Déroutés



Pour le livre de Gilles Verneret Le Voyage de Portugal
Juin 2016
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L’industrie du tourisme, ouvrant des routes physiques à la déambulation, ouvre aussi des routes symboliques à l’imaginaire. Ces routes physiques, rendues sûres et confortables, sont les mêmes que des figures héroïsées empruntaient des siècles auparavant au milieu des périls. Mais l’imaginaire y travaille tout autrement, y ouvrant d’autres routes symboliques. L’image laisse trace de ce travail de reconstruction de l’imaginaire. De nouveaux segments du réel s’y exposent à l’interprétation. Des prélèvements tranchés dans le vif, qui vont à leur tour ouvrir d’autres pistes à l’imagination. Le travail photographique de Gilles Verneret, sensible et ouvert à l’interprétation, en témoigne ici.

Mais l’imaginaire n’est pas un pur produit de la spontanéité ; il ne tombe pas du ciel, et les voies qu’il emprunte sont elles-mêmes balisées, produites par un inconscient collectif progressivement élaboré, qui nous conduira à voir ou à ne pas voir ; à sélectionner dans ce qu’on voit. Et à penser à partir de ce qu’on sélectionne, puisqu’imaginer finit nécessairement par donner à penser.
Des formes d’imaginaire nous détournent ainsi d’autres formes possibles. Des images peuvent nous dérouter au double sens du terme : nous troubler par les routes qu’elles ouvrent, ou nous détourner des routes qu’on pourrait emprunter. Et comme l’image, à l’instar du texte, échappe à son auteur pour s’offrir à une multitude de récepteurs possibles, les effets performatifs de l’imaginaire en sont décuplés.

La figure de Magellan est par excellence ce vecteur d’imaginaire, liée déjà à ce travail du symbolique qu’est la cartographie : tracer dans la mer des routes empruntées sans avoir jamais été construites, produire une circulation dématérialisée, c’est l’œuvre même de la navigation. Mais la navigation n’est que très marginalement une activité touristique. Et l’on peut même dire que le tourisme y est l’effet de surface médiatique d’une très complexe géopolitique. Brice Matthieussent, écrivant Luxuosa , décrit ainsi sur ce mode inquiétant une croisière contemporaine.
La route ouverte par Magellan, avec l’appui de son cartographe Rui Faleiro, trace un sillage dans l’histoire de ce qu’on appelle les « découvertes », qui n’ont pris dans l’histoire ce très élégant sens heuristique que parce qu’elles servaient d’abord à la conquête. Le périple initié par Magellan, parti de Séville en août 1519 avec 237 hommes, revient à son point de départ en septembre 1522 avec 18 hommes. Magellan est mort entre-temps, massacré dans une embuscade sur une île des Philippines. Il aura permis de découvrir, à la pointe Sud du continent américain, le passage entre Atlantique et Pacifique qui porte désormais son nom. Les survivants de l’équipée passeront sans lui le Cap de Bonne Espérance au sud du continent africain.

Magellan, même s’il s’est initié de manière approfondie à la connaissance des cartes comme instrument de navigation militaire, n’est nullement un érudit cartographe. C’est d’abord un homme de guerre, courtisan et affairiste, dans la ligne de la modernité portugaise initiée par l’Infant Henri le Navigateur au début du XVème siècle. Et, comme l’indique un célèbre ouvrage contemporain du géographe Yves Lacoste, fondateur de la revue « Hérodote », La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre . Mais la guerre elle-même n’est pas une fin, et la conquête du territoire est inutile, quel qu’en soit le potentiel de richesse, en agriculture, en minerais ou en énergie fossile, si elle ne s’accompagne, d’une conquête des populations, c'est-à-dire de l’appropriation d’une force de travail à la mesure du potentiel de richesse évaluable. Les guerres de conquête de César lui servaient essentiellement à faire des prisonniers, c'est-à-dire à ramener des esclaves. Et le désir de conquête de l’Infant Henri est absolument indissociable des origines de la Traite des Noirs, par laquelle l’esclavage devient la première activité véritablement mondialisée, comme l’écrit l’historien anglais Hugh Thomas :

Henri le Navigateur joua un rôle déterminant dans l’histoire de la traite transatlantique.(…) tenant davantage de l’homme d’affaires que du Prince idéal.

Et il ajoute :

En 1458 cependant, le Prince Henri avait dépêché Diogo Gomes, avec trois caravelles, pour négocier des traités avec les Africains. Sa mission consistait à assurer les chefs que les Portugais ne voleraient plus d’esclaves ni rien d’autre, mais qu’ils les achèteraient en gens honnêtes.

La traite des esclaves était donc l’un des fondements financiers de la monarchie portugaise, comme elle le devint des monarchies européennes en général. Henri meurt en 1460. Vingt et un ans plus tard, l’année même de la naissance de Magellan, la tradition se précise :

Le prince Jean était monté sur le trône en 1481 ; avec lui, les expéditions portugaises s’inscrivirent dans un système inédit : le capitalisme monarchique.

Mêlé au commerce du poivre lors d’une expédition navale en Malaisie, puis envoyé dans une guerre portugaise au Maroc, lieu de passage des caravanes d’esclaves, Magellan est alors accusé de commerce illégal avec les Maures. L’illégalité ne signifiant nullement l’illégitimité (qui caractérise bien évidemment ce commerce), mais le fait que l’activité ne se fasse pas sous contrôle royal. Ce soupçon le fera basculer du service de la monarchie portugaise à celui de la monarchie espagnole : il viendra offrir ses services au jeune Charles Quint fraîchement arrivé en Espagne. La circumnavigation proposée par Magellan fait en effet perdre leur sens aux appellations mêmes d’Est et Ouest qui justifiaient l’arbitrage papal du Traité de Tordesillas établi en 1494 (à la suite des conquêtes de Christophe Colomb) entre Espagne et Portugal sur leurs possessions respectives, qu’un méridien était supposé séparer.
La conséquence du périple de Magellan sera l’instauration d’un second méridien par le traité de Sarragosse en 1529. Loin d’ouvrir de nouveaux horizons, le voyage de Magellan referme au contraire les possibles politiques sur une planète désormais circonvenue.

Mais peut-être notre imaginaire devrait-il nous pousser plutôt à interroger les conditions mêmes de cette vie maritime à laquelle Magellan s’est en effet voué, et pour laquelle les financements royaux ne peuvent, pas plus que ceux de la NASA pour la conquête de l’espace, s’expliquer en termes de curiosité scientifique ni même de goût littéraire pour la science-fiction ou le récit de voyage. Et Hugh Thomas cite à ce propos les attestations d’un capitaine de navire négrier :

John Newton était convaincu que la Traite détruisait le sens moral de tous les équipages. (…) Il estimait aussi « qu’il n’y a pas de commerce où les marins soient aussi inhumainement traités ». (…) J’ai navigué sur bien des bateaux, dit un marin, et j’ai toujours vu le même traitement que sur le nôtre, c'est-à-dire que les hommes mouraient du manque de provisions, d’un excès de labeur et de châtiments inhumains ».

Et des forts dans lesquels accostaient les navires au long de leur périple, il écrit :

La vie qui régnait dans ces forts était mélancolique et brutale, faite d’une consommation excessive d’alcool, d’agitation durant les périodes de commerce et de garde des captifs, d’ignorance de la vie locale, d’esclavagisme et de crainte de la mort.

Sans doute cette violence de la vie maritime, et des rapports de domination qu’elle incluait à bord dans le huis-clos impitoyable des hiérarchies militaires, permet-elle de mieux envisager ce que furent les mutineries et les désertions dont l’entreprise de Magellan fut le lieu. Le soulèvement des équipages dans le froid glacial de l’hibernage en Patagonie en 1520, la répression qui s’abat sur eux (le supplice de l’estrapade, pratiqué par l’Inquisition, leur est publiquement infligé pour terroriser les survivants), rapportés par le chroniqueur du voyage, ne nous disent pas seulement les coulisses d’un théâtre de la découverte, mais les conditions de possibilité de la conquête, et quelque part sa raison d’être.

Dans ce contexte, une image comme celle de ce mur dédié à Lisbonne, devant lequel s’assemblent ou se dispersent des silhouettes originaires du continent africain, vient faire rappel et contrepoint à la beauté des étendues marines : c’est dans cet horizon souvent impensé de la traite qu’il faut penser encore l’épopée contemporaine des migrations et les violences auxquelles s’affrontent ceux qui résistent à la déroute.