Du jeu dans les articulations
Pour la Rencontre Où est la photographie ?
Avec Bruno Serralongue, Philippe Bazin. Modérateur : Florian Ebner
Centre Pompidou, 8 novembre 2019
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1. Un dialogue en jeu entre le langage de la philosophie et celui de la photographie
Pour la Rencontre Où est la photographie ?
Avec Bruno Serralongue, Philippe Bazin. Modérateur : Florian Ebner
Centre Pompidou, 8 novembre 2019
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1. Un dialogue en jeu entre le langage de la philosophie et celui de la photographie
Le dialogue entre la philosophie (et les sciences humaines) et la photographie est particulièrement nécessaire dans le rapport à la photographie documentaire, pour dégager à la fois une pensée qui ne dépende pas des images mais s’en potentialise, et des images qui n’illustrent pas la pensée. Une photographie pensive et une pensée nourrie par l’image.
L’émotion documentaire tire sa force de ce qu’elle refuse autant le sentimentalisme que le sensationnalisme. Elle se tient à l’écart des groupes de presse et de la pression médiatique.
Si l’on définit donc le jeu comme ce qui crée du possible, comme ce qui engage une relation dynamique entre les choses, alors on peut dire que la photographie documentaire se situe à trois niveaux de jeu entre des options opposées :
- Un jeu de la distance et de la proximité face à l’événement.
Ce jeu permet d’établir un rapport au réel et au présent à l’encontre des diversions et de l’immédiateté du flux informatif. Michel Foucault traitait de cette question dans un texte écrit à propos de la philosophie de Kant : « Qu’est-ce que notre actualité ? ». C’est cette question que pose la relation entre photographie documentaire et pensée politique.
La photographie documentaire telle que nous l’envisageons ici, telle que l’envisagent des photographes comme Bazin ou Serralongue, ne prétend ni dire le réel, ni présenter la réalité, mais offrir un espace à sa représentation dans l’écart nécessaire d’une pensée critique.
- Un jeu de l’écart et de l’engagement.
Walter Benjamin appelait non pas à esthétiser le politique, mais à politiser l’esthétique. Il s’agit de produire, par la force de l’image ou sous les apparences de sa neutralité, une réactivation de la pensée.
L’intention documentaire met ainsi en œuvre le double sens du mot politique, tel que le définit Jacques Rancière : comme police sociale des dominants, ou comme revendication d’une « part des sans-part ».
L’intention documentaire convoque enfin, par ce jeu de l’écart et de l’engagement, le rapport entre imaginaire et institution, tel que le présentait Cornélius Castoriadis en écrivant L’institution imaginaire de la société.
- Un jeu de la présence et du recul.
Y être sans pleinement en être, pour ménager la possibilité réflexive de la représentation. Le médium photographique, qui joue sur la focale, sur les angles de prise de vue, sur les cadrages et recadrages de l’image, suppose des formes corrélatives de présence et de refus de l’immersion, qui conditionnent la possibilité de faire image, au même titre qu’elles conditionnent la possibilité de penser. L’outil photographique devient ainsi come une métonymie de la pensée critique, par la nécessité de prendre le recul, de choisir le cadre et d’organiser la mise en image.
2. L’expérience d’une collaboration
L’expérience collaborative entre philosophie de terrain et photographie documentaire critique se fait, pour Philippe Bazin et moi, dans trois temps différents :
- Dans le double temps du terrain :
- celui de sa préparation
L’espace international est affronté aux processus de globalisation. Cela produit la réalité des migrations et des violences auxquelles elles s’affrontent, dans le temps même de l’aggravation des clivages sociaux et des distorsions d’un commun politique. La question Qui est Nous ? qui fait l’objet de notre exposition actuelle à Gentilly, atteste de cette problématique centrale de l’espace social contemporain, dans le mouvement des solidarités et des contestations. Le projet qui anticipe sur le terrain conditionne son efficacité.
- celui de son effectuation
Le terrain lui-même oblige à dissocier le temps de l’image et celui des entretiens. Mais notre dernier terrain tend à les associer dans une politique de l’entretien avec des sujets considérés non pas comme des victimes ou des témoins, mais comme des acteurs de leur propre histoire et d’une histoire qui nous est commune.
- Dans le temps du montage et de la production.
Le montage se fait à trois niveaux :
- celui de l’usage des entretiens dans un discours philosophique, ceux-ci constituant une pensée qui nourrit ce discours et le suscite. Cela oblige à articuler la parole des sujets à un régime de discours qui en diffère originellement, et avec laquelle elle produit un effet de montage.
- celui de l’organisation des séquences visuelles pour le photographe, des sélections et des appariements qu’elle produit, et dont la réflexivité a sa propre autonomie par rapport au texte philosophique.
- celui du montage textes-images, qui va prendre des formes différentes à la fois selon la question travaillée, et selon le mode de leur présentation (article, fascicule, livre, exposé, conférence, projection parlée, exposition).
- Dans le temps de la réception.
Les retours des éditeurs, des responsables de revues, des commissaires d’exposition, qui s’engagent avec nous dans la diffusion de ce travail, interviennent aussi dans les modalités de notre collaboration et dans la finalisation d’un projet.
Les retours du public, des milieux de l’art, des milieux universitaires, des milieux militants, offrent de nouveaux éclairages aux travaux finalisés et donnent à penser, par les nouvelles données apportées par leur regard, pour les projets suivants.
Dans tous les cas, la collaboration est toujours un work in progress. Elle a du reste suscité, pour l’un comme pour l’autre, deux livres théoriques (Pour une Philosophie de terrain et Pour une Photographie documentaire critique). Issus du travail de terrain, ils vont provoquer à leur tour, par leur écriture autant que par les retours que nous en avons, de nouvelles reconfigurations et réorientations dans ce travail.