Entretien avec le cinéaste Robert Kramer



16 mai 1997

Agora n°39, hiver 1997

CV. Il y a dans votre cinéma une présence récurrente de personnages de médecins, qui semblent porteurs d'un regard spécifique sur le monde, proche de votre propre regard de cinéaste, combinant la présence à la distance clinique.

RK. Ce n'est pas que mon regard de cinéaste s'apparente au regard clinique. C'est que le regard clinique appartient à un genre de regard fondamental.
Le médecin n'est pas au centre du monde. Il dégage une partie des choses qui est fondamentale, c'est-à-dire vidée et éclairée. Il y a un sens de soi ,et ce que ça compose .
La personne qui regarde est consciente. L'autre existe à part comme une fonction de son regard; et il y a quelque chose qui nous entoure tous les deux, et qui est la globalité.
Les maîtres bouddhistes sont ceux qui pratiquent ça le mieux: pour voir clair, il faut un gros travail.

CV. Comment s'opère ce travail?

RK. Selon trois axes: Qui suis-je? Qui est l'autre? Où sommes-nous?
Qui suis-je, c'est-à-dire quels sont mes intérêts, mes mobiles, mes croyances, mes fatigues? Et puis il y a l'autre, qui est là avec le même paquet. Et on est quelque part. Par exemple, pour mon film Doc's Kingdom, qui se passait au Portugal, c'est différent de ce que ce serait aux USA, ou en Afrique, ou ailleurs.
Et puis, le médecin est un personnage porteur de contradictions.

CV. Pouvez-vous expliciter ces contradictions?

RK. On veut soigner; on se sent obligé de le faire; et c'est son buiseness. Je veux soigner, ça veut dire : c'est comme ça que j'exprime mon amour, ma culpabilité. Je m'y sens obligé, ça veut dire: je suis incomplet si je ne le fais pas. C'est mon buiseness, ça veut dire: je gagne ma vie avec. C'est donc à la fois un métier et une religion.
Il y a toujours le problème de l'intérêt personnel (et passionnel) du médecin dans l'affaire.
Dans Doc's Kingdom, Doc dit: "C'est pas sûr que je vais pas commencer par le tuer avant de le soigner; ou me tuer".
Le médecin n'est donc pas le seul impliqué dans le problème du "comment voir". Cest un problème central aussi dans toute pratique politique: comment les politiciens voient-ils les choses?
Et il suppose en outre une transition du diagnostic personnel au diagnostic industriel. C'est la même chose que pour les sondages: dès qu'une possibilité technique existe, on est obligé d'en passer par là. Par exemple, légalement, on sera toujours obligé d'en passer par des examens techniques. Et pourtant, c'est entièrement différent de ce que représente le contrat entre deux personnes.
Mon père, par exemple, était un grand clinicien, cardiologue, doué pour le diagnostic intuitif (voir quelqu'un, comme ça face à soi , et pouvoir dire: voilà quel est son problème). La part du diagnostic intuitif est réellement fondamentale; mais c'est une espèce de donne individuelle, et on ne peut pas compter sur ça..
Le médecin est donc, à beaucoup d'égard, à cheval entre des choses qui m'intéressent, et dont la contradiction m'interroge.

CV. Mais dès lors, à partir de ces contradictions, comment voir?

RK. Pour voir bien, il faut d'abord se connaître, c'est-à-dire être capable de recevoir l'autre. Et pour celà, nous positionner nous deux dans un espace: l'espace d'un bureau n'est pas celui d'un hôpital.
Celà signifie aussi: comment DANSER avec le monde autour, c'est-à-dire avoir une distance de ses propres désirs, de ses propres nécessités. Où suis-je? Quelle est ma distance? Où sommes-nous? Il s'agit de trouver la bonne distance, qui n'est pas la même par exemple si on est dans une relation d'amants, ou dans une relation médecin/patient.
Par exemple, je trouvais mon père froid: sa manière de médecin penché sur le côté,style "Tu peux avoir confiance en moi parce que je suis comme Dieu". Mais une personne qui est comme ça l'est en tant qu'être humain. C'est ce regard, qui est le sien propre indépendamment de sa fonction, qu'il va traduire en blouse blanche.
La plupart des gens sont d'abord victimes d'eux-mêmes, possédés par eux-mêmes. Il y a plusieurs manières de couper cette nécessité d'être possédé par soi-même: la proposition psychanalytique, la proposition religieuse, la proposition révolutionnaire, constituent des offres d'échapper, de maîtriser, d'intervenir dans ce processus. Et il faut en échapper, car sinon , on est victimes de nos gènes.

CV. En quoi le regard du cinéaste, ou celui du médecin permettent-ils d'échapper à cette détermination?

RK. C'est un travail,parce qu'on est conditionnés. Mais peut-être y a-t-il le choix. Par exemple, ma compagne, Erika, qui a une pratique des massages et du magnétisme, a un regard médical sur ses clients. Mais elle travaille sur un autre registre. Elle pense que son rapport avec ses clients est d'une importance primordiale dans les possibilités de santé.
Or le comportement d'un médecin qui a une vision holiste des choses (parce que la maladie est difficilement séparable du contexte social et psychologique) est différent de celui du médecin qui pense la médecine comme application de théories mécanistes.
Si on ne travaille pas sur nous-mêmes, on se heurtera en permanence au déterminisme de qui on est. D'où la nécessité de trouver la distance à l'égard de ses propres déterminismes.
C'est différent, pour un médecin occidental, de voir des patients de son milieu, ou une femme africaine dans ses propres modalités. Ca suppose un exercice, et le regard n'est pas naturel: naturellement, on est racistes. Là, je parle en Américain.

CV. Cette distance, comment la trouvez-vous dans votre manière de filmer?

RK. Dans Doc's Kingdom, il y a un plan d'un pied qui trébuche sur une pierre, et puis le plan s'élargit,et le personnage est presque perdu dans le port . C'est du yoga, de trouver la bonne distance. La distance où l'on peut voir ce qu'il faut voir.
Je suis fasciné par le bouddhisme, parce que c'est une psychologie de perception: l'implication de soi dans la destruction de la possibilité de voir.
Mes films mettent en oeuvre une manière expérimentale de voir. Par exemple, toujours dans Doc's Kingdom, il y a d'énormes écarts entre gros plans et plans larges. Et j'ai travaillé pour la première fois l'idée de trajet, qui donne la distance. Un trajet fait tous les jours de la vie, qui en même temps,
-a une familiarité absolue pour le personnage du médecin
-lui donne du plaisir
-lui fait traverser un espace subjectivement symbolique et riche
-mais que l'acteur, lui, fait pour la première fois.
Et moi, en tant que spectateur, je veux sentir une chose indépendante en le regardant sentir.

CV. Quel rôle joue l'émotion dans ce regard?

RK. Il y a plusieurs paramètres dans cette équation. On a peur ici, mais c'est peut-être autre chose qui est en train de parler en soi. Il faut peut-être oublier cette peur paranoïaque. Certaines situations, en terre étrangère, contiennent tous les éléments pour nous laisser croire qu'on est dans un complot tota l(j'en ai fait l'expérience en Angola), et elles pervertissent notre regard. Mais, à un certain moment, on sait comment écouler sa paranoïa, comment naviguer, à la manière d'un capitaine de navire, avec l'image de la responsabilité.

CV. Comment dégager cette perspective de la responsabilité?

RK. Par exemple, un médecin a la responsabilité qui vient du fait que chaque personne est un monde en entier. On devient fou si on essaie de vivre avec ça, mais c'est un peu ça. Chaque personne représente le tout, et j'essaie de filmer avec cette idée-là.
Au moment où l'on rencontre quelqu'un, il n'y a plus de hiérarchie: il y a quelqu'un qui incarne tout le corps humain et tous les corps. On essaie de jouer avec ça dans le cinéma, mais on ne peut pas le soutenir très longtemps. Les responsabilités deviennent plus concrètes au fur et à mesure qu'on les vit: le bateau est un monde au milieu de la mer, et le capitaine en est le seul responsable. Et quand on peut chiffrer ce que vaut le bateau, alors les choses deviennent reconnaissables: tout le monde est réduit au niveau d'être des chiffres.
Il en est de même pour le travail médiatique du cinéma: on est pleinement responsable pour la création d'une oeuvre A ce moment-là, il y a beaucoup de fatigue et beaucoup de boulot, et ça commence à flotter dans les détails. Avec l'angoisse et la culpabilité:qui en découlent: qui VOIT ce que j'ai fait? Devant qui aurai-je à en répondre?

CV. Quel engagement cette responsabilité suppose-t-elle?

RK. J'aime que les gens agissent à 100%. J'ai été élevé dans une conception idéaliste de la médecine: beaucoup de sacrifice. Mais quand les nouvelles générations de médecins sont arrivées au début des années soixante, c'était une génération qui pensait plus au compte en banque et était entourée par un autre type de problèmes: tous les autres aspects de la société de consommation. Le corps lui-même était devenu un marché. Chaque génération est partie d'une mouvance des idées; mais il y a tellement de corruptions qui passent pour les méthodologies nécessaires à la survie. C'est de cette manière, par exemple, que les trafics de drogue ramènent des profits inimaginables, avec des méthodologies mafieuses.
Comment veut-on que quelqu'un prenne ses distances à l'égard de celà?
Dans la médecine humanitaire au contraire, l'obligation de se mettre en désaccord avec une pratique dominante change beaucoup de choses: on est contestataire sur quelque chose qui semble évident. De la même manière, en tant que cinéaste, si je suis dans la marginalité, c'est seulement parce que je représente une minorité, et non pas parce que mes idées seraient bizarres. Mais comment veut-on que des gens qui se préparent à être médecins ne cherchent pas à assumer une certaine réussite sociale?

CV. Vous semblez établir un lien systématique entre idéalisme et sacrifice. Pourquoi?

RK. J'ai vécu toute ma vie dans des époques où l'idée "Enrichissez-vous!" était tellement en place, que l'idéalisme passait toujours pour un sacrifice. Il faut donc prendre une distance à l'égard de cette terminologie: on commence par parler de sacrifice parce que ça se traduit comme ça au niveau des conditions de vie (emploi du temps par exemple); mais ça signifie simplement que mon choix me resitue autrement.
Qui parle? c'est l'idéologie dominante. Voilà un exemple du type de travail nécessaire pour trouver une bonne distance et comment voir: je parle de sacrifice à cause d'une histoire judéo-chrétienne. Les idéaux y sont toujours liés au sacrifice:si on ne souffre pas, ça ne va pas. Ce sont des héritages: mon père ne faisait que du sacrifice. L'idée du médecin bien dans le sacrifice est donc un vrai héritage psychodramatique.
Les pressions étaient tellement fortes (en termes de jugement sur le bon ou le mauvais comportement), que j'ai été obligé de me séparer de tout cet héritage pour respirer. Ce qui a commencé le travail de distance: se séparer des idées héritées pour savoir ce qu'on pense soi-même.

CV. D'où avez-vous pris votre distance?

RK. Il y avait des choses précises dans la biographie de mon père. Il était chef du groupe qui a fait les premières recherches sur les effets de la bombe atomique sur le corps humain. Il a ainsi passé deux-trois ans au Japon après la guerre pour voir ce qui se passait, ce que ça a fait aux corps, et comment les corps ont vécu. Il n'a jamais parlé de ça: c'était un sujet tabou à la maison.
Mais il est revenu hypocondriaque, obsédé par la mort. Ce sont des effets très compliqués pour le médecin, et pas du tout exceptionnels.
Il était dans une sorte de mélancolie profonde; et puis à la fin, il était sûr qu'il allait mourir d'une crise cardiaque. Il pensait qu'il l'avait eue, il s'est mis lui-même à l'hôpital , ses confrères n'étaienbt pas d'accord. Il a pris des anticoagulants pendant un an et demi parce qu'il fallait qu'il travaille; et il est mort d'une hémorragie cérébrale. C'est une forme de suicide médical, qui n'est pas si exceptionnel.

CV. Voulez-vous dire que le regard médical porté sur l'autre soit autodestructeur?

Les médecins sont tellement dans la présence de la mort, de la souffrance, que gérer celà devient une question vitale: l'énorme consommation de drogues chez les médecins américains y est bien sûr liée.
Les médecins sont les héritiers des chamanes et des sorciers. Mais les chamanes et les sorciers étaient préparés pour ce rôle: ils passaient par une initiation qui était là pour les renforcer dans le voyage vers la mort et en face du néant. Ils ne faisaient pas d'études de physiologie, ni d'études techniques, mais étaient préparés au niveau nerveux, psychologique et spirituel, pour cette confrontation au néant. C'est le contraire pour les médecins contemporains: ils ne sont pas préparés à cette confrontation.Outre le fait que leur formation technique, dans cette perspective, joue contre eux. Il y a tellement plus de poids sur les épaules d'un homme, avec une technologie développée: le mensonge que l'être humain n'est pas aussi fragile qu'on pensait, et qu'on peut tout faire.
Or personne ne va s'occuper du développement psychologique de ces hommes médecins, au moment où ils sont confrontés à la mort vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ce qui est incroyable, c'est qu'il n'y en ait pas davantage qui craquent. Ce qu'on sait faire, c'est seulement cacher.

Par exemple, si l'on pense à ce que c'est qu'être chamane, c'est une condition dans laquelle on est face à l'abîme et à la mort. Ce regard -là est en soi autodestructeur, et il faut qu'on se protège. Et quand on travaille pendant trois ou quatre ans dans des camps de réfugiés pour une organisation humanitaire, dans des lieux différents, je voudrais bien savoir comment on vit celà.

CV. Cette relation de la mort à son contexte ne suppose-t-elle pas aussi un regard politique?

RK. Le médecin est une image emblématique et fantasmatique: il canalise des tas de rêves souterrains. Et j'ai produit dans mes films une idée de médecin qui ne correspond sans doute à rien: de concret pour la plupart des médecins , qui se voient simplement comme des techniciens.
Mais c'est aussi à mettre en rapport avec une évolution politique: j'ai été très militant pendant très longtemps; et puis, à un certain moment, la terminologie révolutionnaires m'est devenue insupportable, même si les idées restaient les mêmes. Je me suis demandé s'il ne valait pas mieux parler de santé que de révolution: ce qu'est la santé d'un individu, ou celle d'une société, et comment assurer les deux.
A ce moment-là, le médecin est devenu l'élément emblématique de la contradiction, par les choix qui se posent en permanence à lui: juste soigner, ou prévoir, ou améliorer. Dans les débats politiques, la manière dont on caractérisait la social-démocratie ou le libéralisme était médicale: mettre des pansements.
Dans le domaine médical, la différence entre juste soigner, et prévoir que ça n'ait pas lieu (guerrres, famines) relève du champ politique: en élargissant le champ de perspective et d'interprétation, on pense mieux, et on trouve quelque chose qui parle de nous dans une situation où tout est limité.

CV. Le regard cinématographique lui-même peut-il être autodestructeur?

RK. Ce qui est autodestructeur, c'est de se mettre face aux énergies devant lesquelles on est le moins défendu et le plus fragile.
Or le cinéma témoigne sans faille de notre évanescence: les milliers de manières de tourner la même chose au cinéma, c'est de sans cesse poser les questions dont on ne connaît pas de réponse.
Pour le médecin, il y a obligation de faire quelque chose: c'est ce que montre la formule hippocratique du serment. Ce n'est pas un choix, c'est une obligation de soigner. Or aucun corps de métier, en-dehors de celui-là, n'est soumis à une obligation similaire: un cinéaste n'a pas d'obligation, pas plus qu'un torrero. Un politicien n'a aucune obligation, il n'y a pas de serment d'Hippocrate pour les politiciens. Le médecin est unique à ce niveau-là: l'obligation de créer un lien avec l'autre pour l'aider. Il n'y a pas d'équivalent de cette forme professionnelle de la responsabilité.

CV. Le métier de cinéaste établit-il alors une cassure à l'égard du monde?

RK. Mon regard de cinéaste est peut-être autodestructeur au sens où ça m'éloigne de tous les autres. J'ai le sentiment de m'éloigner. C'est pourquoi je dis que la manière dont je parle, par exemple de la médecine, ne correspond peut-être à rien.
Il évoque aussi la tauromachie: cette idée de choisir de se mettre dans des situations de vie ou de mort.
Quand on est médecin, on existe dans une structure du monde qui a une dimension économique et morale. Les bons révolutionnaires se sont toujours pensés médecins de l'âme des autres. C'est pourquoi nos images étaient celles des médecins aux pieds nus: traiter directement cette histoire de santé du peuple, c'est une manière de traiter les choses à la base.
Mais le cinéma n'a pas de structure vis-à-vis du monde. Il est actuellement porteur des valeurs les plus néfastes qui soirent sur la planète, parce qu'il est dans une perspective de synchronicité avec le marché: Hollywood est difficilement séparable de l'empire économique. C'est pourquoi je suis en France: il y a plus de possibilités de respirer.

CV. Avez-vous conçu votre cinéma comme une manière de sauver le monde?

RK. Oui: j'ai toujours pensé que c'était une manière de faire ressortir des faiblesses, des contradictions et des confusions que je ne voyais pas dans les images des autres, et qui en valaient la peine. Par exemple, je fais plus confiance à un médecin accablé par le problème d'affronter la mort, jusqu'au moment où il y a une transcendance, et il fait quelque chose avec cette douleur.
Je fais ça comme quelqu'un qui travaille dans un abattoir. On peut aussi boire, prendre des calmants, voler des cadavres comme font les étudiants en médecine, avec des choses qui sont tellement terrifiantes qu'on ne sait pas quoi en faire.
Mais je garde en tête cette phrase de Doc: "Attention, tu vas bientôt commencer à tuer au lieu de soigner". C'est pourquoi il faut faire l'effort de ne pas s'isoler.Sinon, on fonce de plus en plus sur un point zéro; et ce point zéro, c'est le point de rupture avec le monde: celui de l'autodestruction.

© Christiane Vollaire