ÊTRE DE QUEL TEMPS ? L'ombre de Plotin sur Baudelaire


Colloque Baudelaire, un trip philosophique
Organisé par "Ici et ailleurs", Sétrogran – Les Ourgneaux
septembre 2011

Dans l'œuvre poétique de Baudelaire autant que dans son œuvre critique, s'affirme un rapport au temps parfaitement contradictoire, corrélativement soucieux d'intemporel et d'historicité, où l'anachronie, comme tension incessante à une remontée vers l'origine, affronte la volonté radicale d'une présence immédiate, ancrée dans l'actuel, au temps de la modernité.
Le corps présent, vivant, sensuel, paré, déambulant dans le mouvement incessant de ce Paris "capitale du XIXème siècle" tel que le décrira Benjamin, est aussi un corps qui vise à l'absence, à l'effacement, à un arrachement au temps. Et cet arrachement est précisément ce qui permet de penser ce temps : s'absenter du présent, c'est en tirer l'essence. Celle par rapport à laquelle il serait possible de penser son actualité.
A cet égard, Baudelaire apparaît bien comme le pur produit intellectuel de sa formation : celle d'un lettré du XIXème siècle pétri du courant de pensée qui porte à son achèvement l'idéalisme platonicien : la pensée de Plotin, comme pensée ontologique fondatrice de ce que Heidegger tentera de réactualiser comme rapport de l'être au temps.

1. Les Ennéades dans leur propre régime de temporalité

Plotin, romain né en Egypte au IIIème siècle, enseignera à Rome sous la protection de l'empereur Gallien, dernier sénateur devenu empereur avant que l'Empire romain ne passe définitivement aux mains des militaires. La pensée plotinienne constituera de ce fait, en tant que pensée de cour, un étayage culturel symbolique aux derniers feux d'un pouvoir impérial en train de basculer dans la violence. Et Gallien sera le premier empereur à accorder la liberté de culte aux chrétiens.
Il communiquera la série de ses cours à son disciple Porphyre, qui la transmettra dans un nouvel ordre sous le titre des Ennéades. Les Ennéades tirent elles-mêmes leur nom de la sacralité du chiffre 9, offrant le syncrétisme de la langue grecque et de la mythologie égyptienne : "ennéa" est le chiffre 9 en grec, mais l'Ennéade désigne dans la tradition égyptienne l'ensemble unifiant des neuf forces de l'univers. Ici, cette sacralité s'applique à la division en neuf chapitres assignée à chacun des six volumes en lesquels Porphyre a divisé l'œuvre de Plotin. 54 traités en tout.
Cet enseignement aura une influence considérable sur Augustin d'Hippone, lorsqu'un siècle et demi plus tard, dans l'Afrique berbère conquise par Rome, il écrira les textes fondateurs du christianisme. Autant dire que le néoplatonisme tel que le construit Plotin, qui n'a rien d'une théologie, et dont la visée n'est nullement religieuse au sens institutionnel du terme, tirera une bonne part de sa notoriété future de ce qu'il a servi d'outil intellectuel au discours théologique tel qu'Augustin le mettra au service de la propagande chrétienne.
C'est donc par une série de torsions successives que la doctrine platonicienne des Idées, qui fonde toute la tradition de l'idéalisme philosophique dans la pensée occidentale, devient d'abord chez Plotin une théorie de l'Un, pour se métamorphoser chez Augustin en représentation du Dieu monothéiste. Mais c'est aussi par cette série de torsions qu'elle se fait connaître, et se transmet comme idéologie, c'est-à-dire comme régime de pensée qui va littéralement configurer la conscience moderne, à la fois arrachée à la pensée médiévale et issue d'elle.
De cette filiation tordue, Baudelaire est le parfait héritier : né en 1821, il est contemporain de ce retour du religieux dans la pensée de la Restauration française, de sa relation étroite à la nostalgie du régime aristocratique et de son usage ambivalent lors de la "monarchie de juillet" qui s'achève en 1848.
Traitant de l'Un et se fondant sur l'idée principielle d'éternité, l'ouvrage de Plotin est inscrit par son origine historique autant que par sa filiation, dans un régime de temporalité qui est au cœur de cette volonté paradoxale et désespérée, dont témoigne au coeur du XIXème siècle l'œuvre de Baudelaire, d'échapper au temps dans le mouvement même qui prétend en saisir l'actualité.

2. L'ordre de l'Un contre le désordre de la nature

C'est le Traité 45 qui traite de la naissance du temps, comme d'un brouillage infligé par la nature à l'ordre de l'immuable, une sorte de dérangement de l'éternité qui produira la réalité du monde comme une dégradation de l'ordre de l'Un, et le rapport au réel comme un rapport perpétuellement déceptif de la pluralité au régime idéel de l'unité. Plotin y reprend la définition que Platon avait donnée du temps dans le Timée : Le temps est l'image mobile de l'éternité, situant ainsi son travail non seulement dans la lignée de Platon, mais dans la filiation antérieure de Parménide :

Il nous faut remonter derechef à cette manière d'être qui, disions-nous, est celle de l'Eternité : Vie immuable, ensemble tout entière et infinie, totalement exempte de changement, fixée dans l'Un et vers l'Un. Alors il n'y avait pas de temps. (…) et c'est au temps lui-même qu'on pourrait sans doute demander comment il est apparu.
Voici à peu près ce qu'il dirait de lui-même : avant d'avoir engendré l'avant et d'y avoir lié l'après, il demeurait d'abord avec lui-même dans son être, n'étant point temps, et là-bas, lui aussi, il restait en repos. Mais la Nature fort agitée, (…) ayant choisi de chercher plus que le présent, se mit en mouvement, et lui aussi se mit en mouvement, et toujours vers l'ensuite et l'après, et non vers le même mais vers l'autre, et le souhaitant toujours autre, et, s'étant mûs un moment, ils façonnèrent le temps comme "image de l'éternité".

Le texte met en évidence l'une des apories de l'ontologie plotinienne : celle d'un "temps qui n'est point temps", signalant l'impensable qui est au cœur de ce serpent de mer métaphysique que constitue la question de l'être.
Il y a donc manifestement conflit entre d'une part la vérité pure de l'éternité, immuable, infinie, fixée dans l'Un, et donc, par sa définition même, immobile, et d'autre part la Nature, fondamentalement agitée, et dont l'agitation va malencontreusement provoquer le mouvement du temps, pour l'arracher à l'éternité dont il ne sera désormais plus que l'image. L'éternité serait en quelque sorte le paradis perdu du temps, un âge d'or de la fusion immobile dans l'Un.
Et en ce sens, la pensée plotinienne radicalise la métaphysique platonicienne, à laquelle elle ôte sa dimension politique (pour Platon, le vrai idéel avait pour fonction première de permettre l'unification des discours au sein de la Cité) pour la focaliser sur une problématique rigoureusement ontologique, l'idéal d'une contemplation désactivée.
D'où une doctrine beaucoup plus abstractive que celle de Platon, dont Plotin s'affirmait disciple, et ce qu'on appellera après lui un discours apophatique : discours du déni, du retrait, de la définition du vrai par le négatif et l'abstraction à l'égard du réel.
C'est dans cette perspective du retrait à l'égard du réel que Plotin renvoie du côté du négatif le concept même de nature : la nature est ce qui brouille l'ordre de l'Un. Et c'est sur ce point qu'il critiquera même la pensée stoïcienne, qui n'a pourtant rien d'un matérialisme. Là où, pour les Stoïciens, la nature, en tant que figure de l'harmonie cosmique, fait modèle de ce que doit être l'harmonie intérieure du sujet, pour Plotin au contraire, même dans son organisation cosmique, elle demeure un principe de variabilité et de contingence qu'il faut outrepasser pour accéder à l'Un.
D'où ce qu'il appelle la "procession", c'est-à-dire le processus par lequel s'opère l'accès au vrai, et dans lequel chaque instance doit procéder de l'unité originelle comme instance première. C'est ce que la tradition plotinienne a reconnu sous l'appellation des "trois hypostases" : l'Un, l'Intellect et l'Âme. L'Âme, comme principe spirituel, étant l'hypostase suprême, au-delà même de la puissance de l'Intellect comme principe de connaissance. C'est en s'inspirant de ces trois hypostases qu'Augustin d'Hippone inventera un siècle et demi plus tard ce qui deviendra pour les Chrétiens le "dogme de la Sainte Trinité" : l'axiologie ontologique, comme l'axiologie théologique, se fonde et se légitime par la magie du nombre, et en particulier par la sacralisation du chiffre 3. On trouve chez Augustin comme chez Plotin cette forme de l'élévation, ou de la sublimation de l'Un par le 3.

3. La "theoria" contre la "poièsis"

Au final, chez Plotin, cette métaphysique complexe vise évidemment à jeter le discrédit sur le réel au profit d'un vrai purement idéel et abstrait, et elle est à cet égard l'un des agents majeurs de ce que Marx désignera, dans la tradition qui aboutit à Hegel, comme une philosophie qui au sens propre "marche sur la tête", à la fois parce qu'elle fait de la pensée le principe fondateur du vrai, et parce que, de ce fait même, elle ne peut justement pas "marcher", c'est-à-dire réaliser sa fonction : permettre de comprendre le monde. Elle permet la production à l'infini des discours interprétatifs, à la mesure inverse de son efficacité dans l'analyse de l'effectivité concrète.
Plotin présente ainsi une sorte de mouvement de va-et-vient entre les hypostases, qui transforme le savoir en une sorte de circularité close sur l'activité contemplative : mouvement de "procession" par lequel l'Âme procède de l'Un par la médiation de l'Intellect ; mouvement de "conversion" par lequel l'Âme se tourne vers l'Un par la médiation de l'Intellect.
Ce double mouvement, par sa clôture même, produit bien une énergie au sens d'une tension mentale, mais non pas une dynamique au sens d'un déplacement, puisque ce que vise cette tension est précisément l'immobilité de l'Un.
Il opposera, comme deux nécessités hiérarchiquement distinctes, l'amour céleste, uranien, qu'il renvoie à la "theoria" (contemplation pure), et l'amour terrestre, pandémien, qu'il renvoie à la "poièsis" comme production. Aimer au sens charnel, c'est agir et reproduire, et par là même paticiper de cette agitation de la nature. Et cette activité est une poièsis en tant précisément qu'action créatrice. Aimer au sens spirituel, c'est être dans l'immobilité extatique de la contemplation de l'Un.
Ainsi la fonction de ce que Baudelaire définit comme poésie renvoie beaucoup plus à la "theoria" plotiniennne, à cette forme de contemplation extatique à laquelle adhère une large part de son œuvre poétique, qu'à la poièsis. La poiétique de l'œuvre, sa dimension productrice d'un discours, n'a de valeur que dans la mesure où elle est manifestation de la "theoria", mise en lumière de l'immobilité contemplative.
Tout le discours poétique de Baudelaire est, à partir d'une valorisation de la "theoria" au détriment de la "poièsis", tissé de cette ambivalence, ou de ce faux sens qu'il commet sur l'usage, déterminant à ses yeux, d'une valorisation du poétique fondée à l'encontre même de la dévalorisation de la "poièsis" telle que la met en œuvre tout son travail d'écriture.
Mais de cette tension naît aussi la tension entre uranien et pandémien, qui renvoie le pandémien au vertige du gouffre. Si en effet ce qui justifie le pandémien pour Plotin est l'activité procréatrice qui en fait au moins une participation au mouvement légitime de la vie, il est au contraire radicalement égarant lorsqu'il ne participe que de la luxure, et renvoie par là même du côté de la mort et de la décrépitude.

4. Uranien et pandémien dans la poétique de Baudelaire

Baudelaire évacue la question de la procréation, pour renvoyer l'amour soit du côté de la désincarnation, soit du côté de la luxure, et demeurer dans cette tension irrésolue entre un rapport ontologique à l'essence et un rapport physique à la chair, qui fait apparaître corrélativement sous celle-ci la dégradation du "décomposé" dans un corps séparé de l'âme, et la réminiscence de l'Un dans une âme pure de toute sexualité. C'est ce que dit le poème Une Charogne dans Les Fleurs du Mal :

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine?
Qui vous mangera de baisers,?
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine?
De mes amours décomposés!

Le corps de la charogne incarne celui de la maîtresse comme corps du désir pandémien : celui qui ne peut s'incarner que dans sa dissociation d'avec l'âme, et produit de ce fait la décomposition. La vision du cadavre dévoré par la vermine est celle de ce régime de temporalité dégradé, dans lequel se manifeste encore la nostalgie de l'Un. Les amours "décomposés" sont ceux qui ont perdu la vérité intemporelle de l'Un dans la coposition avec la nature sexuelle du corps. Et le mouvement de la nature est un mouvement corrélativement avilissant et mortifère : il dégrade au double sens du terme, en destituant l'intemporel et en produisant la charogne.

Dans l'Invitation au voyage, c'est au contraire de l'uranien que participe l'incantation :

Là tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

La volupté est ici celle de l'extase immobile, de l'éternel présent privé de toute activité et rassemblé dans l'unité de l'Un. Il y a plaisir dans la luxure, mais il ne peut y avoir volupté que dans la contemplation. Et celle-ci suppose un arrachement au temps, le refus même de la temporalité du désir. La contemplation exige cette attitude de sérénité immobile, dans laquelle les sens eux-mêmes ne participent que de la réminiscence de l'Un. A cet égard, c'est justement chez Plotin que prend racine, par la théorie platonicienne de la réminiscence, celle des Correspondances dont Baudelaire fera usage dans son œuvre poétique, et qui constitue l'un des phares de sa philosophie. Il y a correspondance non seulement parce que, selon l'expression de Baudelaire, "les parfums, les couleurs et les sons se répondent", mais surtout parce que leur corrélation répond elle-même à un autre référent, et se présente comme analogique d'un intemporel :

Tout y parlerait?
À l'âme en secret?
Sa douce langue natale.

Le natal désigne l'originel fondamentalement présent dans le sujet comme part de son essence, et dont la reconnaissance fait l'objet d'un processus permanent de réminiscence. L'âme éternelle est sans cesse renvoyée, dans la vie même du corps qu'elle habite, à l'antériorité de leur séparation, à la dimension ontologique qui constitue sa vérité.
On a donc, chez Baudelaire comme chez Plotin, dans la droite ligne de la tradition idéaliste, deux concepts de la mort : l'un qui en fait un passage, la porte désirée vers l'au-delà et la certitude de l'accès à l'Un ; l'autre qui se donne à voir dans la dégradation du cadavre, et manifeste au contraire la dissociation, la séparation, données dans la réalité physique de la décomposition.
Le présent temporaire, mouvant, changeant, celui de la nature "agitée", renvoie paradoxalement à cette image morbide de la décomposition, derrière laquelle se laisse en même temps apercevoir le présent éternel dont le sujet a gardé la forme et l'essence divine dans le temps même où il regarde la charogne.
Double rapport à l'amour, double rapport à la mort, et de ce fait même, double rapport au présent, dont la véritable actualité devient alors pour Baudelaire non sa réalité changeante, mais au contraire la manière dont il se saisit comme "image mobile de l'éternité", pour reprendre la formule du Timée.

5. La modernité comme distance

C'est ce que Foucault saisit dans la pensée de Baudelaire lorsqu'il écrit dans Qu'est-ce que les Lumières ? :

Cette héroïsation ironique du présent, ce jeu de la liberté avec le réel pour sa transfiguration, cette élaboration ascétique de soi, Baudelaire ne conçoit pas qu'ils puissent avoir lieu dans la société elle-même ou dans le corps politique. Ils ne peuvent se produire que dans un lieu autre que Baudelaire appelle l'art.

Il signifie par là que la modernité baudelairienne est non pas une fascination pour le présent, mais au contraire une rigoureuse prise de distance à son encontre. Et cette triple distance à l'égard du présent (héroïsation ironique, transfiguration, élaboration) ne peut se prendre que par le moyen d'un référent temporel radicalement extérieur à l'immédiateté présente, étranger à son actualité réelle, et définissant par là son actualité vraie.
C'est Plotin qui fournit à Baudelaire les outils de cette distance, le recul dont la norme est l'éternité. L'intemporel est ce qui permet de se saisir du présent pour le penser, d'avoir à son égard ce recul qui permet de répondre à la question foucaldienne "Qu'est-ce que notre actualité ?"
C'est pourquoi Baudelaire ne conçoit pas que ce triple processus de mise à distance du présent dans une pensée de la modernité puisse avoir lieu dans la société elle-même ou dans le corps politique. La pensée de la modernité est une entreprise de dégagement à l'égard de la réalité présente ; un regard au sens propre critique, c'est-à-dire distinctif, sur l'immédiateté pour atteindre à l'actualité. Ce regard suppose un lieu autre, délocalisé de l'immanence. Et ce lieu autre, que Baudelaire appelle l'art présente en effet cette dimension intemporelle que Baudelaire attribue au Beau. Il l'écrit à propos de Théophile Gautier en 1859 :

C'est cet admirable, cet immortel instinct du Beau, qui nous fait considérer la Terre et ses spectacles comme une correspondance. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C'est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l'âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau. (… ) Les larmes (… ) sont bien plutôt le témoignage (… ) d'une nature exilée dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer immédiatement, sur cette terre même, d'un paradis révélé.

De nouveau apparaît ce terme de "correspondance", que Baudelaire placera au cœur de son œuvre poétique comme une référence directe à la pensée de Plotin. Et cette correspondance, qui fait du monde réel une pure analogie du vrai, ne peut apparaître que sous la forme esthétique du Beau, détachée de tout rapport au monde socialisé, à tout ce qui ouvre la communauté des hommes au champ du politique. La littérature, la musique, ou ce que les Salons viseront dans la peinture, ne sont pas destinés à inscrire le sujet dans le monde sensible de l'immanence, mais à opérer sa conversion vers la transcendance de l'Un. La présence dans le monde est d'autant plus intense qu'elle fonde son intensité sur une absence au monde, sur cette ubiquité de la correspondance qui fait percevoir le réel comme un lieu d'éloignement du vrai, comme la nature est un lieu d'éloignement du Beau.
Foucault oppose ainsi, radicalement et de façon paradoxale, l'attitude baudelairienne de la marche dans la ville moderne à celle d'une flânerie, dans la mesure où elle répond en quelque sorte non pas à une errance aléatoire, mais à la volonté désespérée d'une sortie d'exil :

La flânerie se contente d'ouvrir les yeux, de faire attention et de collectionner dans le souvenir. A l'homme de flânerie Baudelaire oppose l'homme de modernité : il va, il court, il cherche.

Cette fébrilité de la recherche n'est pas une agitation, mais une quête, mue par l'instinct du Beau, comme soif insatiable de tout ce qui est au-delà et que révèle la vie. Il y a dans la réalité du monde ce qui sert de révélateur à son au-delà, et que la déambulation, en tant que quête, peut mettre au jour. Marcher, c'est se donner une chance de le trouver, et donc de se laisser saisir par ce qui est le véritable objet de toute activité : l'accès à la contemplation. La perspective unifiante de la contemplation plotinienne, d'une fusion du Beau, du Bien et du Vrai, oriente ainsi toutes les formes d'une vie authentiquement poétique, parce qu'elle témoigne d'un exil dans le monde physique du corps et de la société réelle, dont seul le tombeau peut signaler la fin. C'est vers ce point de séparation du corps et de l'âme que tend toute l'ontologie plotinienne, en montrant comment toute vie authentique doit converger vers lui :

Il ne doit pas être le Bien du fait de son activité ni du fait de l'intellection, mais parce qu'il demeure en lui-même. Car, puisqu'il est au-delà de la réalité, il est également au-delà de l'activité et il est encore au-delà de l'intellect et de l'intellection. De surcroît il faut poser le Bien comme ce à quoi toutes choses sont suspendues, alors que lui n'est suspendu à rien. Car il est vrai de dire qu'il est "ce que toutes choses désirent" (Aristote, Ethique à Nicomaque, I). Il doit donc rester immobile, et il faut que toutes choses se retournent vers lui, comme dans un cercle où tous les rayons sont tournés vers le centre.

6. Casser son jouet

Ce centre vers lequel se tournent les rayons, Baudelaire le trouve dans l'art, comme processus de révélation de l'Un, et c'est ce qu'il écrit dans le Salon de 1846 :

Ainsi l'idéal n'est pas cette chose vague, ce rêve ennuyeux et impalpable qui nage au plafond des académies ; un idéal, c'est l'individu redressé par l'individu, reconstruit et rendu par le pinceau ou le ciseau à l'éclatante vérité de son harmonie native.

D'où le refus radical du naturalisme pictural, tel qu'il l'exprime dans le Salon de 1859 :

A ces doctrinaires si satisfaits de la nature, un homme imaginatif aurait certainement eu le droit de répondre : "Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive".

A la laideur de la nature, celle qui aboutit à la charogne et participe de l'agitation du temps et de la décomposition de l'Un, Baudelaire oppose la puissance de l'imagination. Mais cette puissance est un véritable pouvoir de réminiscence qui renvoie à l'origine de l'âme. De fait chez Baudelaire, dans la droite ligne de la pensée plotinienne, l'origine du monde n'est pas dans la nature, et la nature ne définit en rien une origine, mais au contraire un processus de dégradation de l'intemporel, qui aboutit à la temporalité d'un temps décomposé. Les "monstres de ma fantaisie" renvoient à la puissance originelle de l'Un, dans la mesure même où ils abolissent cette dégradation du temps et révèlent l'intuition de l'Âme comme hypostase du vrai. Ce qu'il écrit aussi très clairement dans le Salon de 1859 :

L'imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée à l'infini.

C'est cette fonction d'apparentement à l'infini qui est assignée à l'art. Il n'y a donc chez Baudelaire aucune dissociation entre la fonction de critique d'art et l'activité poétique. Et de ce fait même aucune contradiction entre l'œuvre du poète et le travail du chroniqueur de Salons qui documente la marche du temps artistique. Il s'agit dans les deux cas de déceler les provinces du vrai dans le jeu de la révélation du Beau. Et de cet apparentement à l'infini dans la quête du possible procède aussi le jeu des Paradis artificiels. A la suite de Thomas de Quincey, Baudelaire fait du jeu avec la drogue la condition d'une sortie d'exil qui est aussi un jeu avec la mort. Sortir de l'exil du réel pour atteindre le vrai, passe par un rapport aux substances hallucinogènes qui abolissent les frontières, et permettent d'atteindre sans mourir ce à quoi la vie sociale et la réalité politique nous interdisent tout accès : l'aristocratie de notre apparentement à l'infini.

Cette quête de l'au-delà se retrouve aussi dans la Morale du joujou, publiée comme article dans le Monde littéraire en 1853 :

La plupart des marmots veulent surtout voir l'âme, les uns au bout de quelques temps d'exercice, les autres tout de suite. C'est la plus ou moins rapide invasion de ce désir qui fait la plus ou moins grande longévité du joujou. (… )
L'enfant, comme le peuple qui assiège les Tuileries, fait un suprême effort ; enfin il l'entrouvre, il est le plus fort. Mais où est l'âme ? C'est ici que commencent l'hébétement et la tristesse.

Passage complexe qui articule parfaitement les trois niveaux sur lesquels se joue le dualisme baudelairien. L'enfant comme origine non dégradée de l'homme, c'est la spontanéité de la réminiscence. C'est paradoxalement parce que la plupart des marmots veulent surtout voir l'âme, qu'ils cassent leurs jouets, et leur rage ne témoigne que de l'impatience de l'imagination reine du vrai, aux prises avec le fondamental désir de l'Un. Voir l'âme, c'est accéder à l'hypostase plotinienne ultime, dont l'intuition dépasse celle de l'intellect. Le caprice enfantin n'est que l'expression radicale de cette intuition originelle.

Mais en même temps, par un trouble tour de passe-passe, Baudelaire inscrit cette disposition psychologique dans le régime politique de la révolution, assignant au peuple un double statut : peuple comme analogon de l'enfant, impatient et capricieux, prêt à casser son jouet parce que précisément infantile. Manifestant par là dans le même temps son authenticité et sa primitivité. Mais, ne trouvant pas, dans le lieu de pouvoir dont il fait le siège, cette âme qu'il y cherchait, le peuple entame cette plongée dans l'hébétement et la tristesse qui caractérise pour Baudelaire aussi bien, dans la réalité existentielle de la vie, le vécu du spleen comme sentiment d'exil, que dans la réalité du politique le sentiment de désaffection qui caractérisera la période post-révolutionnaire comme montée de la bourgeoisie.

7. L'ombre de Joseph de Maistre dans la ligne de Plotin

Baudelaire écrit la Morale du joujou après la fin de la Monarchie de juillet, et ces journées de 1848 où il appelait le peuple à saccager la maison de son beau-père. En pleine montée de la révolution industrielle qui a suivi autant qu'anticipé les aléas de la révolution politique, le texte dit clairement que le désir révolutionnaire n'est rien d'autre que le fondamental désir infantile de casser son jouet pour en voir l'âme, et que voir l'âme est l'impossible politique par excellence.
De l'impossible politique à la réaction, il y a le pas que la théorie de Joseph de Maistre, mort l'année même de la naissance de Baudelaire, franchit d'un bond, lorsqu'à la suite des Réflexions sur la révolution française d'Edmund Burke parues en 1790, il écrit en 1796 les Considérations sur la France. On y lit l'un des argumentaires décisifs de la contre-révolution : celui qui, pour légitimer les hiérarchies aristocratiques, attaque le concept même de Droits de l'Homme au nom de son abstraction :

Or, il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâces à Montesquieu, qu'on peut être Persan: mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie; s'il existe, c'est bien à mon insu.

Des insurgés envahissant les Tuileries comme des enfants cassent leur jouet (à la recherche de l'âme), aux révolutionnaires que de Maistre accuse de pratiquer la Terreur à la recherche de l'Homme comme fondement universel du droit, la ligne de partage est mince, et l'influence de de Maistre sur Baudelaire manifeste. Une forme idéologique qui s'apparente à un concept aristocratique des hiérarchies politiques, et prétend renvoyer la révolution à ses deux apories : celle, abstractive, de l'idéalisation du peuple et celle, concrète, de la prise de pouvoir par la bourgeoisie.
C'est sur la ligne de partage entre ces deux pôle également dénonciateurs que le dualisme baudelairien prend son sens politique : celui de la réaction aristocratique, et d'une véritable fascination pour celui qu'il appelle dans les Etudes sur Poe, "l'impeccable Joseph de Maistre", qu'il cite comme dénonciateur de Locke et de l'Essai sur le gouvernement civil :

Quelle odeur de magasin ! comme disait J. de Maistre à propos de Locke.

Le "magasin", c'est cette bourgeoisie d'affaires dont la révolution a permis l'essor, avant que la monarchie de juillet ne signe son établissement définitif, et au nom de laquelle il devient possible de discréditer l'idéal révolutionnaire à partir des dérives qu'il a suscitées et des trahisons qui l'ont enterré : un régime économico-idéologique que Baudelaire qualifie de "morale de comptoir", et dont il voit la pleine réalisation dans l'Amérique du XIXème siècle.

8. Les Etudes sur Poe : l'aristocrate contre l'Amérique bourgeoise

Ses études sur Poe apparaîtront à cet égard bien davantage comme un prétexte à discréditer le principe démocratique au nom de sa dégradation bourgeoise, qu'à analyser réellement le travail littéraire de Poe. Il fait en quelque sorte de Poe le héros de l'idéalisme plotinien, affrontant l'Amérique du progrès technique, de l'omnipotence commerciale et de la morale bourgeoise. Et de ce fait, Poe devient en quelque sorte l'incarnation littéraire de la pensée politique de de Maistre, dans le temps même où il se fait le chantre de l'Un plotinien :

D'autres fois, rentrant dans la vraie voie des poètes, obéissant sans doute à l'inéluctable vérité qui nous hante comme un démon, il poussait les ardents soupirs de l'ange tombé qui se souvient des Cieux ; il envoyait des regrets vers l'Âge d'or et l'Eden perdu (… ) ; enfin il jetait ces admirables pages Colloque entre Monos et Una, qui eussent charmé et troublé l'impeccable Joseph de Maistre.

Il est clair que ce masculin et ce féminin que sont les deux interlocuteurs du Colloque entre Monos et Una de Poe, ont le même sens l'un en grec et l'autre en latin, et que ce sens unique est précisément celui de l'Un, Âge d'or et Eden perdu de la pluralité du monde, lieu d'origine relativement auquel le génie est en exil, comme l'aristocrate l'est de l'unicité monarchique et des hiérarchies politiques dont elle est le référent ultime.
Dans les mêmes Etudes sur Poe, Baudelaire passera du régime de l'exil à celui de la prison pour décrire la situation métaphorique de Poe dans l'Amérique du XIXème siècle, similaire à celle dans laquelle il s'éprouve lui-même dans la France des années 1850 :

De tous les documents que j'ai lus est résultée pour moi la conviction que les Etats-Unis ne furent pour Poe qu'une vaste prison qu'il parcourait avec l'agitation fiévreuse d'un être fait pour respirer dans un monde plus amoral – qu'une grande barbarie éclairée au gaz, - et que sa vie intérieure, spirituelle, de poète ou même d'ivrogne, n'était qu'un effort perpétuel pour échapper à l'atmosphère de ce monde antipathique.

Cette "grande barbarie éclairée au gaz", mêle manifestement l'idée du progrès technique à celle de la violence politique. Mais aussi l'idée de l'essor économique à celle de la régression morale. Non seulement parce que cet essor économique est celui d'une bourgeoisie d'affaires privée de tout idéal, mais plus encore parce que, dans l'idée même de progrès, est déjà contenue cette labilité du temps qui dénature le concept d'éternité :

Poe (…) qui considérait le Progrès, la grande idée moderne, comme une extase de gobe-mouches (…) était là-bas un cerveau singulièrement solitaire. Il ne croyait qu'à l'immuable, à l'éternel, au self-same.

Cette dénonciation aboutit à ce passage à la fois visionnaire dans la réalité économico-politique qu'il décrit, et profondément réactionnaire dans le sens qu'il lui donne :

J'avoue sans honte que je préfère de beaucoup le culte de Teutatès à celui de Mammon ; et le prêtre qui offre au cruel extorqueur d'hosties humaines des victimes qui meurent honorablement, des victimes qui veulent mourir, me paraît un être tout à fait doux et humain, comparé au financier qui n'immole les populations qu'à son intérêt propre.

Teutatès est le dieu guerrier protecteur de la communauté dans la mythologie gauloise, représentant la violence des sacrifices humains telle qu'elle fonde la communauté politique et assure la bienveillance des dieux. Il y a donc dans la figure de Teutatès l'affirmation d'un caractère organique de la communauté, lié à son origine, dans lequel la violence se fonde sur une hiérarchie immémoriale qui ancre son unité principielle dans le sacrifice.
Mammon, idole de l'argent, est au contraire une figure dévoratrice sans organicité, un destructeur du lien communautaire, dénoncé dans le récit biblique autant que dans la geste évangélique comme une sorte de puissance satanique. C'est donc à l'encontre de la toute-puissance commerciale de la nouvelle Amérique, dont le modèle a contaminé la France de Louis-Philippe, que Baudelaire oppose l'organicité politique de Teutatès comme violence assumée, à la violence abstraite d'une finance déjà internationalisée. Il l'éclairera par une référence directe à l'usage de l'esclavage dans l'économie américaine, en renvoyant l'accusation de barbarie et de sauvagerie non pas du côté des supposés primitifs, mais du côté de la modernité marchande, ou de ce qu'il appelle "la morale de comptoir", telle que l'incarne Benjamin Franklin, héros de l'Indépendance américaine :

Brûler des nègres enchaînés, coupables d'avoir senti leur joue noire fourmiller du rouge de l'honneur, jouer du revolver dans une parterre de théâtre, établir la polygamie dans les paradis de l'Ouest, que les Sauvages (ce terme a l'air d'une injustice) n'avaient pas encore souillées de ces honteuses utopies, (…) tels sont quelques uns des traits saillants, quelques unes des illustrations morales du noble pays de Franklin, l'inventeur de la morale de comptoir, le héros d'un siècle voué à la matière. Il est bon d'appeler sans cesse le regard sur ces merveilles de brutalité, en un temps où l'américanomanie est devenue presqu'une passion de bon ton.

Cette dénonciation parfaitement plotinienne d'un "siècle voué à la matière" inscrit bel et bien la pensée de l'Un dans ses prolongements politiques, qui seront aussi bien ceux du monothéisme augustinien et des monarchies qui se sont fondées sur lui, que ceux des principes théocratiques qui fonderont la pensée de Joseph de Maistre et la réaction de la Restauration française.
Ainsi écrira-t-il de Balzac, tenant du monarchisme et représentant d'une véritable esthétique documentaire en littérature :

J'ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m'avait toujours semblé que son principal mérite était d'être visionnaire, et visionnaire passionné.

Dans tous les cas, la figure du visionnaire telle que l'incarne Balzac pour Baudelaire, ou du "poète maudit", telle que l'incarne Poe, est aussi celle de l'aristocrate déchu, exilé de l'idéal dans le monde d'une "morale de comptoir" par rapport à laquelle va désormais se poser aussi la question du mécénat. Car la charge de Baudelaire contre la bourgeoisie marchande s'accompagne paradoxalement d'une reconnaissance du bourgeois comme décideur culturel, ayant légitimement son mot à dire sur le devenir artistique dont il est le bâilleur de fonds : qu'attendre de la reconnaissance économique du comptoir, sinon justement tout le poids de la valeur symbolique accordée à l'art ? C'est de ce redoutable nœud gordien que la pensée de Baudelaire ne parvient pas à se défaire.

© Christiane Volaire