DESACCOMMODER LES RESTES


in "Le Reste, la Relique", Revue des Sciences Humaines n°278, février 2005

Colloque Le Reste, la Relique
Université du Littoral, Dunkerque - 13 et 14 mai 2004

I. La lutte contre l’entropie
1. Le fossile et le reliquaire
2. Le temps comme catastrophe
3. Le martyr

II. Sacralisation sans icône
1. Fétichisme et sémiologie
2. L’indice photographique
3. L’absence comme relique

III. Les enjeux d’une mise à distance
1. La vie végétative
2. Trahison et modernité
3. L’exotisme et le centre

Une économie ménagère de l’existence nous engage à ne rien laisser perdre, comme une écologie prudente engage à la réinterprétation du cycle naturel dans le recyclage. Positions de rétention conservatrice, dans lesquelles la déperdition naturelle des corps est assimilée à une sorte de gaspillage, de prodigalité sans frein. Celle de l’usage unique, du jetable, du non respect de l’objet, et, en définitive, de sa désacralisation iconoclaste. Principe de prudence appliqué à la méthode du rangement : ça peut servir.
L’art d’accommoder les restes témoigne, dans la fébrilité culinaire, de cette posture d’engrangement, comme la longue fréquentation quotidienne d’un lieu y engage. Ethique de la conservation, fiction d’une reconstitution de la matrice. Ou, tout simplement, stade anal de la rétention. Position heideggerienne d’un “berger de l’être” devenu le conservateur de son propre musée, ou de son propre cimetière.

Or, à un certain moment, la direction du regard indique le rayon “frais”, le désir de substituer la vitamine au réchauffé, le moment où le reste accommodé devient, du point de vue de sa péremption, incommodant : un goût de faisandé qui contamine le plat tout entier. Moment décisif où sauver le goût ne peut se faire qu’au prix d’en désaccommoder les restes.
C’est le geste salutaire de Descartes écrivant le Discours de la Méthode: me défaire une fois pour toutes de ce reste encombrant, de cette relique du savoir sacralisée par le dogme, que je traîne comme un poids mort. Eliminer le jumeau fossilisé dont la mort a été la condition même de ma venue au monde. Fréquenter avec volupté la décharge publique, dans le geste d’envol du jeter par-dessus bord. Se délester. Dégager les rayons de bibliothèque, nettoyer l’empoussiérage des savoirs accumulés, oser le vide. Déménager. Partir avec un brosse à dents et un linge de rechange, loin des abris accumulatifs de la sédentarité.

I. La lutte contre l’entropie

1. Le fossile et la relique

Si l’énergie se dit dans le mouvement naturel de la vitalité, il est clair que la conservation de la relique est un phénomène contre-nature. Ce qui, au sens propre, rame à contre-courant du temps. C’est ainsi qu’on peut interpréter son étymologie même : le latin “liquor” désigne l’état liquide, la fluidité, le mouvement même de l’écoulement du temps sous la métaphore du flux. Le re-liquat, c’est ce qui ne s’est pas laissé emporter dans ce mouvement, et de ce fait n’appartient pas au devenir. Une séquelle intempestive du passé dans le milieu présent. Présence ré-active à l’encontre de l’activité de la vie, pour reprendre une terminologie nietzschéenne.
C’est ce que dit la définition biologique de la relique : reliquat d’une forme ancienne en voie de disparition, préservée par les hasards d’un milieu protégé, isolé, faisant barrière aux agressions de la lutte pour la survie. L’arbre “gingko” dans les montagnes intérieures de la Chine, ou le séquoia à l’abri de la chaîne côtière californienne, ou certains lémuriens dans l’île de Madagascar. “Fossiles vivants”, disent les biologistes, définissant ce qu’ils appellent “relique” par un parfait oxymore. Ainsi ce qui caractérise la relique est son enchâssement dans un milieu préservé, le bénéfice qui lui est offert d’une protection, d’une mise à distance des conditions communes de la naturalité, qui, l’isolant du temps, l’isole aussi du mouvement de la vie, c’est-à-dire de l’évolution des espèces.
Espèce exceptionnellement préservée par la nature; mais, de ce fait, aussi, artificiellement protégée par les hommes. Valeur accordée à la rareté, au témoignage de l’ancienneté d’un temps immémorial, à inscrire par sa préservation dans une sorte de mémoire naturelle des espèces, à l’égard de laquelle une conception religieuse de l’écologie nous imposerait des devoirs. C’est la position défendue par Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité : la préservation de la biosphère à l’encontre des agressions technologiques semble moins y relever d’une responsabilité à l’égard des générations futures de l’humanité, que d’une solidarité symbiotique à l’égard de la nature tout entière, dans un concept manifestement théologique de l’humanité. Ainsi l’appellation biologique de “relique” appliquée aux espèces en voie de disparition, appellation originellement descriptive, semble-t-elle avoir pris une connotation prescriptive dans l’exigence, posée comme absolue, d’un devoir de l’homme non pas vis-à-vis de lui-même, mais vis-à-vis de la nature tout entière...du moins dans sa dimension environnementale, car la protection de l’ordre cosmique semble une inquiétude encore prématurée. Représentation théologique d’une nature objectivement anthropocentrée en même temps que sacralisée, que l’homme aurait en charge de protéger et de vénérer dans une sorte d’intérim de Dieu :

“Du moins n’est-il plus dépourvu de sens de demander si l’état de la nature extra-humaine, de la biosphère dans sa totalité et dans ses parties qui sont maintenant soumises à notre pouvoir, n’est pas devenu par le fait même un bien confié à l’homme et qu’elle a quelque chose comme une prétention morale à notre égard - non seulement pour notre propre bien, mais également pour son propre bien et de son propre droit”. (1)

A ce stade, c’est la nature tout entière qui semble conçue sur le modèle de la relique, dans un paradigme assez proche de celui de l’Arche de Noé : modèle de l’enchâssement, du reliquaire pour espèces menacées, dans la suspension absolue d’un temps tout entier conçu comme menace. Temps violemment liquide du déluge, où se précipite une dynamique naturelle et surhumaine de la liquidation, à laquelle ne peut être opposée que l’enchâssement reliquaire de l’Arche. Etrangement, c’est sur ce modèle naturel du Déluge, que Jonas (à défaut de Noé) semble penser l’effectivité culturelle de la technique: sur le mode exclusif de la catastrophe, et non sur celui de la mutation et d’une dynamique d’adaptabilité.

2. Le temps comme catastrophe

Or c’est sur cette conception d’un temps vécu comme catastrophe, que repose le principe même de la relique. C’est ainsi qu’on interprètera ici l’affiche présentant actuellement le prochain spectacle de la chanteuse Régine dans une salle parisienne. Sur cette affiche, l’image est résolument virtuelle, et présentée comme telle : effacement des détails, lissage plastique de la peau comme matériau synthétique, traitement irréaliste du rapport de l’ombre à la lumière, stylisation des contours du visage et du buste, traitement des yeux identique à celui des boucles d’oreilles; couleur improbable de la chevelure rouge, évoquant une créature mutante. Une chirurgie explicitement renvoyée au travail informatique sur l’image, qui précisément ne nous informe en rien de la réalité de son objet. Image toutefois évocatrice d’un visage réel des années soixante-dix, aperçu au détour de quelque émission télévisée. Comme si ce visage-là s’était précisément fossilisé pour réapparaître, après cryogénisation, à des années-lumières de là. Visage enchâssé dans les contours méticuleusement tracés d’un fond noir, comme une sorte de Saint Suaire en silicone émergeant de la nuit des temps. Or ce que nous dit cette nuit du temps, son absence à l’image, n’est rien d’autre que l’impossibilité de le montrer, de l’assumer, d’en faire état. C’est la catastrophe d’un temps vécu comme vieillissement, là où la médiatisation de l’icône requiert l’intemporalité. C’est la dégradation physique incompatible avec la valeur marchande de l’objet. C’est cette incompatibilité qui impose que l’objet-star ne puisse nous être présenté que comme sa propre relique : quelque chose qui n’a plus cours dans la réalité du temps, mais tire toute sa valeur de son pouvoir symbolique, de sa fonction précisément magique de suspension du temps. Enchâssée dans son affiche-reliquaire, parée de tous ses bijoux telle l’impératrice Théodora, Régine offre au culte populaire, dans une évocation mariale et homonymique du “Salve, Regina !”, quelque chose qui suppose sa mort comme personne. Comme si nous avions face à nous un morceau de la vraie Régine, embaumé, momifié pour être exposé à la ferveur nostalgique des fans des seventies. Le temps réellement passé depuis, c’est la catastrophe qu’il faut, à tout prix, occulter.

3. Le martyre

De même, dans les périodes d’épidémie, de deuil collectif, de catastrophe naturelle ou guerrière, d’un temps vécu comme violent, apocalyptique ou chaotique, le pélerinage aux reliques du Saint fait office de rupture temporelle. Ce n’est pas seulement une pérégrination spatiale, c’est aussi un retour dans le temps, une remontée vers la période enchantée des origines fondatrices de la foi, vers le moment paradoxal des certitudes joyeuses du martyre. Le martyr dont on adore la relique (bout d’os, de dent, de vêtement ou de cheveux) n’est pas prioritairement conçu comme un corps qui a été torturé, mais comme une âme définitivement enchantée. C’est un regard témoin (le verbe grec “marturein”signifie témoigner) de la lumière originelle, dont le supplice n’a fait que réactualiser une permanence de la ferveur. Dans cette faculté de transcender les tortures du corps, se manifeste précisément la transcendance elle-même, comme abolition de toute temporalité. Le temps du supplice est un temps nié dans sa temporalité, figé, extasié, réduit au regard de l’éternité. Un temps dans lequel la conscience du sujet s’éprouve comme inaccessible à l’emprise spatiotemporelle dans un héroïsme qui s’identifie à la jouissance. C’est du moins ainsi qu’il est présenté dans la Légende Dorée. Et c’est cette représentation qui donne sa valeur à la relique du martyr, au point que l’instrument de torture lui-même puisse faire martyr, au sens d’être témoin, et de ce fait pris comme relique.
Giordano Bruno, dans le petit traité Des Liens, écrit peu avant sa propre arrestation par l’Inquisition et les débuts de son supplice, décrit ainsi cette position du martyr :

“Ainsi de ceux qui, par l’espérance en la vie éternelle et l’ardeur de leur foi, ou de leur croyance, ont semblé complètement ravis en esprit, comme arrachés à leurs corps; l’objet qui les liait par la vertu de l’imagination et d’une opinion les contraignait si violemment qu’ils pouvaient ne pas même sentir les tortures les plus épouvantables”. (2)

C’est de cette jouissance extatique, au sens propre comme sortie hors du temps, comme arrachement des liens du présent, que la relique est en quelque sorte dépositaire, comme si le prodige de la résistance à la souffrance s’incarnait dans la matérialité de l’objet, et pouvait en quelque sorte irradier, contaminer le pélerin.
Etrangement, certaines recherches de la physique contemporaine nous renvoient à cet effet irradiant de la relique par le concept de “rayonnement fossile”: un certain type d’ondes électromagnétiques, de faible intensité, émises dans toutes les directions de l’espace, pourrait s’interpréter comme un écho de l’explosion primordiale de l’univers, témoignant d’une expansion universelle qui se poursuivrait depuis son état initial. L’association paradoxale des termes de “fossile” et de “rayonnement”, porteuse, comme tous les concepts physiques, d’une forte charge métaphorique, prend tout son sens dans le terme d’ “écho” : permanence décuplée d’un son qui n’est plus, reviviscence d’une réalité abolie. On aurait ici, en termes physiques, l’essence même de la fonction attribuée à la relique : puissance fascinatoire de l’archaïque, destinée à réénergiser un présent conçu, du point de vue du sujet, sur le mode entropique de la dégradation des énergies.

II. Sacralisation sans icône

1. Fétichisme et sémiologie

Le rapport à la relique nous place ainsi devant la formule ultime de la nostalgie : le présent c’est la mort, le passé c’est la vie. Formule par excellence du morbide, puisqu’elle consiste à ne chercher dans le mouvement du temps que ce qui signifie son arrêt. Une libido substituant la fixation sur l’objet transitionnel à la dynamique de la relation. Très précisément ce que Freud (et du reste Marx avant lui) appelle “fétichisme”. Chez Marx, le fétichisme fait ainsi partie des processus d’objectivation qui bloquent la dynamique sociale, et enkystent les rapports inter-humains dans des rapports entre choses. C’est la forme même de l’aliénation, celle qui consiste à se déssaisir du mouvement de la subjectivité pour le réifier dans un objet de production.

Il n’est pas indifférent à cet égard que la relique s’applique au domaine du martyre, puisqu’elle est elle-même témoin au sens objectal du terme : trace attestant un fait, preuve. Le fétichisme lui-même, comme crispation focalisante sur l’objet, ne fait, en le surcodant, que désigner ce qui, réellement, le code : sa valeur indicielle d’empreinte saisie dans la matière du réel. A ce titre, la relique fait bien signe et s’inscrit dans la perspective d’une sémiologie, telle que la définit Peirce à la fin du XIXème, en distinguant, dans le second volume des Eléments de Logique, entre icône, index et symbole. Là où le symbole, tel que le mot, établit au référent un rapport de convention, l’icône, telle que la carte géographique, établit un rapport de ressemblance, alors que l’index établit un rapport physique de trace, d’empreinte ou de symptôme. Le rapport indiciel est le seul qui ait valeur probatoire, dans la mesure où il établit un lien organique au référent, la matérialité de la preuve.
La relique présente ainsi en quelque sorte une continuité physique du passé dans le présent, une attestation probante dans sa matérialité même. Elle témoigne, dans un double mouvement métonymique de représentation du tout par la partie, à la fois de la présence permanente d’un sujet par ce qu’il en reste, et de la présence permanente de ce dont ce sujet lui-même a participé par son témoignage. A cet égard, la passion amoureuse fonctionne comme la passion religieuse, et le ruban volé de Rousseau dans les Confessions procède du même principe que le morceau de la vraie croix rapporté des Croisades, autour duquel Saint Louis fait édifier la Sainte Chapelle. De même le “Mémorial” de Pascal, relique en quelque sorte de soi-même comme trace du moment d’extase, de la présence permanente, dans le soi quotidien, d’un soi mystique matérialisé dans le morceau de papier fiévreusement griffonné.

2. L’indice photographique

Or ce rapport indiciel au réel est aussi ce qui définit la photographie, à la fois icône par sa ressemblance avec son sujet et index en tant que trace physique, matérielle, empreinte liée au phénomène chimique de la photosensibilité. Mais aussi symbole, dans la mesure où le langage photographique est lui-même culturellement codé. Des enjeux liés à cette triple cristallisation de la fonction de signe, témoignent les débats dont la photographie est l’objet, et plus encore lorsque sa valeur indicielle s’attache à un sujet violemment émotionnel, sur lequel la question de la trace est essentiellement problématique.
En 2001, les éditions Marval publient le catalogue d’une exposition présentée à l’Hôtel Sully à Paris : Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis. Georges Didi-Huberman y écrit un texte, intitulé “Images malgré tout”, dans lequel il commente ce qui constitue l’ouverture de cette exposition : la présentation de quatre photos, prises clandestinement en 1944 dans le camp d’Auschwitz par un membre du “Sonderkommando”, groupe de prisonniers affectés à la tâche de nettoyage des chambres à gaz, de triage et d’élimination des cadavres. Les photos représentent, vu de loin, de l’intérieur d’un bâtiment qui doit être celui de la chambre à gaz en cours de nettoyage, un sous-bois devant lequel s’avancent des silhouettes de corps de femmes poussés par des hommes en uniforme. Puis des monceaux de cadavres étendus qu’on est en train de déblayer.
Quelle est la valeur de ces photographies, une fois attestée leur authenticité ? Du point de vue informatif, peu de choses. Non seulement elles montrent ce qu’on savait déjà, mais elles le montrent évidemment mal : l’éloignement du sujet, les conditions acrobatiques, clandestines et précipitées de la prise de vue, produisent un horizon basculé, des silhouettes floues, des scènes mal cadrées, sur un format qui ne permet pas un agrandissement significatif. Autrement dit, leur valeur iconique, celle de la ressemblance avec le sujet, est de faible consistance.
En revanche, leur valeur indicielle est, elle, considérable : si elles ne font guère information, elles font trace. D’un lieu, d’un moment, d’une position, de la réalité d’une situation événementielle. De ce que Barthes appelle dans La Chambre claire le “ça a été”. Elles sont, en quelque sorte une séquelle d’Auschwitz, une empreinte physique et matérielle, la forme concrètement présente d’un réel passé. Et c’est en quoi elles font relique, cristallisant une véritable réactivité passionnelle. Car, précisément dans Ce qui reste d’Auschwitz, publié en 98, Agamben avait affirmé cette violence d’un vécu sans reste, sans trace, sans témoin possible, montrant comment le personnage emblématique du camp, appelé, de manière qui mériterait plus ample analyse, “le musulman”, est précisément celui qui n’en revient pas, celui qui ne peut pas témoigner parce que son état ne peut le conduire qu’à la mort. Le camp se définit ainsi d’abord par son invisibilité :

“Moins la mémoire d’une existence opprimée que le foyer muet d’un ethos immémorial; moins le visage du sujet que la déconnexion entre le vivant et le parlant qui en signale la place vide”. (3)

3. L’absence comme relique

C’est de cette place vide que traitait la même année Gérard Wajcman dans L’Objet du siècle, concluant, après une analyse des objets emblématiques du XXème siècle (les ready-made de Duchamp en particulier), que précisément après Auschwitz (pour reprendre l’expression d’Adorno), l’objet du siècle ne pouvait être que l’absence :

“L’Absence, Objet du siècle, résonne lointainement à la façon d’une vibration fossile, écho d’une déflagration immense au fond de ce qui est notre réalité”. (4)

Reprenant la métaphore astrophysique du rayonnement fossile, qui définit précisément la relique dans l’ordre cosmique, il saluait dans le film de Lanzman Shoah la mise en images de cette absence, le reliquaire de la place vide. Shoah concrétise en quelque sorte cet effet de sidération que produit l’indicible par la mise en oeuvre d’un imaginaire qui ne porte pas sur la visibilité des faits, mais sur le vécu émotionnel des sensations. Une mémoire des lieux qui est retour dans le présent autour du vide de l’absence, et ne cesse de nous signifier l’impossibilité de voir. Une approche sensible de ce qui est intransmissible, et doit pourtant faire mémoire.
Trois ans plus tard, Didi-Huberman prend acte qu’il y a un reste d’Auschwitz, que ce reste n’est pas absence, mais présence d’une image sur un film photographique. Et, répondant frontalement à Wajcman, il écrit :

“Les deux pauvres images cadrées par la porte même d’une chambre à gaz, au crématoire V d’Auschwitz, en août 1944, ne suffisent-elles pas à réfuter cette belle esthétique négative ?” (5)

L’affrontement ne portera pas sur l’authenticité des images (incontestée), ou sur les conditions de leur transmission (historiquement attestée), ou sur le voyeurisme qu’il pourrait y avoir à les regarder (on ne voit presque rien), mais sur ce que Benjamin appellerait leur “valeur cultuelle”, qui, dans ce cas précisément, engage aussi leur valeur d’exposition. Pour Wajcman, il est clair que c’est par leur statut de relique que ces images font problème. Parce qu’elles sont montrées, elles entrent en quelque sorte en rivalité et en conflit avec l’absence qui doit représenter Auschwitz.
En répondant à ses contradicteurs, dans Images malgré tout, publié en 2003, Didi-Huberman sera ainsi conduit d’un questionnement historique sur le statut des images à un débat théologique sur le statut de l’image, dans lequel il identifie la position de Wajcman à un triple interdit iconoclaste : l’image, selon cette position, ferait obstacle au savoir, elle ferait obstacle à la mémoire, elle ferait obstacle à l’éthique. Dès lors que l’invisible a été sacralisé, le visible est nécessairement anathémisé. Et la relique photographique devient l’occasion d’une guerre de religion. Il faudra alors ramener le “ça a été” de la dimension mystique de la relique à la dimension historique de l’archive, pour rendre enfin une place mesurée à l’image. Ou, comme l’écrit Didi-Huberman :

“Comprendre pourquoi le rejet psychologique de l’image comme fétiche s’est trouvé reconduit à un rejet historique de l’image comme archive”. (6)

Ainsi, pour ne pas s’enferrer dans une théosophie, le questionnement sur l’image appelle nécessairement une distinction entre ses usages, qui en évacue la sacralisation, et interroge, de façon un tant soit peu critique un standard du “devoir de mémoire”qui, jusqu’à présent, n’a guère plus fourni la preuve de sa valeur éthique que de son efficacité politique.

III. Les enjeux d’une mise à distance

1. La vie végétative

Il faudra alors tenter de comprendre en quoi la relique nous dit aussi quelque chose de l’humanité. C’est ce que tente Agamben en interrogeant la notion de reste dans sa dimension organique. Il l’examine à partir des Recherches physiologiques sur la vie et la mort de Bichat, en montrant comment celui-ci est amené à considérer en tout vivant une cohabitation de l’animal et du végétal. Double statut d’une vie organique, “végétative”, et d’une vie de relation :

“La scission entre l’organique et l’animal traverse la vie entière de de l’individu”. (7)

Cette scission entre l’ “animal du dedans”, végétatif, et l’ “animal du dehors”, relationnel, se traduit par une sorte de survivance du premier à la mort du second. Ainsi le vieillard, dit Bichat, “meurt en détail” (8) : il perd progressivement ses fonctions de relation, et mène une vie de plus en plus végétative, jusqu’à la cessation de ses fonctions végétatives elles-mêmes :

“Sous ce rapport, l’état de l’animal que la mort naturelle va anéantir se rapproche de celui où il se trouvait dans le sein de sa mère, et même de celui du végétal, qui ne vit qu’au dedans, et pour qui toute la nature est en silence”. (9)

Ce qui nous intéresse ici, c’est que ces fonctions végétatives, renvoyant au stade botanique, ante-biologique, du végétal, sont aussi les premières à apparaître, lors du passage de l’embryon au foetus : elles constituent en quelque sorte un stade archaïque de l’individuation, jusqu’à ce que, après la naissance, l’apparition progressive des fonctions de relation transforme l’individu en sujet. Les fonctions végétatives sont donc en nous à la fois une permanence de notre fonctionnement, et un reliquat de sa période archaïque; ce qui est nécessaire à notre existence biologique, et le stade qu’il nous faut dépasser pour accéder à une existence sociale. En même temps, elles sont aussi comme une trace, non pas seulement ontogénétique, mais phylogénétique, valable non seulement pour chaque individu, mais pour l’espèce tout entière, d’une sorte de continuité entre le règne végétal et le règne animal : elles se représentent, du point de vue même du vocabulaire (“végétatif”), comme une sorte de survivance du premier dans le second, de permanence d’un stade aboli dans un stade en devenir. Mais précisément, c’est quand le stade aboli prend le pas sur le stade en devenir, qu’il n’y a plus de devenir possible, et que le sujet se réduit à n’être plus que la relique de lui-même : un individu condamné à végéter; à se survivre, c’est-à-dire à laisser vivre quelque chose qui n’est plus lui.
Ainsi fonctionne aussi la construction des langues, à partir des langues antérieures, par cette dualité d’une présence du mort dans le vivant, sur laquelle l’étymologie permet de fonder le sens. Mais la langue morte est la langue sclérosée, celle qui a cessé de se transformer. Celle qui, ayant perdu l’accès au mouvement de la vie, est devenue relique. Si elle demeure à l’état séquellaire dans les mots de la langue vivante, elle a cessé de vivre de sa vie propre. La vie de la langue vivante, c’est précisément la façon dont elle trahit la langue morte, dont elle fait dire aux mots ce que leur étymologie ne laissait pas d’emblée soupçonner; ce qui fait précisément de l’étymologie un véritable travail d’investigation, et non pas un simple décorticage des mots. La vitalité de la langue, ce sont ses abandons et ses néologismes, ses nouveaux emprunts et ses mutations grammaticales, le mouvement reptilien qui lui permet de conserver sa forme en sortant de sa gangue, et de pouvoir extérioriser d’elle ce qui désormais fait relique.

2. Trahison et modernité

A cette trahison positive, qui est en fait fidélité de la langue au mouvement de la vie, s’oppose la trahison négative comme fidélité à la relique. Foucault en fournit un exemple dans son commentaire de l’opuscule de Kant Qu’est-ce que les Lumières ?, publié par le “Magazine littéraire” en 1984. Il y interroge ce que signifie être de son temps : “Quelle est mon actualité ?”, et montre que c’était précisément la question de Kant écrivant ce texte. Et que ce doit être à notre tour notre question en le lisant. Mais une telle lecture suppose précisément un travail au présent sur ce que signifie la position de modernité, et non pas une crispation historique de ce qu’a été la modernité des Lumières :

“Après tout, il semble bien que l’Aufklärung, à la fois comme événement singulier inaugurant la modernité européenne et comme processus permanent qui se manifeste dans l’histoire de la raison (...) n’est pas simplement pour nous un épisode dans l’histoire des idées”. (10)

Et plus loin :

“Laissons à leur piété ceux qui veulent qu’on garde vivant et intact l’héritage de l’Aufklärung. Cette piété est bien sûr la plus touchante des trahisons. Ce ne sont pas les restes de l’Aufklärung qu’il s’agit de préserver; c’est la question même de son événement et de son sens (la question de l’historicité de la pensée de l’universel) qu’il faut maintenir présente et garder à l’esprit comme ce qui doit être pensé.” (11)

La crispation historique est ce qui empêche de penser l’historicité. Si les Lumières ont été historiquement un moment de la pensée, elles constituent aussi une forme de pensée, un état d’esprit, une attitude face au temps, une position de distance critique à l’égard de la tradition, position qui peut s’appliquer aux Lumières elles-mêmes en tant que fondatrices de tradition. La fidélité aux Lumières est ainsi précisément dans leur dépassement : il ne s’agit pas d’ en “préserver les restes”et d’en faire relique, mais au contraire de les désaccommoder, d’en mettre à distance la lettre pour en respecter l’esprit. Injonction paradoxale que suppose le concept même de modernité, puisqu’il impose comme un devoir-être la réalité effective du mouvement du temps. De l’Aufklärung, si l’on veut être fidèle à son esprit, il ne doit précisément rien rester, qu’un questionnement permanent sur ce que requiert de nous une présence polémique aux réalités de notre temps, c’est-à-dire une vigilance incessante à en désaccommoder les restes.

3. L’exotisme et le centre

D’un autre versant du processus de désaccommodation, témoigne le travail de Victor Segalen. Travail de voyageur, sur des cultures en voie de disparition, dont il ne reste précisément que la trace. Fossiles topographiquement enkystés, par leur géographie naturelle (les îles de Polynésie, pour les Maoris, dans Les Immémoriaux) ou par leur situation urbaine (la Cité Interdite, pour la Chine Impériale, dans René Leys).
Or Segalen interroge de façon très spécifique ces cultures enchâssées, séquellaires d’un temps oublié dans des lieux protégés. Il les interroge par une sorte d’inversion de l’effet de distance : non pas le regard de l’étranger sur elles, mais le regard qu’elles portent sur l’étranger. Quelque chose qui, dans l’acte littéraire, intéiorise l’exotique et fait littéralement identité de sa différence, produisant un véritable trouble à lecture du texte. Ce ne sont pas des romans ethnographiques, c’est une réémergence permanente de l’autre en soi.
Ce procédé rend particulièrement sensible, dans Les Immémoriaux, la contamination culturelle d’un peuple identifié à ses normes, à ses rythmes, à ses vêtements, par une religion importée qui pervertit le sens de ses pratiques. Non pas des sauvages christianisés, mais une culture dénaturée. Comme ne cesse de le répéter, jusqu’à son supplice, le dernier résistant :

“Quand les bêtes changent de voix, c’est qu’elles vont mourir”. (12)

C’est de cette tentative de faire surgir l’authenticité des voix, que relève le travail de Segalen, dans lequel les noms, propres ou communs, sont répétés comme des incantations. Il ne s’agit jamais du paternaliste devoir de mémoire, qui consisterait à confiner des peuples en voie d’extinction dans un musée ethnographique, comme des singes dans un zoo; mais d’une sorte de décalque en soi du négatif de l’aute. Un surgissement désidentifiant de l’étrange.
Dans René Leys, l’effet de démultiplication est plus troublant encore, puisque l’indétermination culturelle du héros se potentialise d’un effet de double sur le narrateur, et d’une troisième indétermination réel / fictif sur la véracité du récit rapporté. Cet exotisme enchâssé, ce lointain qui fait centre, dans le coeur de la Cité Interdite ou dans le creux de l’île préservée, c’est précisément ce que l’écriture de Segalen ne cesse d’interroger.
En témoigne la série de notes, écrites entre 1908 et 1918, jusqu’au moment de son épuisement et de sa mort, en vue d’un ouvrage qui se serait intitulé Essai sur l’exotisme, une esthétique du divers (et dont les textes seront publiés en 1978). Sur les dix ans où s’échelonnent ces bribes de textes, la conception du voyage se précise non comme un cheminement linéaire, mais comme un cheminement circulaire vers le coeur. Circularité itinérante dont la forme même de la planète est la figure :

“Exotisme géographique. La rupture, le désenchantement du monde sphérique au lieu du monde plat”, écrit-il à Tien-Tsin le 2 juin 1911. (13)

Ce qui se cherche sous la monotonie de la sphère, c’est le centre de l’exotisme, c’est la saveur qui se tient sous la surface fade du quotidien occidental. Et le voyageur authentique est celui qui se décolonise de la neutralité tiède de sa propre origine, pour accéder enfin au goût :

“La lisière de la Chine est avancée comme une écorce meurtrie. Dedans, la pulpe est encore savoureuse”. (14)

Dans cette dichotomie saveur / fadeur qui impulse la quête de l’exotisme, c’est le monde occidental qui apparaît comme relique : desséché, figé, fossilisé, cadavérique. Segalen relève lui-même la manière dont, dans Les Immémoriaux, les Occidentaux sont sans cesse qualifiés de “blêmes”. Cette pâleur / fadeur du cadavre est associée à sa “désséchante intellectualité”, au corsetage de ses vêtements, à la monotonie de sa musique et de ses pratiques. L’exotisme, c’est en quelque sorte une vitalité redécouverte dans la saveur du monde, un accès à la pulpe de soi sous le corsetage momifié de sa propre relique.
Mais ce qui caractérise ce centre du goût, c’est qu’il ne devient jamais familier, jamais approprié, jamais accommodé; toujours distant, et savoureux par cette distance même, qui est, dans son étymologie, celle de l’exotisme.

Dans la Critique de la Faculté de Juger de Kant, l’esthétique du Sublime présente cette position de la distance et du désaccommodement comme fondant le rapport au sublime à l’encontre du rapport au beau. Le respect qu’inspire le sentiment du sublime est en effet proche de la répulsion, à l’opposé de l’attraction provoquée par le beau :

“Comme l’esprit n’est pas seulement attiré par l’objet, mais qu’alternativement il s’en trouve aussi toujours repoussé, la satisfaction prise au sublime ne contient pas tant un plaisir positif, que bien plutôt de l’admiration ou du respect, ce qui veut dire qu’elle mérite d’être appelée un plaisir négatif”. (15)

Le reste peut être ainsi ce qui, en même temps qu’objet de respect, est objet de répulsion; ce qui, en quelque sorte, doit non pas être vénéré, mais tenu en respect, mis à distance respectueuse d’une vie qu’il ne doit pas contaminer. Faisant trace d’une origine, il fait trace par là même de la distance à l’égard de ce dont on s’est éloigné. Trace en quelque sorte génétique de la filiation : d’un corps en soi devenu étranger comme présence d’un moment archaïque de soi.
C’est cette aptitude que nous avons à circonscrire ce qui, de nous-mêmes, doit être mis à distance; ce qui, de notre origine, doit être dépassé, qui fait de nous non seulement des vivants, mais des hommes capables de dire non à leur propre passé. Et c’est précisément une telle aptitude qui engendre l’histoire comme espoir, c’est-à-dire capacité d’envisager un futur différent du passé, et non sa réitération. C’est en ce sens que fonder son avenir est nécessairement se dissocier de son origine, poser sur elle le regard critique de la séparation pour ne pas mourir avec elle. Reconnaître une histoire, c’est dire que ce qui fait référent historique n’est pas pour autant une permanence, et que nos devoirs se définissent bien plutôt à l’égard d’un présent et d’un futur qu’à l’égard d’un passé.
Si, dans le rassemblement d’une nation, la passion ethnocentrique de l’origine est la plus meurtrière, c’est précisément qu’elle confond l’origine et le fondement, le référent et la permanence, le respect et la vénération, la filiation et la fixation. Crispation nationaliste pré-moderne qui prétend rassembler autour du mort la pluralité des vivants. Or le mouvement même de l’histoire a ceci en commun avec celui de la vie, d’être celui de la distance, de l’éloignement pris par rapport au commencement. Ainsi, si la fonction politique de la relique est de relier en un tout la pluralité des imaginaires, la fonction anticipatrice de l’imaginaire sera de nous apprendre à en disperser les cendres.

Notes:
1. H. Jonas, Le Principe Responsabilité, Paris, Champs-Flammarion, 1998, p.34
2. G. Bruno, Des Liens, Paris, Allia, 2001, p.12
3. G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot & Rivages, 1999, p.187
4. G. Wajcman, L’Objet du Siècle, Paris, Verdier, 1998, p.252
5. Mémoire des camps. Photographies des camps d’extermination et de concentration nazis (1933-1999), sous la direction de Clément Chéroux, Paris, Marval, 2001, p.231
6. G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003, p.118
7. G. Agamben, Op. cit., p.200
8; X. Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Paris, Marabout, 1973, p.109
9. Ibid., p.112
10. M. Foucault, Dits et Ecrits II, Paris, Quarto-Gallimard, 2001, p.1505
11. Ibid., p.1506
12. V. Segalen, Les Immémoriaux, Paris, Plon, 1982, p.228
13. V. Segalen, Essai sur l’exotisme, une esthétique du divers, Paris, Fata Morgana 1978. Fontfroide, Bibliothèque artistique et littéraire, 1995, p.51
14. Ibid, p.52
15. E. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Garnier-Flammarion, 1995, p.226

© Christiane Vollaire