Dr HOUSE VERSUS Mr T.


Pratiques n° 51, "Que fabriquent les images ?", octobre 2010

Dans un dossier intitulé « Pourquoi Dr House est-il si méchant ? », une revue de philosophie présentait en novembre 2009 un entretien avec un philosophe. Ce dernier y posait la question : "Que se passerait-il si on bousculait l'éthique médicale ?". Il présupposait par là que l'éthique serait une sorte de dogme abusif, arbitrairement imposé et universellement respecté par une corporation médicale trop soumise aux exigences morales, et de ce fait même aveugle au principe de réalité. Et il prétendait dénoncer dans cet entretien « les excès auxquels les théories du care ont donné lieu », ajoutant : Un malade ne peut être entièrement autonome. Par définition, son jugement est troublé par son affection. La surenchère aux bons sentiments s'avère donc parfois contre-productive en matière de soins. (1)

L'auteur reprenait ainsi intégralement à son compte, et légitimait par son onction philosophique, l'esprit même du feuilleton américain Dr House, et son essence : ce qu'on appelle dans les pays anglo-saxons l'Evidence-Based-Medicine, médecine fondée sur la preuve, qui dénie toute valeur aux dimensions de la subjectivité dans le savoir médical, et pour laquelle l'expertise médicale est juste une somme positiviste de savoirs incontestables, dont le patient serait la simple matière-objet. De cette Evidence-Based-Medicine, l'imagerie est l'un des piliers, puisqu' évidence signifie originellement ce qui apparaît à la vue.

Une éthique de Disneyland
Dans le texte précédemment cité, l'auteur en question commet bien évidemment une double imposture. La première est d'identifier l'éthique aux « bons sentiments », d'en faire un repaire de bonnes sœurs et d'affects désuets, confondant ainsi la rationalité de l'exigence éthique avec un sentimentalisme irréfléchi. C'est de cette manière qu'on a toujours procédé pour discréditer tous les combats contre les abus de pouvoir : en les présentant juste comme des attitudes émotionnelles sans valeur rationnelle. L'appel qu'il fait à « ne s'embarrasser d'aucun scrupule éthique » évoque à cet égard très fortement ce que le dernier numéro de la revue Lignes, consacré de façon critique au vocabulaire du pouvoir actuel en France, désigne sous le terme « décomplexé » : il s'agit de mettre fin à toute forme de scrupule éthique, pour laisser jouer, sans aucun frein ni contrepoids, les rapports de domination économique et politique, dans le domaine de la santé comme ailleurs.
La deuxième imposture de ce texte ne peut être attribuée qu'à une extrême naïveté ou à une extrême mauvaise foi. Ou l'auteur croit réellement à ce lieu médical imaginaire, sorte de Disneyland caricatural, où l'éthique serait reine et où de ce fait selon lui le discours scientifique serait invalidé et menacé. Ou il vit sur terre comme vous et moi, et il sait pertinemment que ce sont déjà des critères prétendument objectivants, des savoirs quasi-exclusivement quantifiables et mesurables, qui décident depuis longtemps de la formation des futurs médecins et de l'organisation hospitalière.
Et il ne peut ignorer que Dr House n'est nullement, contrairement à ce que laisse entendre l'ambivalence du scénario, cet homme seul face à une institution hostile à sa rationalité parce qu'elle serait peuplée d'adeptes de l'éthique et des « bons sentiments », mais au contraire le modèle universellement offert à tout médecin, le référent idéal de ce que doit être, pour l'institution médicale et hospitalière telle qu'elle existe réellement, une médecine digne de ce nom. L'héritier direct des grands patrons du XIXe siècle, entouré d'un staff émerveillé, galvanisé par sa redoutable intelligence.

Une esthétique de propagande
De ce point de vue, l'auteur de l'entretien a raison de dire que Dr House est moins une série médicale qu'une série policière, et que le personnage de Dr House serait plutôt un double de Sherlock Holmes, ou du détective Dupin chez Edgar Poe. Dans les deux cas, la position est celle de l'investigateur à la recherche d'indices, et c'est ce caractère indiciel de l'image médicale qui indexe le regard porté sur elle.
Mais là précisément intervient l'esthétique même du feuilleton, ce qui le distingue radicalement d'autres séries médicales comme Urgences, et en fait véritablement une œuvre de propagande à la gloire de l'institution. Dr House n'est solitaire qu'à la manière des grands savants reconnus, et non pas à la manière des opposants persécutés. Et, pour nous le montrer, le réalisateur intègre son regard comme le regard neutre, objectif et omniscient de la machine d'imagerie. La perception directe du corps, à tous les épisodes du feuilleton, est ainsi systématiquement relayée par la production machinique de l'endoscope ou du scanner, comme si l'une était le prolongement naturel de l'autre. Et ce dispositif esthétique de la réalisation, comme dispositif d'identification du regard du médecin à la production mécanique des images, est un dispositif d'accréditation corrélative des technologies de l'image comme source d'omniscience, et de la figure du médecin comme sujet de cette omniscience.
La caméra prend le patient en plan large, puis zoome progressivement en plan rapproché, puis en gros plan, et de là le montage passe sans transition dans la cavité buccale, suivant le trajet de l'endoscope dans le tube digestif jusqu'aux intestins, comme s'il s'agissait du même dispositif optique que celui qui permet de regarder la personne. Patient en effet réduit à son état objectal, cible indifférenciée d'un regard investigateur dont l'acuité suppose une neutralisation absolue des affects chez le soignant. A cette rupture radicale de toute position relationnelle se réduit, pour le plus grand bien du patient et comme condition de l'efficacité du diagnostic, le face à face médecin-malade.

Un fantasme de toute-puissance
Ce dispositif est une fiction : le médecin ne se trompe jamais, l'image dit toujours la vérité, l'interprétation des signes fournis par l'image est toujours sans ambigüité, ou la moindre trace d'ambigüité est immédiatement levée par l'investigateur. Le message est clair : si vous voulez être bien soigné, il vous faut ce corps médical parfaitement dressé à suivre son chef omniscient, avec pour seule médiation la mécanique d'imagerie comme relais sans perte de la vision du docteur. On est bel et bien dans un panoptique, où rien ne doit échapper à la visibilité, dans la mesure même où rien ne fait écho comme intersubjectivité.
Si ce fantasme était réalisable, s'il donnait réellement lieu à ce savoir achevé qui nous est montré dans le feuilleton, et permet un combat sans faille contre la maladie, il n'y aurait rien de mal à le présenter comme un idéal à viser. S'il se présentait au contraire comme une pure fiction, il n'y aurait aucun mal non plus à en faire l'objet (quelque peu inquiétant malgré tout) d'une œuvre de science-fiction. Mais l'imaginaire véhiculé ici est juste un fantasme de toute-puissance médicale pure, à la manière dont les films de Léni Riefenstahl, dans l'Allemagne nazie, véhiculaient un fantasme de toute-puissance du corps pur. Un fantasme qui, dans l'un comme dans l'autre cas, ne reste pas seulement dans l'imaginaire, mais produit aussi du réel.
Le fantasme est en ce sens performatif : cette représentation archétypale d'un savoir médical identifié à l'objectivation de l'image produit de réels effets d'intimidation sur le patient, et de réels comportements de pouvoir chez le soignant, elle produit cette institution « décomplexée », sûre de sa pertinence et de son bon droit quand elle tient le patient pour pur objet de sa science. Elle produit ces médecins le nez sur leurs ordinateurs, leurs endoscopes et leurs scanners, qui ne jettent pas un regard à la personne assise ou couchée en face d'eux. Elle légitime ces « visites du patron » où un staff asservi suit un chef de service autiste. Et le fantasme de véridiction absolue de l'imagerie est en ce sens un fantasme d'autorité absolue de l'institution.

Un regard troublant sur le corps
A cette esthétique de propagande, on peut opposer le regard d'un artiste qui ne cesse d'interroger l'ambivalence de notre rapport à l'image, et en particulier le trouble où elle nous jette. Le regard porté par le photographe Yves Trémorin sur le corps est bien un regard intentionnellement clinique. Mais il met en place un dispositif optique construit pour troubler. Regard en série sur la nourriture, où des restes dans une assiette allient la beauté plastique des couleurs à l'effet glauque des reliefs organiques. Regard en série sur des objets, armes-jouets ou têtes de mannequins, dans l'ambivalence optique du vrai et du faux (imitation du métal par le plastique, ou de la chair par le celluloïd). Mais aussi, indétermination entre le vivant et le mort, entre le corps construit et sa déconstruction par l'image, à la manière dont opérait l'esthétique surréaliste du collage.
Dans ce dispositif, la place du sujet, l'effet optique de proximité ou d'éloignement qui génère le net et le flou, la précision de la mise au point, la radicalité du cadrage, produisent ce rapport troublant au corps de l'autre comme part de soi. Le regard, précisément parce qu'il est clinique, précis et méthodique, s'interdit de prétendre à l'objectivité. Et c'est par là qu'il peut devenir captivant, produisant une image à la fois répulsive et attractive : une image forte dans la mesure même où elle n'est pas, au sens classique, belle. Et où pourtant ce qui en elle est répulsif participe d'une véritable beauté. Des photographies de détail d'une femme enceinte, de corps étrangement juxtaposés, d'une jeune femme atteinte par la maladie, rendent indistincte la part d'humanité et d'animalité en nous, la part de l'inachevé et du dégradé.
Ce que disent ces images, c'est que la perception du corps ne peut se réduire à aucune des formes de l'imagerie médicale, non plus qu'aux artifices euphorisants de l'imagerie médiatique. Et le travail de Mr T., de ce point de vue, prend toujours le spectateur à rebours, à l'encontre des évidences de tous les Dr House.

Une mathématique ouverte à l'esthétique
La série des huîtres hors de leur coquille, prises dans un dispositif luminescent qui évoque la radiographie, joue de la transparence et de l'opacité, des infinies variations du vert et du gris sur le fond blanc, de la matière translucide et par endroits dématérialisée, pour désorienter le regard centré sur l'objet. Et c'est de ce jeu entre recentrement et désorientation que se nourrit le travail photographique présenté dans ce numéro. L'huître est un corps sans en être un, quelque chose qui dans l'expérience médicale et les discours de carabin renvoie à la représentation des glaires et du crachat : une source d'abjection et de dégoût. Mais l'image ici lui confère un autre statut, celui d'une dignité esthétique.
Il n'y a absolument rien, dans le travail d'Yves Trémorin, de ces « bons sentiments » auxquels le texte cité précédemment prétendait réduire les questionnements éthiques. On entre bien plutôt souvent dans une ironie, une distance, et aussi une redoutable précision qui a quelque chose à voir avec sa formation initiale de mathématicien. A l'opposé des représentations romantiques de l'artiste maudit, désespéré ou « s'évadant dans l'imaginaire », s'affirme ici une volonté radicale d'interroger le réel. Mais, précisément parce que l'objet mathématique est infini, l'investigation du réel ne conduit pas aux dogmes étroits du positivisme scientiste : elle ouvre à la multiplicité des variations possibles, et, en quelque sorte, à une combinatoire des effets d'accommodation du regard.
Les grands mathématiciens du XVIIe siècle, tels Descartes ou Pascal, Spinoza ou Leibniz, travaillaient sur les questions d'optique, et savaient tout ce qu'il y a d'incommensurable dans l'infini offert à notre regard. En ce sens, l'émotion que peut susciter en nous le travail de Trémorin sur les corps n'est pas de l'ordre du compassionnel ou du pathétique, mais renvoie à une reconnaissance, insidieuse et parfois infinitésimale, de la vie à travers les formes mêmes de sa déconstruction.

Dans Le Partage du sensible, Jacques Rancière mettait en évidence le double sens du mot « partage » : d'un côté ce qui permet qu'ait lieu un véritable échange, de l'autre ce qui au contraire produit une partition, et devient un principe de ségrégation. Et il montrait à quel point les questionnements esthétiques autour de l'image relèvent de cet enjeu. L'imagerie médicale n'échappe pas à cette dualité : elle est objet d'échange et permet la communication autour d'un référent commun, dans l'élaboration du diagnostic et dans la transmission. Mais elle est aussi cette source de pouvoir qui participe de la propagande des Dr House.
Une telle dualité se retrouve dans l'ouvrage de la philosophe Marie-José Mondzain, Le Commerce des regards. Donnant au mot commerce son double sens relationnel et économique, elle écrit : Ce partage des regards concerne toutes les figures de l'altérité, depuis l'intimité d'une relation duelle jusqu'à la communauté la plus vaste. Quelque chose de la notion même d'humanité est en jeu dans le partage du visible. Il n'est pour s'en convaincre que de constater que tout impérialisme planétaire se caractérise désormais par la maîtrise d'un monopole iconique. (2)

Le monopole iconique dont il est question ici est bien évidemment celui qui réduit la production des images aux standards des exigences médiatiques (pour ce qui concerne la photographie : photo de mode et photojournalisme). Or l'imagerie médicale, de plus en plus diffusée et médiatisée, finit par créer un autre « monopole iconique » : celui de la représentation des corps, prétendant dire à elle seule, et par les indices qu'elle porte, le tout de leur réalité. Que le vécu d'un corps, et son devenir, ne puissent se réduire ni aux signes lus sur un scanner, ni aux formes apparues sur une radio, ni aux couleurs d'une densitométrie, c'est ce que nous dit un autre travail des images : celui dont la recherche artistique, le plus souvent à contre-courant des standards, se veut porteuse, en nous donnant accès à d'autres formes de subjectivation et de représentation de soi.

Notes :
1. Philosophie Magazine n° 34, novembre 2009, p. 85.
2. Marie-José Mondzain, Le Commerce des regards, Seuil, 2003, p. 18

© Christiane Vollaire