LA TRAHISON DU GÉOMÈTRE
Essai sur le travail de Laurent PARIENTE


Ed. Michael Gordon, Tel Aviv, 2000

Rien de plus statique, dès l’abord, que le travail de Laurent Pariente tel qu’il se présente au Creux de l’Enfer: des parois blanches, absolument rectilignes, se coupant à angle droit. Rien de biaisé, rien de fuyant. Construction verticale sur l’horizontalité du sol, ce projet d’organisation de l’espace évacue la fluidité dans la raideur. Tout semble s’y définir par les arêtes, se donner par la structure: un monde s’organise, clos sur le volume qu’il habite, et réduit le lieu géométrisé à l’abstraction des lignes. Certitude mathématique du blanc, de la droite, de l’équerre, rigueur mathématique d’un espace institué par ses limites.

Voilà exactement ce que serait son projet réduit à sa maquette: un espace vu par l’intelligence géométrique, et occupé par rien.
C’est précisément cette proposition que l’épreuve de l’oeuvre nous oblige à inverser: le travail de Laurent Pariente n’est pas fait pour être vu, mais pour être occupé. Ainsi ne tend-il qu’à dénoncer ce qu’il semble énoncer, autant dire à trahir sa représentation par sa présence.

C’est cette trahison qu’on voudrait ici questionner, parce que son intention nous semble au coeur de l’entreprise artistique.

L’espace du devenir

L’ effacement

Le travail de Pariente semble en effet convier à un véritable “arraisonnement” de l’espace, au sens que Martin Heidegger donne à cette expression: arraisonner, c’est mettre, par la violence, la nature au pas de la raison; c’est imposer à l’être des choses l’ordre quantificateur de la technique. Le découpage géométrique de l’espace chez Pariente semble bien répondre à cette fonction, qui réduit la nature à la géométrie et transforme l’ontologique en mathématique. Espace découpé, maîtrisé par l’intelligence, d’où toute dimension naturelle est abolie, asservie à l’ordonnancement de la mesure. Puissance de l’ordre sur la matière brute, triomphe du droit contre le courbe, du défini contre l’indéfinissable.
Il en naît un lieu utopique, où la raison dominatrice impose sa place et son droit. Lieu justement inhabitable, vidé de toute empreinte biologique, lieu de l’absence, où le mouvement même de la vie semble être suspendu.

Ce pourrait être la version culturelle, construite, de la fin des Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe: quand le navire arrive dans ce néant de glace dont la blancheur et le froid ne sont que l’image idéalisée de la mort.
“Je hais le mouvement qui déplace les lignes”, écrivait son traducteur, Baudelaire. Haine du mouvement, désir de la mort, rigidité, vide, absence: la perfection de l’ordre géométrique dit cette obstination de la blancheur, celle de la glace, celle de la craie, celle de la poussière, celle du squelette. Celle d’un lieu réduit à son ossature.
Laurent Pariente semble ainsi créer une oeuvre abstraite de toute chair, parfaitement conceptuelle.

Or cette oeuvre, qui semble conçue pour mesurer les distances et les tenir, ne peut cependant jamais être perçue à distance: on est DEDANS avant même de l’avoir vue. C’est exactement cette sensation qu’on éprouve au Creux de l’Enfer, où rien n’apparaît de l’extérieur. Sitôt franchi le seuil, on est déjà dans l’oeuvre, à aucun moment face à elle.
“Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre”, dit le Nosferatu de Murnau. L’oeuvre ne capte pas notre regard, elle happe notre corps; jamais simplement vue, mais toujours vécue de l’intérieur. Entré dedans, on se rend compte que ce qui semblait devoir être une épure conceptuelle, un acte de l’intelligence géomètre, ne fait en réalité appel à rien d’autre qu’à nos sens.
Cette oeuvre d’apparence intellectuelle est sensible dans son essence. Elle ne nous dit rien du connaître, mais nous parle seulement de l’être, inversant le rapport qu’elle semblait promettre.

C’est ainsi qu’on peut tenter de dire ce qu’elle fait de notre regard. Le sens de la vue est normalement notre sens le plus “intelligent”, l’organe même du savoir, celui qui nous met à distance des choses, parce qu’il ne suppose aucun contact, et se clôt à volonté: le recul face au monde conditionne l’intelligence du monde.
Or ce qu’on éprouve d’abord ici est l’impossibilité d’un tel recul: le spectateur n’est jamais en état d’observation. Cerné par l’oeuvre, il doit se rendre à l’évidence qu’il en est vu plus qu’il ne la voit, que ce qui se passe autour de lui et dans son dos échappe à son entendement, et constitue pourtant son expérience. Expérience qui ne relève p