Des impensés esthétiques et politiques dans les dispositifs de recherche et de création



Il s’agit juste ici, rapidement, de poser quelques pistes de réflexion en trois points, pour ouvrir aux présentations qui vont suivre.

1. Les contextes de la production du travail

La notion même de recherche critique signifie déjà une position à l’égard des systèmes de pouvoir et des dispositifs qui y sont liés. Et donc la conscience que le travail de production textes-images s’inscrit dans un contexte sociopolitique, et par là même dans des rapports de pouvoir complexes :

- entre des dispositifs de commande, de financement ou d’autorisation et les auteurs
- entre les dispositifs de publication et les auteurs
- entre les auteurs et les groupes qu’ils sollicitent pour les rencontres, entretiens et images
- entre les groupes sollicités et les dispositifs de pouvoir
- entre les auteurs et le public visé par la publication.

Toutes ces relations ont évidemment une incidence sur la production des œuvres. Lorsque ces entretiens, ces textes et ces photographies portent sur des groupes réputés subalternes, le rapport de pouvoir est plus complexe encore, et doit être clairement pensé.
La philosophie occidentale est en effet en large partie issue d’une tradition théologique, l’ethnologie et l’anthropologie sont issues de la geste coloniale, la sociologie est issue d’un rapport de classes. Et la photographie accompagne depuis ses origines la police, les armées, les implantations coloniales, la répression sociale. Le reportage journalistique en est issu.

2. Les standards humanitaires du rapport aux subalternes

Mais, dans le même temps, la photographie humanitaire ou sociale déplace le curseur : elle fait apparaître les dominés sous un prétexte charitable, dans le temps même où les textes deviennent attentifs à leur misère. Un autre standard se fait jour : celui de la représentation d’un peuple des pauvres. Or ce second standard est aussi dominateur que le premier. Il produit l’effet de victimisation qui fossilise l’interlocuteur dans sa position subalterne. Ce second écueil est plus pervers que le premier. La philosophe Susan Sontag en atteste, dans Devant la douleur des autres :

L’exhibition photographique des cruautés infligées aux autochtones basanés des pays exotiques perpétue cette offre, aveugle aux considérations qui interdisent l’étalage de la violence faite à nos propres victimes; car l’autre, même lorsqu’il n’est pas un ennemi, est toujours perçu comme quelqu’un à voir, et non comme quelqu’un qui (à notre exemple) voit aussi .

Ce qu’on va donc devoir penser ici, en vue de la production de nos travaux, c’est cet impensé des rapports de pouvoir qui sont au cœur de nos dispositifs de création et de recherche, et qui font que souvent, leur production peut en venir à contredire leurs intentions initiales, parce que les esprits même des chercheurs, comme ceux des artistes, sont configurés par des standards devenus hégémoniques : ceux d’un photojournalisme dont la pratique fait modèle et imprègne les regards et les esprits du public autant que ceux des créateurs.

3. Une politique de l’entretien et des images contre une culture du choc

Ces standards imposent souvent une culture du choc au double sens du terme : celui de la formule employée par le fondateur de Paris-Match, « le poids des mots, le choc des photos », et celui où l’emploie la politologue Naomi Klein lorsqu’elle parle de la « stratégie du choc ». Que signifie le choc ? Précisément ce dont l’impact inhibe la pensée. Pour la presse réputée grand public, c’est la manière dont l’impact de l’image, associé à celui, convergent, du « poids » de la légende textuelle, va faire masse pour refouler le développement de la réflexion. Dans La Stratégie du choc de Naomi Klein, c’est la manière dont la violence économique va brutaliser et destituer la réflexion politique. Ces deux formes du choc sont similaires, et c’est à leur encontre que doit s’opérer une réflexion critique.

Pour cela, doivent se conjuguer une politique de l’entretien et une politique des images, qui concerne autant le travail photographique que le travail cinématographique ou vidéo. Mais doit l’élaborer aussi une politique de la relation texte-image, qui respecte à la fois les volontés de reconnaissance, d’égalité et d’émancipation dont notre discours se veut porteur, et les nécessités du rapport aux institutions dont nous sommes amenés à dépendre. C’est donc bien souvent à une position de subversion que nous avons à réfléchir, pour que nos travaux soient porteurs des visées que nous défendons.

Deux références en exergue, qui sont juste destinées à ouvrir des questionnements réflexifs sur les travaux en cours :

Rancière, Les mots et les torts, La Fabrique, 2021
L’écriture n’est pas l’illustration de la pensée. Elle est un travail de la pensée qui défait le tissu consensuel des rapports entre le perceptible et le pensable et ébranle les hiérarchies entre les modes de discours. Dans l’écriture philosophique comme dans les processus d’émancipation politique, il s’agit de construire des plans d’égalité en détruisant les barrières qui enferment les humains, leur expérience et leur pensée dans des mondes séparés.

Martha Rosler, Sur / sous le pavé, Presses Universitaires de Rennes, 2006
Pensées au cœur, autour et au-delà de la photographie documentaire (1981)
Le Bowery, à New-York, est l’archétype du quartier malfamé. Très souvent photographié, il a suscité des œuvres qui oscillent entre l’indignation morale et la spectacularisation pure et simple de la misère. Pourquoi le Bowery suscite-t-il autant l’engouement des documentaristes ? On ne peut se satisfaire plus longtemps des raisons généralement invoquées : assez de mettre cet intérêt sur le compte de l’envie soudaine de venir en aide aux ivrognes et aux sans-abri, ou de dénoncer l’insécurité de leur existence .