DEVENIRS ÉPIQUES


Pratiques n°53, "Résister pour soigner", mai 2011

Plusieurs philosophes reviennent, depuis quelques années, sur la pensée de Spinoza. Elle permet de penser une vitalité collective, et de redonner aux luttes actuelles l'énergie dont elles ont besoin.

Lorsque les forces sont mécaniques, la résistance désigne la force dont l'action arrête ou ralentit le mouvement d'une autre force. Lorsque cependant les forces en présence sont pulsionnelles, se transfèrent, se déplacent et se modifient, quelles sont les forces de résistance ? (1)

Françoise Proust, philosophe, écrivait ces mots en 1997, à propos du cancer, tentant de penser en termes stratégiques (et de façon vitale en ce moment de sa propre expérience) la question de la résistance à la maladie.
Un an plus tôt, un autre philosophe, Laurent Bove, écrivait :

La notion de stratégie, issue du domaine de la guerre, ne sera pas employée par nous de façon métaphorique. La condition des corps – de manière plus pressante encore que celle des sociétés – est une condition de guerre totale. (2)

Analogie entre le devenir des corps et celui des sociétés, entre nos devenirs individuels et nos devenirs collectifs. Interaction entre le mouvement physique de nos vies et leur mouvement intellectuel et mental. Croisements entre stratégie militaire et volonté politique. Toute cette configuration complexe fut aussi pensée en un moment charnière de la fin du XVIIème siècle : celui des "Lumières radicales", dont Spinoza, référence de ces deux auteurs, fut l'un des penseurs emblématiques.
Mais cette configuration, on la retrouve aussi dans tout ce qui peut faire la force du cinéma, de l'art ou de la littérature contemporaine. Elle paraît être celle d'un devenir épique des sujets politiques que nous sommes.

1. Le genre de l'épopée

De quoi naît en effet le genre littéraire de l'épopée, sinon de la volonté de mettre en scène une histoire commune, qui transforme la brutalité sommaire des combats originels en possible fondement d'une communauté. C'est de cela qu'il est question quand les poèmes de l'Iliade, racontant une guerre lointaine, se diffusent sur le territoire des cités grecques. L'épopée est toujours celle d'un peuple, dont le sentiment collectif est plus fort que les violences qu'il affronte, celles de la nature ou celles de ses ennemis.
Quand Eisenstein voudra donner un élan artistique à la naissance de l'URSS, c'est le genre épique qu'il choisira pour son cinéma. La Grève, son premier film, qu'il tourne en 1924, à l'âge de vingt-six ans, en est un modèle. Les images sont nourries du souffle de la colère, lorsqu'elles donnent à voir les émeutiers, bouleversés par la mort d'un des leurs suicidé sur son lieu de travail. La caméra joue autant du plan éloigné qui fait émerger la foule, que du plan serré qui saisit l'expression des visages. Et ce qu'elle saisit, ce sont deux modes différenciés de la puissance de résistance : puissance du peuple et puissance du sujet ; énergie individuelle portée par l'énergie collective.
Quatorze ans plus tard, lorsque, dans l'URSS de 1938, il tourne Alexandre Nevski, ce souffle du commun s'est définitivement perdu. Le héros du film n'est plus ce peuple anonyme et solidaire, incarné dans la multitude des figurants, et dans lequel chaque spectateur pouvait, par cette force singulière de l'anonymat, s'identifier comme membre d'un collectif. Dans Alexandre Nevski, au contraire, le peuple est devenu cette masse servile, inculte et malléable, dont le héros est le tyran, et dont les destinées sont entièrement soumises aux aléas de la négociation entre deux chefs. La forme même du film épouse cette déchéance politique du peuple. Non plus la dynamique épopée des mouvements de figurants, mais la statique empesée des champs-contre-champs sur les dialogues des maîtres, ou les contre-plongées sur le buste statufié du héros, incarné par la star des studios moscovites à l'apogée de l'époque stalinienne. En perdant ce rapport nourricier à un peuple acteur de sa propre histoire, c'est son propre souffle d'auteur qu'Eisenstein a perdu, le souffle épique de son œuvre de cinéaste.
Mais cet essoufflement ne caractérise pas seulement la chappe de plomb de la période stalinienne, la violence de sa très profonde bêtise telle qu'elle s'impose dans un cinéma qui a perdu son envergure au profit d'une redoutable emphase. Il caractérise aussi le discrédit jeté sur l'idée même de résistance.

2. Une pensée de la pulsion vitale

Laurent Bove, interprétant Spinoza, insiste sur le rapport énergisant du singulier au pluriel dans la question de la résistance. Chez Spinoza, la pensée du "conatus", pulsion vitale originelle associant physique et mental (qu'il définit comme "effort de tout être pour persévérer dans l'être"), a souvent été interprétée de manière individualisée et purement morale. Or Spinoza est non seulement un penseur du politique, mais un véritable militant politique, en lutte permanente contre les institutions religieuses autant que contre les abus de pouvoir de son époque. Persécuté, condamné, poursuivi et exilé pour cette raison même.
Laurent Bove montre clairement que la pensée du conatus n'est ni une pensée biologique, ni une pensée morale, mais une pensée profondément politique et stratégique, qui oblige à penser le concept même de résistance comme un concept vital : il n'y a ni rupture ni discontinuité entre l'élan qui nous pousse à vivre par un effort constant de résistance à la mort, et celui qui nous pousse à vivre en commun, par un effort constant de résistance à cette mort sociale qu'est la confiscation du politique.
Cette insistance sur le pluriel revient à travers tout l'ouvrage qu'il consacre à Spinoza :

Ainsi, à l'inverse de Platon, qui, après l'échec de la démocratie athénienne, avait construit une philosophie politique sur la forclusion de la puissance politique du peuple, Spinoza (…) sera-t-il le premier philosophe, après Machiavel peut-être, à ne pas écrire une nouvelle Weltanschaung politique "privée", contre le mouvement réel des "masses", mais à inscrire sa réflexion dans le mouvement même de l'affirmation absolue de l'existence de la multitudinis potentia. (3)

C'est dans ce dernier texte qu'est explicitement établie la parfaite analogie entre le corps individuel et le corps collectif.
(4)

La vraie dimension du problème politique est donc, avant tout, sa dimension collective, anonyme et quantitative, dimension de la multitudinis potentia. (5)

Cette puissance de la multitude est l'équivalent, en termes d'énergie vitale, de la pulsion individuelle : elle est ce "non irrésistible de la nature humaine à la tristesse et à la destruction" (6). Et si le peuple-masse, foule amorphe que Tocqueville décrivait déjà dans De la Démocratie en Amérique comme le côtoiement passif d'individus uniformément manipulés, s'avère, au sens que lui donnent les sociétés de consommation, sans volonté commune, le peuple-épopée au contraire ne tire pas seulement sa puissance de la ferveur qui l'anime, mais du nombre même de ceux qu'anime cette ferveur : le quantitatif y produit aussi du qualitatif, et l'émotion surgit aussi de l'effet de multitude. L'émotion que génère une manifestation ne vient évidemment pas du ridicule et de l'effet d'autodérision de ses slogans ou de ses ritournelles ; mais elle peut naître de la puissance des voix qui reprennent, à un siècle et demi des premières fois où elles furent chantées, les mêmes notes graves, si vite reconnaissables, de l'Internationale.

3. Un film-métaphore

Et là encore, c'est un film, très récent cette fois, qui pourrait l'incarner. Sorti en 2011, Tambien la lluvia (Même la pluie) de la cinéaste espagnole Iciar Bollain, constitue une véritable mise en abîme, historique, sociale et politique, de la résistance.
Le film s'ouvre, métaphoriquement si l'on repense à Eisenstein, sur une longue file de figurants d'origine indienne, qui attendent leur tour pour être sélectionnés par une équipe espagnole sur un casting en Bolivie. Quand le producteur décide d'annuler la séance, ils entrent en rébellion et exigent d'être reçus. Premier mouvement de foule, premier mouvement de colère, premier acte de résistance.
Le film qu'on tourne est supposé raconter la conquête espagnole de l'Amérique, à partir du regard critique de Bartolomeo de Las Casas, le prêtre qui s'est rendu célèbre au XVIème siècle pour avoir dénoncé les exactions des conquérants contre les Indiens. Mais dans le temps du tournage, par un bégaiement significatif de l'histoire, les Indiens réels (ceux qui font la queue pour la figuration, ceux qui sont utilisés aux tâches domestiques pour l'intendance du tournage) sont en train de mener un mouvement contre la privatisation de l'eau dans leur région. Et de ce mouvement, le meneur, Daniel, est celui qui joue le rôle du chef indien dans le film.
Organisant les manifestations, poursuivi par la police, violemment tabassé, emprisonné, il est racheté sous caution par le producteur qui a besoin de lui, pour la scène où les Indiens doivent être brûlés par les conquistadores. Mais quand la police, à l'issue du tournage de cette scène, vient le chercher pour le réentauler, c'est la cohorte des figurants qui s'interpose, et entre en rébellion pour empêcher son arrestation.

Dans ce moment de pleine actualité, où se rejouent au présent les gestes de l'oppression que le récit filmique prétend dénoncer dans le passé, ce qui nous trouble n'est pas seulement la répétition de l'histoire. C'est aussi l'équivalence entre les luttes menées aujourd'hui, au péril de leurs vies parfaitement méprisées par les pouvoirs en place, sur ces territoires de l'Amérique latine, par des populations en butte à la plus grande violence politique, et ce que nous pouvons pressentir d'un devenir du monde sur nos propres territoires.
Résister, c'est s'exposer à subir la violence. Et c'est sur ce point, précisément, que surgit un profond malentendu entre l'équipe occidentale et le groupe des Indiens de Bolivie. Ceux qui entrent en révolte sont parfaitement conscients que c'est leur vie qu'ils sont en train de jouer sur ce conflit autour de l'eau. Et dans le sens aussi bien de leur survie biologique que de leur dignité humaine. Pour les autres, l'eau est un bien dont l'accès, même limité par la double entreprise de globalisation et de privatisation, ne paraît pas à court terme intégralement menacé.
Mais si nous, spectateurs, sommes encore, par le simple fait de pouvoir payer une place de cinéma et d'être le public auquel ce film est destiné, plutôt du côté de l'équipe de tournage que du côté des figurants, nous sommes pourtant bien les figurants de l'acte suivant qui est en train de se jouer.
Et s'il peut y avoir un sens au mot solidarité, c'est bien sur ce terrain commun qu'il peut se jouer. En ce sens, les plus éloignés de nous par l'espace, par la culture ou par le statut social, apparaissent au final, et c'est ce que montre le déroulement du scénario de ce film, comme les plus proches. Et cette question de la proximité est bien au cœur de ce qui peut constituer le politique.

4. Qui est nous ?

A la question "Qui est nous ?", des dirigeants politiques dévoyés tentent de donner une réponse discriminante par la définition de l'origine ethnique, des pratiques religieuses ou du fond culturel commun. Mais dans le temps même où s'énonce ce discours de "cohésion" nationaliste, les choix économiques de ceux qui le tiennent en font les ennemis de ceux auxquels ils s'adressent.
Si nous pouvons éprouver la plus profonde solidarité pour des Indiens de Bolivie massacrés pour avoir réclamé l'accès à l'eau, qu'éprouverons-nous pour des dirigeants européens vendus aux intérêts de Veolia, capables de privatiser EDF, et n'hésitant pas, sur notre propre territoire, à couper l'eau ou l'électricité à des familles que leur politique libérale de sabordage du droit du travail a réduites au chômage ?
Qu'avons-nous en commun avec un certain nombre de ceux qui, prétendant représenter l'intérêt collectif, votent des lois d'exception, en termes d'impôts et de retraite, pour les représentants eux-mêmes ?
En quoi pourrions-nous nous sentir plus proches d'une "élite" politique de plus en plus ouvertement corrompue, appelant à la fermeture des frontières dans le temps même où elle évacue ses capitaux, que des migrants, sans papiers parce que sans moyens, qu'elle s'obstine à renvoyer à la mer ou à la mort.
De fait les politiques suicidaires du double-langage ultra-libéral sont nécessairement, par leurs contradictions mêmes, égarantes, et non pas stimulantes. Et en ce sens, elles ne peuvent susciter que l'appui de mercenaires, pas l'enthousiasme de militants. Elles parlent le langage des avocats d'affaires, pas celui d'un peuple solidaire. Revenant à l'interprétation de Spinoza, l'économiste Frédéric Lordon en donne une implacable analyse :

En son fond, l'exclamation de l'entrepreneur se ramène à un "J'ai envie de faire quelque chose". Fort bien, qu'il le fasse. Mais qu'il le fasse lui-même – s'il le peut. S'il ne le peut pas, le problème change du tout au tout, et la légitimité de son "envie de faire" ne s'étend pas à une envie de faire faire. (…) C'est le problème de la participation politique à l'organisation des processus productifs collectifs et de l'appropriation des produits de l'activité commune qui est ici posé. (7)

Le discours libéral, s'appuyant sur l'idée de la liberté d'entreprendre, paraît fonder sa légitimité sur une pensée du désir, et Lordon met en évidence l'étymologie même du terme spinoziste de "conatus" : le verbe latin "conor", qui signifie commencer puisque le conatus est à l'origine même de la vie, signifie aussi "entreprendre". Il y a donc bien quelque chose de vital dans l'idée d'entreprise, et c'est sur cette dynamique énergisante que se fonde précisément le discours entrepreneurial qui sert d'affiche aux politiques néo libérales, et prétend fournir un modèle de toute vie sociale.
Mais Lordon désigne une véritable aporie de ce discours : le désir, au sens spinoziste du terme, n'a valeur de légitimation que s'il est fondamentalement éprouvé par un sujet comme source de son énergie. S'il peut donc y avoir coïncidence entre des désirs, et même potentialisation des désirs les uns par les autres (comme le montre l'enthousiasme de l'épopée ou le sentiment qu'on peut éprouver dans une action commune), en revanche, aucun désir ne peut être imposé. Or le discours du désir entrepreneurial ne relève que du désir de l'entrepreneur, dont les actionnaires peuvent être les complices, mais dont les salariés ne sont que les instruments : "Le patronat est un capturat", écrit Lordon.

5. Une rhétorique de "sergents-recruteurs"

Pour que cette énergie du désir, qui prétend fonder le capitalisme néo-libéral, soit crédible, il faudra donc produire ce que Lordon appelle "un désir enrôlé" : la production, par la propagande, d'une rhétorique du désir vidée de toute substance. La mise au standard de ce qui ne devrait pouvoir se définir que par sa pluralité :

L'autre face – la face riante et enchantée – de l'utopie néo-libérale voudrait plutôt prendre la forme d'une belle communauté spontanée d'individus identiquement désirants. C'est un fantasme qui n'est pas moins actif que celui de la liquidité dans les têtes des sergents-recruteurs du capital. (8)

Cette rhétorique de "sergents-recruteurs" appelle de fait aussi une résistance. Mais il s'agit ici d'abord d'une résistance au discours : discréditer l'adversaire, c'est montrer l'absurdité de ses propositions, la vacuité de ses formules, le caractère toxique de ses projets. C'est précisément ce qu'ont voulu faire les "sergents-recruteurs" dans les années 80-90, en discréditant la pensée communiste au nom des crimes staliniens, en écrivant la légende dorée de la chute des blocs comme celle d'une libération, en qualifiant de mobilité la transformation des salariés en produits jetables, de ringards les discours de défense des droits, de juste déficitaires les organisme de sécurité sociale, et, plus récemment, de "décomplexée" la destruction criminelle de toute forme d'espace public.
Actuellement, l'écart entre l'ordre du discours et celui du réel recouvre exactement l'écart entre l'enrichissement du monde de la spéculation et l'apauvrissement du monde du travail, ces deux écarts recouvrant à leur tour le gouffre qui s'ouvre entre le peuple et ses représentants.
Mais c'est justement l'évidence de ces écarts qui rend possible la dénonciation du double langage, et pourrait permettre d'échapper à ses séductions. Il n'y a pas plus de rationalité dans la soumission aveugle aux lois du marché que dans l'application du modèle de gestion entrepreneurial à l'administration d'un service public. Et, si l'on considère comme logique l'adaptation des moyens aux fins avouées, il y a infiniment moins de logique à la privatisation des biens communs, qu'il n'y en eut à leur nationalisation.
Dans tous les cas et à tous les niveaux, comme l'écrit Frédéric Lordon à propos des décisions contraigantes prises par le Parlement européen pour imposer une politique de "rigueur" :

Trois ans après le déclenchement d'une crise entièrement due à la libéralisation générale, on n'en revient pas de cette extravagante rhétorique de l'obstination. (9)

L'un des arguments majeurs de la défense du capital était cette ambition de rationalisation de la vie économique dont l'organisation industrielle était le modèle. Et face à cela, tout opposition était présentée comme une régression, la manifestation sentimentale d'une nostalgie désuète.
A l'heure où, dans le domaine du soin en particulier, apparaissent des intérêts bien peu scientifiques derrière les prescriptions, et des effets bien peu rationnels derrière le "tout économique", il devient beaucoup plus crédible de proposer le modèle de ce qui pourrait être, en termes réels d'accès aux soins, un progrès. C'est aussi à cette épopée-là que nous sommes conviés.
A Sétif, en 1945, les Algériens qui manifestaient, au moment de la Libération française, pour exiger des Français l'indépendance qu'eux-mêmes venaient de retrouver après la fin de l'occupation nazie, étaient massacrés. Les luttes actuelles en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, contre la confiscation des pouvoirs, s'affrontent à nouveau à la violence d'autres pouvoirs. Mais le phénomène de la globalisation, plus encore que celui de la colonisation, nous interdit désormais d'ignorer que nous combattons des puissances similaires.

Notes:
1. Françoise Proust, De la Résistance, Cerf, 1997, p. 117
2. Laurent Bove, La Stratégie du conatus, Affirmation et résistance chez Spinoza, Vrin 1996, p.14
3. Ibid, p. 17
4. Ibid, p. 242
5. Ibid, p. 256
6. Ibid, p. 140
7. Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, 2010, p. 19
8. Ibid, p. 112

© Christiane Vollaire