DÉVERGONDÉE
Pour "Marseille", photographies de Philippe Bazin, ed. Sétrogran, 2010


Ce qui disparaît d'une image, ce sont toujours les odeurs, les cris, les interjections. Et c'est précisément d'abord le tissu sonore et odoriférant de cette animation dévergondée qui fait Marseille. Quelque chose de rude, à la fois repoussent et sollicitant, qu'aucun ordonnancement urbanistique ne peut parvenir à effacer. Pour des raisons qui nécessiteraient à elles seules des volumes d'études, Marseille, de toutes les manières (y compris les plus redoutables) échappe à l'ordre. Et ce qui apparaît à ces images privées des odeurs et du bruit qui font la ville, c'est cet échappement.
Les larges avenues haussmaniennes ont beau tenter de la réduire à leur quadrillage, elles ne parviennent jamais à l'enfermer dans leurs perspectives, à en faire ce qu'est devenu le Paris du XIXème siècle : une ville dont l'urbanisme épouse la majesté de son dessin, et dont les passages, même les plus secrets, ceux que décrit Benjamin ou ceux qu'habite Céline, entrent dans cet ordre. Marseille demeure, envers et contre tout, une ville dévergondée. Et les photos de Philippe Bazin, ses cadrages précis, ses agencements serrés de volumes et ses affrontements de couleurs, y trouvent le terrain pour assouvir la passion des géométries contredites, des lignes fermes et brouillées, des envahissements du végétal dans la minéralité.
Céline qualifiait New-York de "ville debout". Marseille est toute en lignes brisées, telle que la capte Philippe Bazin. Elle n'est pas même ouverte, ni sur la mer ni sur le ciel ; mais bien plutôt repliée sur ses arrières-cours, abritée sous ses toits irréguliers, heurtée à ses vitrines aux noms provocateurs : "Paradis d'enfer". Dérisoirement référée aux capitales qui ne peuvent lui servir de modèles : "London", "Paris".De l'idée d'un port, ces images ne gardent que les coquillages de chez "Toinou", les couleurs méditerranéennes des linges aux fenêtres, la rouille des balcons, le bric-à-brac vernaculaire dont l'accumulation évoque le provisoire. Un temps migratoire qui s'éternise, sans pour autant se sédentariser, une modernité qui ne parvient pas à s'établir, un monde pas fini.
Bazin le saisit de biais, non pas cette fois par un long travail documentaire, mais par l'équivalent d'une esquisse. Et, dans cette rapidité fébrile de l'approche, il nous en donne quelque chose à respirer.

© Christiane Vollaire