan, Irak), ni selon les potentiels de savoir dont ils sont porteurs, mais exclusivement comme des produits dont on peut contenir ou libérer le flux.
Et c’est précisément cette considération-là, purement gestionnaire, c'est-à-dire privée de fait de tout réalisme authentique, qui va conduire à transformer des enclaves où une vie relationnelle est encore possible en de simples lieux de stockage. L’édification du nouveau camp de Calais, dont les logements ne sont plus des lieux de vie mais des habitacles, est à cet égard parfaitement emblématique : un camp de conteneurs.
Mais précisément, ces pays d’origine, comme lieux où se sont déployés les processus de colonisation, nous disent en quoi cette catégorie d’exilés est marquée par la discrimination : le partage du monde semble vouloir se poursuivre sur le mode d’un marchandage néo-colonial, pour lequel un sujet exotique ne peut guère avoir d’autre statut que celui d’un objet. Entre l’esclave du commerce triangulaire balancé à fond de cale des navires transatlantiques, et le migrant, objet d’une vulgaire transaction financière entre la France et le Royaume-Uni, parqué dans un camp de conteneurs, l’analogie est patente et ne laisse place à aucune équivoque.

En 1967, Michel Foucault prononçait, devant un public d’architectes, une conférence intitulée « Des espaces autres ». Les termes qu’il y utilisait pour définir l’emplacement résonnent singulièrement aujourd’hui :

On sait l’importance des problèmes d’emplacement dans la technique contemporaine : stockage de l’information ou des résultats partiels d’un calcul dans la mémoire d’une machine, circulation d’éléments discrets, à sortie aléatoire (comme tout simplement les automobiles, ou après tout les sons sur une ligne téléphonique), repérage d’éléments, marqués ou codés, à l’intérieur d’un ensemble. (…) D’une manière encore plus concrète, le problème de la place ou de l’emplacement se pose pour les hommes en termes de démographie. (…) C’est aussi le problème de savoir quelles relations de voisinage, quel type de stockage, de circulation, de repérage, de classement des éléments humains doivent être retenus de préférence dans telle ou telle situation pour venir à telle ou telle fin. Nous sommes à une époque où l’espace se donne à nous sous la forme de relations d’emplacements.

L’enclave, devenue lieu de stockage, devient un simple problème technique : une méthode technocratique de gestion des flux qui permet de réduire leur dynamique à la statique du stock. Mais le parallèle établi par Foucault est encore autrement éclairant : le stock n’est pas seulement une marchandise, c’est aussi un ensemble de données informatiques. Le stockage des personnes est aussi un stockage de l’information au service d’une politique de contrôle. L’exil, objet d’un marchandage, devient aussi la pure abstraction d’une donnée de surveillance. L’enclave comme lieu de vie devient un simple espace de configuration technocratique. Les personnes neutralisées comme sujets sont même neutralisées comme corps, et on ne peut les réduire totalement à l’abstraction des données chiffrées que dans l’espace de stockage du conteneur.
C’est en ce sens qu’on peut interpréter la polémique actuelle entre le maire de Grande-Synthe près de Dunkerque, et le préfet du gouvernement, sur le nouveau camp qui vient de s’ouvrir : dans le temps même où vient d’entrer en fonction le camp de conteneurs de Calais, le maire de Grande-Synthe se voit notifier par le préfet de région l’exigence de fermer le camp de cabanes qu’il vient de faire construire par MSF, sur un motif d’hygiène et de sécurité.
Dans la plus pure tradition de l’hygiénisme issu du XIXème siècle, c’est la possibilité même d’un lieu de vie qui devient anhygiénique et insécurisée. Les conteneurs de Calais apparaissent alors comme la concrétisation d’une véritable volonté d’asepsie : la sécurité y devient non pas celle des exilés, mais celle de leurs surveillants, et de l’environnement au sein duquel s’est constitué leur enclave. Une garantie d’immunité, de non contamination. Immunité dans laquelle le corps n’a plus fonction que de surface de contrôle : à l’entrée du camp, un instrument prend les empreintes des paumes des mains (évoquant sinistrement par là la prise des empreintes digitales par le système Eurodac, qui pousse les migrants, pour y échapper, à se brûler le bout des doigts). Dans l’ouvrage Communauté, immunité, biopolitique, paru en 2010, Roberto Esposito mettait en évidence cette relation mortifère du fantasme de la communauté fermée au refus de l’idée du manque. Et il le faisait reposer sur une thanatopolitique : le processus qui configure le biopolitique comme production de mort. Viser l’immunité absolue au même titre que la pureté, c’est produire la mort. La figure du conteneur en est une parfaite illustration : les motifs évoqués pour faire détruire le camp de cabanes font apparaître les deux figures (celle de la cabane et celle du conteneur) dans un jeu corrélatif de miroir et d’inversion pour deux représentations antagonistes de l’enclave.

5. Des pistes de lutte, face aux perversions du concept d’urgence

Pierre Dardot et Christian Laval écrivaient, dans leur essai sur le Commun publié en 2014 :

Ni les bonnes intentions ni les sursauts de la conscience, ne suffiront jamais à faire une politique affrontant réellement le capitalisme. Et si le commun ne se rapportait qu’à la « bonne vie », à l’ « harmonie avec la nature » ou au « lien social », il n’y aurait pas grand chose de plus à en dire : les traités de morale y suffiraient. Que pourrait-on dire de nouveau des luttes actuelles, si nous n’avions affaire qu’à des mouvements d’indignation morale cherchant à introduire, dans un monde ravagé comme jamais par l’égoïsme des oligarchies dominantes, un peu plus d’attention aux autres, de partage, de soin ?

Et ils ajoutaient :

Au sens strict, le principe politique du commun s’énoncera donc en ces termes : « Il n’y a d’obligation qu’entre ceux qui participent à une même activité ou à une même tâche. » Il exclut par conséquent que l’obligation trouve son fondement dans une appartenance qui serait donnée indépendamment de l’activité.

Lier la question des luttes à celle d’une obligation politique de solidarité, c’est à quoi visent, dans la conception qu’ils se font de leur travail d’architectes, sur la question migratoire, bien des chercheurs et des collectifs. Olivier Leclercq, de l’Agence Air Architectes, avait par exemple imaginé, avec les habitants du bidonville de la Porte de Clignancourt, où vivent trois cents personnes essentiellement roms, la construction d’un village de maisons écologiques, concernant une soixantaine de familles, organisées en une association baptisée « les bâtisseurs de cabanes ». La mairie du XVIIIème arrondissement, saisie par la SNCF propriétaire du terrain, a décidé en septembre 2015 l’expulsion du bidonville, qui a eu lieu le 3 février 2016, avant même que ce contre-projet n’ait pu trouver sa réalisation. Et, comme le dit l’architecte :

La politique de l’Étt vis à vis des bidonvilles est la même depuis vingt ans : on dépense pour démolir et reloger. Mais c’est une solution court-termiste et qui coûte cher. Les habitants, eux, souhaitaient obtenir un délai de deux mois, d’ici la fin de la trève hivernale, pour finaliser le projet de maisons autoconstruites. Ils avaient le projet de monter une SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif) et de demander des fonds européens. D’ici là, on aurait pu mettre en palce des mesures pour limiter les risques d’incendie dans le bidonville.

Le prétexte sécuritaire (risque d’incendie) aussi bien que le prétexte sanitaire (propagation de la tuberculose) sont dénoncés respectivement par l’architecte, et par la représentante de Médecins du Monde qui travaille sur ce bidonville, et affirme que les problématiques de santé sont au contraire aggravées non seulement par l’expulsion, mais par la période à laquelle elle se produit et la précipitation dans laquelle elle est faite. Ici sont clairement dénoncées ces politiques de l’urgence par lesquelles on prétend analyser le champ de la précarité, et par lesquelles on s’interdit au contraire d’y remédier. L’« urgence » de l’expulsion apparaît bien plutôt comme une aggravation du problème que comme une part de sa solution. Mais elle fait partie d’un concept de l’expéditif qui signale d’abord le mépris dans lequel on tient les personnes : on chasse ici les roms comme on repousse des parasites. Et cela suppose d’une part d’aller vite pour dégager une image d’efficacité, et d’autre part, par cette rapidité même, d’y aller sans concertation, parce que les roms ne sont pas considérés comme des partenaires. Ils n’appartiennent pas, symboliquement, à l’espace du commun, et c’est bien pourquoi l’urgence a une troisième vocation : celle qu’ils n’aient pas le temps de constituer cette Société Coopérative d’Intérêt Collectif qu’ils étaient en train de mettre en place pour devenir acteurs des décisions dont on souhaite qu’ils restent seulement objets.

Thibault Tellier, historien, auteur du Temps des HLM, analyse, dans un texte intitulé « Les Grands ensembles, une politique d’urgence ? », les perversions de ce concept falsificateur de l’urgence :

Il faut également se poser la question du sens qu’il convient de donner à la volonté des pouvoirs publics de procéder à la réhabilitation d’une architecture dite d’urgence au cours des années 1970. En d’autre termes, qu’est-ce qui a pu alors déterminer ces derniers à envisager la réhabilitation d’un modèle de logement produit dans un contexte d’urgence vingt ans plus tôt ?

Il montre comment le concept d’architecture d’urgence est né des programmes de reconstruction qui ont suivi les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale au début des années cinquante en France. Comment la reconduction du concept dans les années soixante-dix était de fait vidée de son sens réel, et a permis les opérations immobilières qui ont donné lieu à la construction, sans concertation avec les habitants, des grands HLM et des barres d’immeubles, faisant suite aux réalités de l’immigration de travail en période de prospérité économique. Et comment cette même notion d’urgence est devenue depuis un motif de contrôle social.

À partir de 2012, Sébastien Thiéry et les membres du collectif Pérou (Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines) vont tenter de se libérer de ce concept et d’en jouer, par une stratégie de l’intervention, sous l’égide de la formule de Brecht : On ne comprend que ce que l'on transforme. Et c’est dans cette perspective qu’il faut entendre les pistes qu’ils explorent. Ils montrnt ainsi comment les politiques d’expulsion, destructrices en termes humains, sont en outre redoutablement dispendieuses en termes financiers, affirmant par là leur véritable finalité politico-policière par l’inanité de leur prétendue efficacité économique. Parlant du programme mis en œuvre par le collectif Pérou dans l’Essonne, Les architectes écrivent :

Il en a coûté 155 626 euros pour 24 mois d'un travail ayant permis que sur les 140 personnes rencontrées à Ris-Orangis en octobre 2012, 70 au moins soient aujourd'hui locataires d'un logement. Dans le même temps, le Maire de Ris-Orangis et le Maire de Grigny ont engagé deux procédures d'expulsion ayant abouti, la première en avril 2013, la seconde en août 2014. Pour ce travail de destruction, parfaitement inutile, il en a coûté à la collectivité environ 600 000 euros.

À Calais, ils contribueront à la création d’un Conseil des Exilés pour « accompagner la création d'une ville nouvelle par migrants et calaisiens ». Et ils interviendront, outre le Nord - Pas de Calais (pour « concevoir le Journal des Jungles en collaboration avec les réfugiés du Nord-Pas-de-Calais »), à Paris (pour « concevoir des projets expérimentaux pour l'accueil de sans-abri dans les interstices de la capitale »), à Arles (pour « inventer d'autres manières d'habiter la ville en collaboration avec des familles roumaines en occupant les marges »), en Avignon (pour « transformer la friche industrielle de l'ancien Tri-Postal en centre culturel habité »). Dans tous les cas, l’ambition est de contrer les récits qui « s’acharnent à ne rendre compte que de misère, errance, indignité, douleur », en « donnant à entendre ce qui s’invente ici-même, en lisière du monde que nous connaissons trop ». La construction du récit veut ainsi aller de pair avec celle des habitats, pour faire entendre la parole des exilés comme celle d’habitants, agissant en synergie avec les intervenants. Le groupe veut ainsi mobiliser un laboratoire politique, à partir d’expériences performatives.

En 1906, Upton Sinclair publiait La Jungle, roman documentaire sur le prolétariat des abattoirs de Chicago. Il y montrait, de façon parfaitement métaphorique, comment le Trust de la Viande, qui dirigeait cette économie, était dans le même mouvement le lieu d’un trafic de viande et celui d’un trafic d’êtres humains. Il y décryptait une mécanique hallucinante, et gerbante au sens propre, d’assujettissement des corps aux finalités industrielles et financières d’un monopole.
La question du logement y était centrale : des individus exilés, parqués, exploités par le travail autant que par les loyers, y vivaient la promiscuité, l’absence d’eau, l’absence d’égouts, l’odeur nauséabonde des cadavres d’animaux qu’ils manipulaient du matin au soir et la toxicité des produits qui en permettaient le traitement industriel. Ils n’avaient pas la moindre porte de sortie, parce qu’eux-mêmes transformés en objets de la mécanique de production, précarisés en situation d’exploitation, dépendant d’entreprises auxquelles les pouvoirs politiques et les groupes syndicaux étaient eux-mêmes inféodés par la corruption. Mais la fin du livre s’ouvrait tout à coup sur un espoir : celui des réalités de la lutte, à partir d’une position commune, qui rendait possible le passage à l’offensive.
Le même signifiant « jungle », terme dégradant qui signifie la violence du monde animal, est régulièrement appliqué aux bidonvilles nés du parcage de ceux qui ont choisi de quitter leur territoire d’origine. On peut en dégager l’analogie avec les nécessaires choix d’architectes, en position stratégique dans la guerre qui doit être menée pour reconquérir le véritable sens du mot « social ».